Humilité (Ben Sira 3,17-18.20.28-29)
Mon fils, accomplis tes travaux avec douceur, et tu seras aimé plus qu’un faiseur de cadeaux. Plus tu es grand, plus il te faut te faire humble : tu trouveras grâce devant le Seigneur. Grande est la puissance du Seigneur, et par les humbles il est glorifié. […]
La misère de l’orgueilleux est sans remède, car une plante de mal est enracinée en lui. Le cœur d’un (homme) sensé médite les maximes de la sagesse, et une oreille à l’écoute est le désir du sage.
Yoshua fils de Sira (ou Siracide) est un sage dont le livre a été longtemps connu seulement dans sa traduction grecque, réalisée par son petit-fils. De larges fragments en hébreu – assez différents de la version grecque – ont été retrouvés à la fin du 19e s. au Caire et au 20e s. en Palestine. Ben Sira vivait à Jérusalem, où il a rédigé son ouvrage sans doute au début du 2e s. avant l’ère commune. Son but, dans une période d’hellénisation forcée, était de promouvoir la tradition juive de son temps et de soutenir ses partisans. S’adressant à « mon fils », terme qui désigne le disciple du sage, il formule des conseils en vue de développer un art de vivre de façon authentiquement humaine dans une juste relation à soi-même et aux autres.
Les extraits retenus ici opposent deux attitudes que la traduction liturgique réduit à la paire humilité – orgueil. Le texte est davantage nuancé et plus riche, car il ne recommande pas l’humilité de manière globale comme une valeur en soi. Il commence par évoquer une autre vertu : la douceur, la bonté alliée à la modestie – car être bon en se posant en supérieur peut être écrasant pour celle ou celui qui en est bénéficiaire. Quant à l’humilité, c’est aux grands qu’elle est recommandée (et, selon l’hébreu, aux riches). Elle consiste à se faire d’autant plus petit que l’on croit être grand ou que l’on est considéré comme tel par les autres. Celui qui veut être sage agira avec « douceur » : cela lui vaudra d’être estimé et aimé davantage que s’il couvrait les autres de cadeaux. S’il est « grand » ou se croit tel, il s’abaissera et Dieu lui sera favorable.
Le grand qui ne se fait pas humble est « orgueilleux », plus exactement arrogant. À l’opposé de la fierté qui peut être légitime, l’orgueil est le sentiment exagéré de sa propre valeur, de sa propre importance. Il conduit à prendre les autres de haut, à les mépriser (l’hébreu a ici le mot « railleur »), mais sans en avoir conscience. En effet, l’orgueilleux est centré sur lui-même au point d’en devenir aveugle, incapable de voir ses limites et ses faiblesses, incapable de se voir lui-même avec les yeux de celles et ceux de qui il s’estime supérieur. L’antidote n’est pas à chercher loin : se faire petit. Plus exactement, peut-être, en particulier pour le « grand », être réaliste et apprendre à reconnaître lucidement sa petitesse, sa fragilité, son peu de poids effectif au regard de la « puissance » de Dieu et, plus globalement de ce qui transcende tout humain : l’immensité de l’espace et du temps, des domaines du savoir qui échappent, du non-pouvoir radical face à la mort, sans parler de tout ce que chacun ignore de son propre monde intérieur et du mystère qu’est l’autre…
Cela dit, Ben Sira se montre réaliste. Le mal de l’arrogant, dit-il, est sans remède. En hébreu, il écrit : « Ne cours pas pour soigner la blessure de l’effronté, car il n’y a pas de remède ». La plante, en effet, a sa racine en lui. Que vise cette métaphore ? Peut-être le fait que l’orgueil est une façon de chercher à guérir d’un mal enfoui au plus profond de soi : l’angoisse de n’être rien parce que l’on n’est pas tout, et la peur que ce rien – cette « vanité » – soit démasqué. En ce sens, le sage a raison de dire que cette plante dont les racines sont tout intérieures produit un fruit de mal et de malheur (selon le double sens des termes hébreu et grec) : le malheur que l’on s’inflige à soi-même produit du mal que l’on inflige à autrui. Comment une telle manière d’être pourrait-elle être l’objet de la faveur du Dieu de la vie ?
Puisque ce péril est présent chez tout être humain, une personne sensée accordera toute son attention aux proverbes de la sagesse. Souvent inattendus, parfois déconcertants, ils mettent en question les certitudes dans l’espoir que s’ouvre un chemin de réconciliation avec soi-même, avec sa propre petitesse et ses limites intrinsèques, un chemin pour faire de celles-ci autant de chances de vivre des relations authentiquement humaines. Pour cela, apprendre à écouter est capital. Plus que « l’idéal » du sage comme le veut la traduction liturgique, l’écoute est l’objet du « désir ardent » du sage (selon le grec), l’objet de sa « joie » (selon l’hébreu). Or l’écoute est l’art de faire taire les bruits intérieurs, d’apaiser angoisses et aspirations, de relativiser ce que l’on croit savoir ou pouvoir ; bref, écouter, c’est entrer dans un art de vivre que l’écoute de la sagesse viendra à son tour nourrir et approfondir. Un tel art de vivre : voilà ce que le sage ne cesse de désirer et qui ne cesse de faire sa joie.