Panorama de Tallinn, capitale de l'Estonie
Mais que va donc bien faire Alain au pays de Piotr Szut ?
Piotr Szut ?
Oui, ce personnage de Hergé dans Coke en stock et Vol 747 pour Sydney est bien originaire du pays où je suis assigné depuis septembre : l’Estonie. Peut-être ne connaissez-vous ce pays que par son irruption dans les aventures de Tintin, ou peut-être ni ce Piotr ni son pays d’origine ont-ils fort occupé votre esprit. En guise d’introduction, je vous propose donc quelques clés pour comprendre un peu ce pays. Ensuite suivront quelques propos sur la vie dominicaine à Tallinn.
A l’extrémité de l’Union Européenne se situe un petit pays appelé Estonie mais aussi Maarjamaa, Terre de Marie, selon une appellation que le Pape Innocent III a conférée à la région en 1207. Terre à l’histoire mouvementée, coincée entre diverses puissances où les occupations danoises, germaniques, suédoises, polonaises -au moins dans la partie méridionale du pays-, russes se sont succédées. Jadis terre de transition entre cultures occidentales et russes. Aujourd’hui à l’extrémité orientale de l’Union Européenne avec la frontière avec la Russie fermée.
Ce sont les Chevaliers de l’Ordre Teutonique qui ont essayé de christianiser le dernier recoin de l’Europe qui ne l’avait pas encore été. Les dominicains les ont suivis de près et se sont installés à Reval, l’actuelle Tallinn, en 1229. Leur présence a marqué l’histoire du pays. Ils y ont apporté une vie intellectuelle : les premiers mots en estonien ont été écrits par un dominicain. Ils ont accompagné les marchands qui y établirent un comptoir hanséatique et qui donneront de l’essor à la ville. Jusqu’à aujourd’hui le couvent médiéval est un lieu de repère dans l’urbanisme du centre-ville. À la Réforme, il y a exactement 500 ans, les frères prêcheurs sont expulsés de leur couvent. Au XIXe siècle, alors que la région est occupée par la Russie, des dominicains polonais reviennent mais doivent à nouveau quitter le pays pendant l’occupation soviétique. Ils y reviennent en 1995. Depuis lors, une fragile présence de l’Ordre des Prêcheurs dans le pays européen le plus sécularisé se poursuit. Depuis quelques années, c’est la Province de France qui prend en charge la mission dominicaine dans les pays baltes, y compris donc en Estonie.
Tallinn, le château et la cathédrale orthodoxe
L’histoire des deux derniers siècles a laissé des traces dramatiques. La russification a commencé au XVIIIe siècle, y compris avec l’arrivée de l’orthodoxie qui a implanté sa cathédrale au plus haut de la ville de Tallinn, en face du château, symbole historique et identitaire du pays, siège du parlement actuel. Mais pendant cette occupation, la culture germanique est restée vivante dans les campagnes. Après la chute du régime tsariste, l’Estonie, avec ses 1521 îles, connaît trente ans d’indépendance qui se terminent par un dramatique chassé-croisé germano-russe. Selon les accords de Yalta, le pays est ensuite occupé par les soviétiques qui intensifient la russification. 30.000 estoniens, surtout femmes et enfants, sont déportés au goulag, quelques 70.000 réussissent à fuir en occident, déjà pendant la guerre. Cela représente environ 10% de la population. L’évêque administrateur apostolique de l’Estonie de l’époque, le jésuite allemand Eduard Profittlich dont le procès en béatification est en phase d’aboutir, fait partie de ces déportés qui mourront au goulag. Pendant cette même occupation soviétique, quelque 450.000 russes s’installent en Estonie, déséquilibrant la culture, la démographie et la sociologie du pays. Trente-cinq ans après avoir retrouvé son indépendance, le pays paie aujourd’hui encore un lourd tribu à cette histoire. Les russophones représentent plus de 20% de la population du pays mais n’ont le droit de vote que s’ils maîtrisent la langue estonienne. Ils sont souvent marginalisés (au moins 70% des prostituées, près de 60% des prisonniers, 98% des drogués recensés, deux-tiers des sans-abris à Tallinn). Les communautés russophones vivent en bulle ce qui éveille des soupçons d’espionnage et de nid de de propagande poutiniste dans le chef du gouvernement. Pour rompre cette spirale et aider à leur insertion, depuis cette année, après des années de préparation, les écoles de langue russe doivent graduellement enseigner en langue estonienne, ce qui génère d’ailleurs certaines tensions.
