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Répertoire

Alain Arnould op

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Impressions estonniennes 3
Eté 2025

Revoici quelques nouvelles d’Estonie, où je poursuis ma mission. J’espère qu’elles vous trouvent en bonne forme !

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Une tourbière près de Kärde (Jogeva), Estonie

Un des domaines où l’Estonie montre le meilleur d’elle-même est le chant. La fascination des estoniens pour le chant culmine lors de l’incontournable Tantsupidu & Laulupidu, événement quinquennal où pendant quatre jours, des dizaines de milliers d’estoniens dansent et reprennent en cœur des chants.Il avait lieu cette année pour la 28ème fois. J’ai pu me glisser parmi les spectateurs et je vous partage volontiers mon enthousiasme dans ces troisièmes Impressions estoniennes.

Il faut participer à cet événement pour comprendre un peu mieux ce qui fait l’âme de l’Estonie. À ma connaissance, dans aucun pays européen, un événement ne rassemble autant la population. Le défilé des 990 chorales, innombrables orchestres et groupes de danses du pays entier, qui a lieu le samedi après-midi, l’illustre de manière éloquente. Pendant six heures, et cette année sous une pluie battante,ce sont quelques 45.000 estoniens qui se rendent de la Place de la Liberté au stade de chant. De Võru à Hiumaa, de Ruhnu à Narva, sans oublier les groupes venus de la diaspora y compris de Belgique, de tous les âges, ils sont tous venus parés de leur chatoyant costume folklorique. Dans la bonne humeur et avec fierté, ils se font applaudir par la foule qui les encourage sur les 4km du parcours. Voir passer en revue les écriteaux annonçant les noms de villages dont j’ignorais très souvent l’existence, montre la vivacité de la culture musicale, et plus largement de toutes les expressions artistiques, dans ce pays.

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Cet événement quinquennal permet de construire la cohésion estonienne parce qu’il requiert en amont un travail de préparation impressionnant. Deux ans avant l’événement, les chœurs, orchestres et groupes de danses ont reçu les partitions et chorégraphies qui seront exécutées. Ils les ont apprises et ont participé à un processus de sélection en vue du spectacle de danse et des trois concerts. Ils ont confectionné leurs vêtements. Et d’une manière plus fondamentale encore, le curriculum scolaire prévoit que chaque enfant doit apprendre une expression artistique tout au long de sa scolarité. Chacun(e) est donc impliqué(e) d’une manière ou d’une autre à la longue préparation de l’événement. C’est ce processus qui contribue à construire l’identité et cohésion du pays et qui connaît son apogée lors du Tantsupidu & Laulupidu. Rien à voir donc avec la mobilisation que peut générer un match de football que l’on regarde à l’écran de chez soi pendant un éphémère 90 minutes. Le discours d’inauguration du président de la république Alar Karis et sa présence tout au long des concerts,couvert de son capuchon et de son imperméable pour se protéger de la pluie -les parapluies étant interdits-, indiquent la dimension nationale et patriotique de ce festival, même si la minorité russophone du pays n’y trouve pas vraiment sa place. Il faut dire que, pendant l’occupation soviétique,les autorités d’alors ont tout fait pour utiliser le festival à des fins de propagande et de russification, ce qui a causé beaucoup d’amertume.

Le samedi soir (pendant 4 heures) et le dimanche après-midi (pendant 8 heures), ils sont des milliers à se positionner par catégorie de chorales sous l’immense auvent du Lauluväljak pour chanter avec ferveur des chants anciens et nouveaux en estonien. Vous en retrouverez de multiples passages sur YouTube.

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L’origine de cet élan musical remonte aux XIXe siècle. Dans le sillon du mouvement spirituel luthérien inspiré des Frères Moraves et de l’éveil national du pays, les estoniens se rassemblèrent alors pour chanter ensemble des hymnes surtout religieuses. Aujourd’hui, à l’aune de la sécularisation du pays, le programme est dominé par des chants profanes mais la dimension spirituelle y trouve tout de même une place, tel un Ave Maria, impeccablement repris en chœur par 134 chorales et 3970 chanteurs ou telle une hymne composée pour l’occasion par Margo Kõlar sur des paroles en ancien estonien :

Oh Aadam sino essitüs

Le compositeur, qui joue un rôle majeur dans l’animation de la communauté catholique au monastère des Brigittines de Pirita, l’accompagne de sa cornemuse. Le charismatique Pärt Uusberg avait clairement beaucoup de joie à pouvoir diriger ce cantique.

