Prophète dans un trou (Jérémie 38,4-6[7]8-10)
(Pendant le siège de Jérusalem,) les princes (qui tenaient Jérémie en prison) dirent au roi Sédécias : « Cet homme doit être mis à mort : en parlant comme il le fait, il démoralise tout ce qui reste de com-battants dans la ville, ainsi que le peuple tout entier. Ce n’est pas le bien-être de ce peuple qu’il cherche, mais son malheur. » Le roi Sédécias répondit : « Il est en votre pouvoir, et le roi ne peut rien contre vous ! » Alors ils se saisirent de Jérémie et le jetèrent dans la citerne de Melkias, fils du roi, qui est dans la cour de garde. On le descendit avec des cordes. Dans cette citerne il n’y avait pas d’eau, mais de la boue, et Jérémie enfonça dans la boue.
Ébed-Mélek [l’Éthiopien, un eunuque lié au palais royal, apprit qu’ils avaient mis Jérémie dans la ci-terne. Or, le roi siégeait à la porte de Benjamin.] sortit du palais royal et s’adressa au roi en disant : « Monseigneur le roi, tout ce que ces gens-là ont fait au prophète Jérémie, c’est mal : Ils l’ont jeté dans la citerne, et il y meurt de faim puisqu’il n’y a plus de pain en ville ! » Alors le roi ordonna à Ébed-Mélek l’Éthiopien en disant : « Prends 30 hommes avec toi d’ici, et fais remonter de la citerne le prophète Jérémie avant qu’il meure. »
Encore un passage tronqué… Pourquoi donc ces « princes » accusent-ils Jérémie de démoraliser le peuple ? Manifestement, le censeur n’en a cure. Pour le savoir, il faut lire et mettre en contexte les premiers versets du chapitre (v. 1-3).
Shephathia fils de Matthan, Guedalia fils de Pashhur, Yucal fils de Shélémia, et Pashhur fils de Malkija, entendirent les paroles que Jérémie adressait à tout le peuple. Il disait : « Ainsi a dit le Seigneur : Celui qui reste dans cette ville mourra par l’épée, la famine et la peste, mais celui qui se rend aux Babyloniens vivra. Sa vie sera sa part de butin, et il vivra. Ainsi a dit le Seigneur : c’est certain, cette ville sera livrée au pouvoir de l’armée du roi de Babylone qui s’en emparera. »
Jérémie est accusé de démoraliser le peuple parce qu’il prône la reddition à l’envahisseur qui a mis le siège devant Jérusalem. Pour lui, la question n’est pas politique. Elle est théologique. À ses yeux, en effet, la présence des Babyloniens aux portes de la ville est le signe du jugement du Seigneur sur son peuple. Conformément à ce qu’il a dit et répété à de nombreuses reprises par ses prophètes, Dieu laisse le peuple face aux conséquences de ses erreurs. Car Israël est victime de son abandon de l’alliance, de son mépris de la loi, de son refus d’écouter les prophètes. L’issue est inéluctable : la ville – lieu et symbole de l’union entre Dieu et le peuple – sera prise et détruite, signe de la rupture de ce lien vital pour Israël. Ceux qui pensent le salut encore possible se bercent d’illusions ! La seule attitude qui permettra de survivre, c’est d’accepter le juste jugement de Dieu et de se rendre humblement à l’ennemi.
En parlant ainsi, Jérémie s’oppose à la majorité des notables de la capitale. Dès lors, ils n’ont de cesse que de faire taire ce prophète de malheur, déjà aux arrêts dans la cour de la garde. La meilleure façon de le réduire au silence, c’est de l’éliminer – nouvelle preuve qu’ils sont dans l’erreur ! Ils savent que le roi Sédécias – une créature des Babyloniens – est un faible qui n’osera pas s’opposer à eux. Aussi lui demandent-ils de leur livrer Jérémie, alors que le roi vient de le sortir du cachot et de lui accorder une galette de pain journalière. Sédécias – dont le nom, ironiquement, signifie « Le Seigneur est ma justice » – cède sans résister. Alors, sans ménagement, on jette Jérémie aux oubliettes dans une citerne au fond boueux, tandis que le roi se désintéresse de son sort. Il devra son salut à un étranger, un attaché au palais, qui informe Sédécias du sort inhumain imposé au prophète : mourir à petit feu, bloqué dans la boue, sans rien à manger – on ne va tout de même pas donner à un condamné le peu de nourriture qui reste dans la ville ! Mais pour cet Ébed-Mélek – « serviteur du Roi » –, Jérémie n’est pas un condamné à mort méprisable : c’est non seulement un être humain qui a droit à un minimum de respect ; c’est encore un authentique porte-parole de Dieu, un prophète. C’est en le reconnaissant à son tour que le roi se repent de sa lâcheté et ordonne à Ébed-Mélek d’aller libérer le prophète, sous bonne escorte de peur que ses adversaires ne s’y opposent. Ce que l’Éthiopien se hâtera de faire.
Je ne comprends vraiment pas quel lien les liturgistes ont fait entre ce texte et le passage de l’évangile de Luc. Il illustre plutôt la persécution des prophètes, la perversion ou la lâcheté des gens de pouvoir, les erreurs dues à l’absence de lucidité politique, l’impossibilité pour les idéologues de tout poil de se remettre en question, la cruauté inhumaine qu’ils peuvent déployer pour « punir » leurs adversaires, la noblesse et la justesse dont sont capables des gens sans autre pouvoir que leur force morale…