Le lien entre le texte de l’Ancien Testament et le passage de l’évangile est une fois de plus superficiel. Je suppose que c’est la phrase « Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts » qui a présidé au choix du petit extrait de l’histoire d’Élie qui est proposé pour ce dimanche : Dieu, en effet, nourrit le prophète qui vient d’évoquer la mort de « ses pères » (c’est-à-dire les ancêtres du peuple) au désert. Tiré de son contexte, l’extrait devient pour le moins anecdotique… Notre censeur ne semble pas s’en être aperçu (s’il s’en est rendu compte, c’est bien pire !).


« Lève-toi, mange ! » (1er livre des Rois 19,4-8)

[Élie, fuyant l’hostilité de la reine Jézabel,] marcha toute une journée dans le désert. Il vint s’asseoir à l’ombre d’un buisson, demanda la mort et dit : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Prends ma vie car je ne suis pas meilleur que mes pères. » Il se coucha et s’endormit sous le buisson. Et voici : un messager le toucha et lui dit : « Lève-toi, mange ! » Il regarda, et voici : près de sa tête une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se recoucha. Une seconde fois, le messager du Seigneur revint le toucher et dit : « Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi. » Élie se leva, mangea et but. Et il marcha, fortifié par cette nourriture, quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu.

« Fuyant l’hostilité de la reine Jézabel… ». Le censeur ajoute ici un trait de contexte : Élie, à marche forcée, descend vers l’extrême sud du pays « pour sauver sa vie » menacée par la reine, précise le verset précédent. Pourquoi fuit-il la reine ? Pourquoi celle-ci lui est-elle « hostile » ? Pourquoi Élie dit-il qu’il n’est pas meilleur que ses pères ? Pourquoi veut-il mourir alors qu’il fuit pour sauver sa vie ? Et pourquoi Dieu se préoccupe-t-il de lui ?

En réalité, si Jézabel est furieuse contre Élie, c’est qu’il l’a « un peu » cherché. Il vient de massacrer de sa propre main 450 prophètes du dieu Baal protégés par la reine, au terme d’une sorte de duel au cours duquel il a prouvé l’impuissance de leur dieu. En poussant le Seigneur à faire descendre le feu du ciel, il a convaincu les Israélites que c’est lui qui est Dieu. Mais quel besoin avait-il de forcer ce dernier à montrer qu’il était plus puissant que Baal ? Et surtout, quel besoin avait-il d’égorger des prophètes qu’il avait définitivement discrédités en les ridiculisant copieusement aux yeux de tous ? Après avoir montré que son dieu est le plus fort, voulait-il montrer au roi Achab que le plus fort, c’était bien lui, Élie, le représentant du dieu le plus puissant ? Mais quand la reine – une baaliste notoire – apprend ce qui s’est passé, elle en-voie un messager promettre à Élie qu’elle va bientôt lui rendre la monnaie de sa pièce en le traitant comme ceux qu’il a assassinés… Victime collatérale de sa propre violence, le prophète quitte donc le pays d’Israël à toute hâte pour se réfugier dans le royaume de Juda, le plus au sud possible, c’est-à-dire à l’entrée du Néguev.

Est-ce l’effet de la longue route qu’Élie a parcourue pour échapper à la menace de Jézabel ? A-t-il compris qu’en supprimant les prophètes concurrents, il a déclenché une violence qui, à présent, lui revient comme un boomerang ? A-t-il perçu qu’à vouloir être le plus fort, on trouve toujours plus fort que soi ? Toujours est-il qu’il semble ne plus savoir où il en est puisque, après s’être hâté de sauver sa peau, il demande à mourir. À moins qu’il ait une raison précise pour aller au désert pour y demander à mourir aux portes de la terre promise… Lors-qu’il dit à Dieu de lui ôter la vie parce que « je ne suis pas meilleur que mes pères », il donne la clé de son attitude. Ces « pères » sont ces Israélites morts au désert à l’époque de Moïse, parce que « par dix fois, ils ont mis le Seigneur à l’épreuve, mais n’ont pas écouté sa voix » (Nombres 14,22). En effet, ils ont mis leur dieu au défi de leur prouver sa puissance, alors même qu’ils avaient reçu de nombreux signes de sa présence à leur côté lors de leur sortie d’Égypte et durant leur marche au désert (voir aussi Nombres 14,11-14). Élie est bien leur « fils », lui qui a mis le Seigneur au défi d’étaler sa puissance, alors qu’il l’a accompagné pendant plusieurs années de disette pour lui apprendre qu’il est un dieu de vie et non de mort (voir 1 Rois 17). Pour n’avoir pas écouté ce que son expérience lui a appris de Dieu et pour avoir agi comme « ses pères » en le contraignant à faire la preuve de sa puissance, Élie mérite le même sort qu’eux. Sa demande de mourir est le signe qu’il a conscience d’avoir trahi le dieu qu’il croyait servir, et d’avoir semé la mort au nom d’un dieu dont il a appris qu’il veut la vie…