Tallinn, Veene, à droite l’ancien grenier à grain du couvent dominicain, actuellement théâtre
Avec un regard inquiet, les Estoniens observent ce qui se trame à l’est. La lourde mémoire de l’occupation soviétique en est ravivée. Ajoutez à cela une situation économique morose, et vous comprendrez que le climat social n’est pas à l’euphorie.
La situation géopolitique compliquée actuelle se traduit aussi dans le panorama ecclésial. Dans l’orthodoxie, les églises affiliées à Moscou, largement majoritaire, et à Constantinople se regardent en chiens de faïence. Le patriarche Kyrill n’affirme jamais le droit à l’indépendance de l’Estonie, ce que le gouvernement voit évidemment d’un mauvais œil. Les autorités politiques demandent donc à l’église orthodoxe russe de couper ses ponts avec le patriarcat de Moscou, et de rejoindre l’église orthodoxe estonienne de Constantinople, mais ni l’une ni l’autre le souhaite.
L’église luthérienne, église traditionnellement institutionnelle du pays, est touchée par la sécularisation mais demeure très présente dans l’urbanisme et les mentalités. Baptistes et méthodistes ont des communautés bien vivantes. Les disciples de Jéhovah sont aussi bien implantés dans le pays. Un fond de paganisme ou de culte de la nature est assez répandu.
La communauté catholique romaine, latine et gréco-catholique, représente à peine 1% de la population. Cependant, ces trente dernières années, elle est passée de quelques centaines de fidèles à sept mille. L’arrivée d’immigrants économiques ou de réfugiés catholiques y a contribué. Cette évolution a justifié l’érection d’un nouveau diocèse de Tallinn le 3 novembre dernier. En 1924, après l’indépendance du pays, le Saint-Siège avait organisé le pays comme ‘administration apostolique’. Cela demeurait le cas jusqu’à peu, faisant de l’Estonie le seul pays européen n’ayant pas de diocèse. On peut donc dire que l’érection du nouveau diocèse de Tallinn aligne l’Estonie sur le reste de l’Europe. Pour les Estoniens, cela symbolise une reconnaissance de leur pays. Dans le contexte géopolitique actuel, cela vient à point.
Laulasmaa, Centre Arvo Pärt
L’Église catholique est composée d’îlots, concentrés dans la capitale, ce qui se traduit par des célébrations en estonien, russe, polonais et anglais à la cathédrale, seule paroisse de l’agglomération de Tallinn. Le Chemin Néo-cathécumenal et l’Opus Dei y sont les forces principales. Les moniales brigittines ont un beau rayonnement depuis leur beau couvent de Pirita. L’Ordre de Malte s’y est implanté l’année dernière. Les fidèles gréco-catholiques, qui ont leur lieu de culte propre, sont en augmentation avec l’arrivée de réfugiés ukrainiens. Les Dominicains, seuls religieux masculins du pays, proposent modestement leurs traditions et spiritualité à ceux qui le souhaitent. Ces îlots ne sont pas toujours imperméables, mais ils reflètent une certaine fragmentation de la sociologie du pays. Il n’y a pas de clergé catholique de souche estonienne au pays. Les deux seuls prêtres catholiques estoniens travaillent en Allemagne et au Canada.
L’engagement œcuménique des églises est donc d’importance pour ce pays où l’implantation du christianisme reste un défi. Lors de la célébration de l’érection du nouveau diocèse de Tallinn, le représentant luthérien présent, a déclaré à l’évêque qu’il était non seulement l’évêque des fidèles catholiques mais aussi le leur. Le patriarche Stefanos de l’église orthodoxe estonienne était lui aussi venu pour l’occasion à la cathédrale et a très fraternellement offert une magnifique icône. Les évêques luthérien et catholique ont d’ailleurs béni ensemble les crèches de Noël disposées sur différentes places de Tallinn. Cela démontre la bonne entente entre ces églises.
Dans ce contexte ecclésial, le choix de Tallinn comme ville d’accueil pour le rassemblement annuel œcuménique de jeunes européens organisé par la Communauté de Taizé est courageux. Un défi important pour les organisateurs est de trouver assez de foyers pour les accueillir. La tradition estonienne n’inclut pas vraiment l’accueil chez soi. Dans les communautés de l’église orthodoxe russe, des responsables (ou d’autres organes?) font circuler des tracts mettant en garde leurs fidèles contre ces influences occidentales indiquant que l’œcuménisme est une œuvre de Satan. Mais gageons que la visite de ces quelque 4000 jeunes pourra aussi donner un témoignage de foi à la ville.