Les enfants ne sont pas oubliés. Ils ont exercé leurs chants pendant des mois à l’aide de vidéos envoyées aux quatre points du pays. Tous les chants ne sont pas en estonien. Les enfants ont ainsi repris un chant dans la minuscule langue ouralienne parlée dans la région de Võru, au sud-est du pays : Esä taivan

(Musique de Mari Amor (°1973) sur un texte d’Artur Adson (1889-1997)). Je ne puis vous priver de son texte :


Esä taivan,
tii’ nii, et latsil,
kiä hummuku kuuli rühkvä’,
takan abitu’ patsi’,
iin sinitse’ nõnaksõ’,
huulil poolõlõ opitu’ sõnaksõ’,
et latsil, kiä hummuku läävä’ kuuli,
vähämb puhus näkku tuisku ja tuuli.

Tii’ ka nii, et vihma nii pall´o ei satas,
tii’ ka nii, et lummõ nii rohkõst ei satas,
ent kui siski sa-i saa’ ilma suurõmba saota,
sõs suurilõ rohkõmb, vähämb latsilõ jaota!

Père céleste,
Fais que les enfants
qui vont à l'école le matin,
avec des tapes impuissantes dans le dos,
des nez bleus devant,
et des manières à moitié apprises sur les lèvres,
fais en sorte que les enfants qui vont à l'école le matin
aient moins de vent et de bruine dans la figure.

Faites qu'il pleuve moins,
Faites qu'il neige moins,
mais si vous ne pouvez pas vous passer de plus de
pluie, donnez-en plus aux grands, moins aux enfants.

En visionnant la prestation de ce chant par 188 chorales et 6244 enfants au Laulupidu 2025, vous pourrez non seulement vous rendre compte de l’élégance du chef de choeur Raili Kaibald mais aussi de la ferveur de ces enfants et des conditions atmosphériques dans lesquelles s’est déroulé le festival cette année, en symbiose avec ce chant… : lien youtube

Le choix des chants programmés dit à chaque fois quelque chose de l’état du pays. C’est ainsi que lors du Laulupidu précédent, une chanson a particulièrement ému les estoniens. Il revenait à Siiri Sisask de chanter la musique qu’elle a composée sur un poème d’un des grands poètes estoniens Eduard Vilde (1865-1933). Le texte évoque les impressions d’une nounou française appelée à s’occuper d’une famille en Estonie. Dépaysée dans ce pays étrange, elle se demande où elle a abouti et surtout, alors qu’il a bien peu de charmes apparents, pourquoi elle s’y est attachée et y reste. Mis maa see on ? Quelle est donc cette terre ? Dans ce pays, il n’y a pas de montagnes, uniquement des marécages, des jours et des nuits qui n’en finissent pas ; un pays où la population est astreinte à un dur labeur pour juste survivre, où la justice défaille, où les émotions ne s’expriment pas… et pourtant cette nounou y reste.

Vous pouvez écouter ce chant et voir un des rares moments où les estoniens expriment leurs sentiments, cette année-là sous un ciel serein, sur : lien youtube

Ces paroles ont touché les estoniens qui voient tant de leurs compatriotes quitter leur pays pour trouver des conditions de vie meilleures ailleurs. L’émigration et la démographie sont en effet parmi les défis majeurs du pays qui m’accueille. La situation économique avec des salaires qui ne sont pas à la hauteur du coût de la vie, une inflation à plus de 5%, des taux de taxation et de TVA (24%) uniques pour financer les 5,4% du BIP consacré à la défense et les incertitudes liées à la situation géopolitique poussent surtout les jeunes diplômés à chercher leur bonheur ailleurs. Pour une petite culture comme l’estonienne, cela engage sa survie.