Pour avoir pris conscience de cela, Élie, qui avait marché jusque-là, s’assied, se couche et s’en¬dort, probablement dans l’attente que Dieu vienne prendre sa vie, selon sa demande. S’il en est ainsi, la suite n’est pas celle qu’il escomptait. Un « messager » non identifié l’éveille et lui dit de se sustenter d’un pain encore chaud et d’un grand verre d’eau. Les traductions par-lent ici d’un « ange », mais le mot est le même que pour le « messager » envoyé par Jézabel annoncer à Élie qu’elle va lui faire payer la mort des prophètes de Baal. En réalité, par son intervention, ce second « messager » lui fait savoir que si la reine veut qu’il meure, quelqu’un d’autre veut au contraire qu’il se relève et mange, donc qu’il vive. Mais Élie ne se lève pas : il se contente de se sustenter puis se rendort. Le messager revient alors à la charge, mais cette fois, c’est clair pour le lecteur comme pour Élie : celui qui veut qu’il vive, c’est le Seigneur, qui ajoute par la voix de son messager qu’une longue route l’attend. Or, le pain et l’eau, c’est la nourriture dont Dieu a gratifié son peuple lors de sa traversée du désert : Élie semble s’en sou-venir, car, après s’être levé (enfin !), il reprend de cette nourriture, puis fait en sens inverse le chemin que le peuple avait jadis parcouru entre le Sinaï (ou Horeb) et la frontière de la terre promise. Pour le prophète, c’est une sorte de retour aux sources, un dépaysement radical, un dépouillement progressif qui le conduit jusqu’à la montagne de Dieu et le prépare à y rencontrer le Seigneur en vérité.

La nourriture – mais surtout l’invitation à vivre qui l’accompagne – est le signe de la sollicitude du Seigneur envers celui qui, pensant être un prophète, a cru qu’il défendrait l’honneur de son dieu par une action qui, en réalité, s’opposait à ce qu’est Dieu. Ce dernier a laissé Élie se confronter aux conséquences désastreuses de son action : il l’a amené ainsi à prendre conscience de ses erreurs avant de tenter de le ramener à lui et à sa mission de promouvoir la vie, comme il l’a fait au cours de son séjour à Sarepta (voir 1 Rois 17,9-24).


« Je suis le pain du ciel » (Jean 6,41-51)

Les Judéens récriminaient contre Jésus parce qu’il avait dit : « C’est moi le pain descendu du ciel. » Ils disaient : « N’est-ce pas Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire maintenant : ‘Je suis descendu du ciel’ ? » Jésus répondit et leur dit : « Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire, et moi, je le relèverai au dernier jour. Il est écrit dans les prophètes : ils seront tous instruits par Dieu. Quiconque a entendu le Père et a reçu son enseignement vient à moi. Car personne n’a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là a vu le Père. Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit a la vie éternelle. Moi, je suis le pain de la vie. Au désert, vos pères mangèrent la manne, et ils moururent ; tel est le pain qui descend du ciel : celui qui en mange ne mourra pas. C’est moi le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que moi, je donnerai, c’est ma chair [don-née] pour la vie du monde. »

Petite tranche du « discours sur le pain de vie », un discours qui avance par questions ou objections des interlocuteurs de Jésus et réponses de celui-ci. À la façon des « pères » d’Israël au désert, les récriminations fusent. Celle qu’ils lui opposent ici ressemble à ce que Marc ra-conte des gens de Nazareth et de la parenté de Jésus qui ne comprennent pas qu’un des leurs puisse enseigner avec l’autorité dont il fait preuve (voir 14e dim. B). Ici, c’est la provenance de Jésus comme envoyé de Dieu qui fait problème aux Judéens. La réponse de Jésus est cependant assez étrange, et son rapport avec la question superficiel. Grosso modo, il répond que s’ils ne comprennent pas, ce n’est pas leur faute, mais parce que le Père ne les attire pas vers lui. Ceux que Dieu n’a pas choisis et qui ne peuvent donc pas venir à Jésus n’auront pas accès à la vie en plénitude. Voilà qui sent le langage sectaire, la prédestination…

La suite semble vouloir rectifier le tir : les prophètes attestent que Dieu adresse son enseignement à tous et à toutes. Mais seulement celles et ceux qui écoutent et accueillent cet enseignement viennent à Jésus. Comme celui-ci est le seul à avoir vu le Père, croire en lui ouvre les portes de la vie. En cela, Jésus « pain de la vie » n’est pas comme la manne qui n’a pas empêché les Israélites de mourir : se nourrir de lui et de sa parole, c’est alimenter en soi la vie que la mort n’arrête pas. C’est cela qui atteste qu’il vient bien « du ciel », qu’il est un don du Père pour la vie.

La dernière phrase de l’extrait retenu pour ce dimanche introduit un glissement. Jusqu’ici, le « pain » qui nourrit la vie éternelle était Jésus en tant que parole incarnée du Père. À partir d’ici, Jésus va dire qu’au-delà de sa Parole, le pain de vie est sa « chair », c’est-à-dire sa vie donnée. Désormais, le discours prend une tournure « eucharistique », qui sera explicitée après une nouvelle objection scandalisée des Judéens (cf. 20e dim. B).