Couvent Sainte-Catherine de Sienne, Tallinn
En Estonie, tout est de taille modeste. Un visiteur en recherche de superlatifs restera sans doute sur sa faim. C’est dans les petites choses que se trouvent les trésors. Deux trésors tiennent particulièrement à cœur les Estoniens : Isamaa et Emakeel, leur patrie et leur langue maternelle. La langue estonienne forge leur identité et ils y portent un soin jaloux. Appartenant au groupe linguistique ouralien, c’est-à-dire distincte des groupes indo-européens, elle a miraculeusement survécu aux invasions successives et aux déportations. Sa complexité a peut-être contribué à sa préservation. Pour survivre, elle doit continuer à se battre contre des langues plus simples et plus impérialistes comme l’anglais ou le russe. Si l’on n’a pas la chance de grandir avec la langue, il faut un effort considérable pour l’acquérir. Les quatorze cas qui n’excluent pas l’utilisation de prépositions et postpositions, qui se déclinent aussi parfois, la longueur des mots et leur l’ordre, les règles grammaticales tarabiscotées suivies de pages d’exceptions plongent l’apprenti occidental dans un monde totalement différent. Mais tout progrès acquis est une petite victoire. J’imagine à peine la patience qu’il faut aux professeurs et aux estophones qui doivent subir le massacre de leur langue quand un étranger s’y risque. L’effort est cependant apprécié et donne en même temps des clés d’accès à la culture estonienne.
Les Estoniens aiment se rassembler pour chanter. Leur ‘Révolution Chantante’ (1986-1991), qui a permis de retrouver l’indépendance du pays, est mythique. Le répertoire de chants est immense et continue de grandir grâce aux jeunes compositeurs qui l’enrichissent sans cesse. La musique occupe ainsi une place importante dans la culture. Le théâtre aussi intéresse beaucoup les Estoniens. Ainsi que je l’ai vécu l’été dernier, aller assister à une représentation théâtrale à l’autre bout du pays justifie de s’absenter du travail. L’offre théâtral et musical d’une ville comme Tallinn est impressionnante. Toutes les bourgades du pays ont par ailleurs leur centre culturel, théâtre ou salle de concert. En été, certains des quelque 500 manoirs implantés dans la campagne -les anciennes demeures des gentlemen farmers germaniques- accueillent des représentations théâtrales qui attirent les citadins en grand nombre.
Kandelspiel, chapelle du couvent dominicain, Tallinn
C’est dans ce contexte trop brièvement et trop subjectivement esquissé que je suis arrivé à Tallinn fin septembre dernier, après la fin de mon mandat comme socius du Maître de l’Ordre pour l’Europe. La fragilité de la présence dominicaine en Estonie (1 frère jusqu’en septembre 2022, personne jusqu’à l’arrivée du frère Jacek en septembre 2023), les contacts noués lors de différentes visites et lors des journées artistiques dominicaines de 2021, l’insistance de la part de laïcs de renforcer la mission dominicaine en Estonie, l’érection de la fraternité dominicaine Fra Angelico en août 2024 et la situation géopolitique m’ont conduit à envisager d’offrir ma présence ici. En outre, mes voyages en Ukraine, Biélorussie et Saint-Petersbourg m’ont sensibilisé à ce qui se vit dans cette partie de l’Europe. Me voici donc à Tallinn, pour un an d’abord, ensuite nous évaluerons avec les provinciaux concernés. A mon humble avis, laisser partir la mission dominicaine estonienne en quenouille faute de volontaires, relèverait d’un manque de vision et de solidarité.
Notre vie communautaire à deux se concentre autour de trois pôles : prière, cuisine et repas, présences & projets apostoliques. Je ne vous ennuierai pas avec nos acharnements à prier l’Office en estonien ou avec nos menus. Comme je l’ai appris du Maître de l’Ordre, frère Gerard, l’important est de se focaliser sur les fidèles et d’essayer d’intéresser au Christ des personnes qui lui donnent pas ou peu de place. Au sein d’une église minoritaire dans un contexte de sécularisation, nous essayons de nous rendre disponibles. Pour ceux qui recherchent un accompagnement dans la foi, notre prière et nos Eucharisties accueillent un petit public. La fraternité laïque Fra Angelico se retrouve chaque vendredi au couvent. Depuis cet Avent, nous offrons ad experimentum une messe le dimanche soir au cours desquelles nous souhaitons donner une place spéciale aux artistes. Cela nous force, avec l’aide des laïcs Dominicains, de prendre contact avec des musiciens et acteurs qui pourront ainsi découvrir notre liturgie. Nous évaluerons en janvier si l’expérience vaut la peine d’être poursuivie. Cette main tendue au monde artistique (auquel beaucoup d’Estoniens sont sensibles) se prolongera par une soirée de poésie à l’occasion du temps de l’Avent. L’arrivée d’un petit fonds de livres provenant des doubles des Provinces de France et de Belgique nous permettra d’offrir aussi un accès à la théologie des cent dernières années, ce dont les Estoniens ont été privés pendant l’occupation soviétique. En outre, si le minimum requis d’étudiants est atteint, je donnerai au second semestre un cours d’introduction à l’iconographie chrétienne à un institut supérieur d’arts. Au-delà du plaisir que je m’offre ainsi de me replonger dans mes connaissances en histoire de l’art, j’espère que cela me mettra en contact avec un autre milieu.