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C’est finalement le 6 septembre qu’aura eut lieu la béatification de Mgr Eduard Profittlich. Suite au décèsdu Pape François, toutes les béatifications prévues ont été suspendues. Pour celle d’EduardProfittlich,prévue à peine un mois après la mort du Pape François, cela a causé un casse-tête logistique pour lesorganisateurs : la réservation de la Place de l’hôtel de Ville, la location du podium pour la célébration, les expositions… tout a dû être annulé en catastrophe. Nous avons dû suivre le mouvement et annonceraux 150 lecteurs, qui avaient répondu avec enthousiasme à notre appel de venir lire les noms desestoniens et estoniennes décédés lors de la répression communiste, le report de l’initiative. Grâce àleur générosité, nous avons pu remobiliser tout le monde et c’est du 4 septembre à partir de 15h35 au 5 septembre vers 13.00 quenous avons fait mémoire de ces 22.600 victimes.N’hésitez pas à revoir les 21 heures de cet événement en vous connectantsur notre site www.dominiiklased.ee.

L’initiative de cette lecture publique a servi de catalyseur pour mettre en place un site web présentantla mission dominicaine en Estonie. J’implore votre miséricorde pour ses nombreux défauts mais il a lemérite d’exister et nous y travaillons pour l’améliorer !

Une autre nouveauté a fait son apparition à l’occasion de la lecture publique des victimes de la répression communiste. Grâce au graphiste Marko Kekishev, la mission dominicaine dispose maintenant d’un nouveau logo. Marko nous a soumis huit versions et c’est finalement la version ci-dessous que la famille dominicaine de Tallinn a choisie. Ce logo se lit à différents niveaux. Le blason de l’Ordre des Prêcheurs, qui schématise l’habit blanc et la chape noire des frères dominicains lui donne sa base. L’étoile dans le champs d’argent évoque l’étoile qui traditionnellement accompagne Saint Dominique, qui est invoqué avec l’épithète Lumen Ecclesiae, lumière pour l’Église. Elle prend la forme de l’étoile estonienne à huit pointes. En même temps, cette étoile rappelle le bleuet, fleur emblématique de l’Estonie.

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En Estonie, donner une fleur est un cadeau usuel. La présence du bleuet dans le logo figure donc aussi le cadeau que la présence dominicaine veut être pour le pays. L’étoile et bleuet stylisés prennent aussi la forme de flèches qui pointent des quatre points cardinaux vers l’intérieur ou du centre vers l’extérieur, formant ainsi un carrefour où la Parole de Dieu rassemble la diversité de ceux qui cherchent Dieu et une croix où le chrétien trouve la source pour proclamer l’espérance. Finalement, les trois couleurs (sable, argent et azur) reprennent celles du tricolore estonien. Désormais, ce nouveau logo, que nous espérons refléter aussi un peu de la joie dominicaine, nous sera utile pour toute notre communication à l'extérieur.

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Mon unique confrère Jacek ayant souhaité retourner dans sa province après vingt-cinq ans de missiondans les pays baltes, je me retrouve l’unique dominicain et l’unique religieux masculin en ce pays depuisle début du mois de juillet. En attendant du renfort, les visites se succèdent. En juillet, le provincial duCanada est venu passer quelques jours, trois de mes co-novices se sont annoncés pour débutseptembre, un autre frère polonais suivra. Puis, ce seront des frères invités pour donner quelquesconférences et d’autres visiteurs qui se relaieront. Jusqu’à présent, je suis rarement seul lors de laprière. Je ne me sens donc pas abandonné et j’ai confiance que Dieu trouvera une voie pour relever ledéfi de la continuité de la présence dominicaine dans ce pays. Il s’agit donc de préparer le terrain afinque les futurs frères assignés à Tallinn puissent facilement mettre le pied à l’étrier de la missiondominicaine en Estonie. J’espère que la diversité des projets que j’essaie de mettre en place faciliteraquelque peu leur insertion. Le modeste début de publication en estonien de quelques auteursdominicains prévu l’année prochaine, la célébration de messes dominicales pour les militaires del’OTAN à Tapa, une série de conférence sur les voies de sainteté par des dominicains invités, un groupede jeunes professionnels catholiques qui a pris le nom du laïc dominicain qui sera canonisé le 7septembre Pier Giorgio Frassatti, la fraternité dominicaine Fra Angelico sont autant de lieux d’apostolatqui pourraient potentiellement offrir des pistes de décollage aux nouveaux frères qui arrivent enmission en Estonie.

En vous souhaitant une belle fin d’été,

Bien cordialement et en union de prière,

Alain