Chapelle du couvent Sainte-Catherine de Sienne, Tallinn
La communauté dominicaine la plus proche est celle d’Helsinki. Avec deux laïcs Dominicains de la fraternité Fra Angelico de Tallinn, j’y étais récemment afin de participer à la retraite de fraternité dominicaines de Finlande. Helsinki est un partenaire naturel pour Tallinn. A peine deux heures de bateaux séparent les deux capitales. Les langues, l’histoire et la crainte du voisin russe lient les deux pays. L’église catholique y occupe une place similaire face à l’église luthérienne. Les deux évêques catholiques appartiennent à l’Opus Dei.
Divers enjeux se dessinent à l’horizon, dans un climat sociétal très sécularisé et inquiet de l’avenir face à l’impérialisme russe.
Celui de l'évangélisation dans un pays qui s'est engouffré dans le consumérisme (les centres commerciaux abondent) après avoir retrouvé son indépendance est bien sûr le premier. Les paroles adressées aux Estoniens par le Pape François lors de sa visite le 25 septembre 2018 restent pertinentes :
« Vous n'avez pas gagné votre liberté pour devenir esclaves du consumérisme, de l'individualisme ou du désir de pouvoir et de domination ».
Pour répondre à ce défi, il faudra explorer diverses pistes. Peut-être que les deux anniversaires dominicains qui se profilent à l’horizon (en 2025, le cinquième centenaire de l’expulsion des Dominicains du pays et en 2029, le huitième centenaire de leur arrivée) pourraient être l’occasion d’aller à la rencontre du monde culturel.
Ensuite, il y a le potentiel de l’église dominicaine médiévale qui jouxte la maison que nous occupons actuellement. La restauration de cet édifice, propriété de la ville, se termine et la question de son affectation se pose. Avec d’autres partenaires, nous envisageons de proposer à la Ville de Tallinn de prendre en charge ce site. L’alternative serait une affectation commerciale, facile à trouver dans ce lieu à haute fréquentation touristique mais l’église en perdrait son locus geni. Y proposer des activités culturelles, voire cultuelles, nous semble bien plus adéquat pour ce lieu. Cela offrirait un beau lieu de prédication dominicaine aux habitants et aux touristes.
Il y aurai bien d’autres défis à mentionner mais je terminerai avec l’état de la maison qui abrite le couvent. Composée à l’origine de deux appartements, elle offre une habitation pour quelques frères et une chapelle. Son équipement est vétuste, le respect des normes est aléatoire, l’organisation des pièces peu pratique (il faut passer par la chapelle pour laver son linge, etc.), le chauffage se fait par radiateurs électriques, ce qui est très couteux, etc. Nous entreprenons donc actuellement de prendre contact avec des architectes afin de rendre le couvent plus écologique et plus accueillant pour la prochaine génération de Dominicains et leurs amis. Un pari d’espérance sur l’avenir !
J’espère que ces quelques paragraphes vous auront ouvert l’appétit pour mieux connaître ce pays, une fois et demi plus grand que la Belgique mais peuplé de seulement 1,4 million d’habitants. Quoi de mieux qu’une visite sur place pour le découvrir? Frère Jacek et moi serions heureux de vous accueillir au pays de Piotr Szut, … mais d’Arvo Pärt ou de Jaan Kross aussi!
Frère Alain Arnould OP
11 décembre 2024
Dominiiklaste Klooster
Müürivahe 33-11
10140 Tallinn
Estonie
a.arnould@dominicains.org
Pirita, Vue des ruines du couvent médiéval des Brigittines
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DOMINIKAANI VENDADE ORDU KLOOSTER TALLINNAS
MÜÜRIVAHE TN 33-11,
10140, HARJUMAA, TALLINN, EESTI
SWEDBANK AS
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D’avance merci !