Manger et boire est indispensable à toute vie. A cet égard, les humains ont ceci de particulier qu’ils ne mangent pas n’importe comment. Ils préparent la nourriture, la transforment par la cuisine et la consomment dans un cadre plus ou moins ritualisé qui implique aussi un respect des autres. La thématique est fréquente dans la Bible où, dès les premières pages, s’impose le constat que manger ne va pas sans une certaine violence. Dans les deux pages évoquant la création, la nourriture est donnée par Dieu au moyen d’une parole qui pose des limites, dont le but est de contenir la violence qui y est liée : ne pas manger l’autre être vivant (1,29-30 : nourriture végétale), ne pas accaparer la nourriture pour soi seul (2,16-17 : manger de tout, mais pas tout). C’est ainsi que, d’emblée, le manger et le boire sont porteurs d’une valeur symbolique. Pour vivre, il faut manger, certes. Mais il est tout aussi crucial de se nourrir de la parole de Dieu, de sorte que le désir de vie ne débouche pas sur la mort de soi ou d’autrui.


Le banquet de la sagesse (Proverbes 9,1-6)

La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes. Elle a tué ses bêtes, et préparé son vin, puis a dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, elle appelle, sur les sommets des hauteurs de la cité : « Vous, les naïfs, faites un détour, ici ! » À qui manque de bon sens, elle dit : « Venez, nourrissez-vous de ma nourriture, buvez du vin que j’ai préparé. Quittez la naïveté, que vous vivrez, prenez le chemin du discernement. ».

Dans ce texte comme dans d’autres passages du livre des Proverbes, la Sagesse est personnifiée. C’est la maîtresse d’une maison qu’elle a elle-même construite sur 7 piliers, qui renvoient peut-être à la plénitude de la sagesse. Dans la conception biblique, celle-ci est un art de vivre consistant à accorder sa façon d’être à l’harmonie du monde et à l’ordre qui préside – tout le contraire, donc, de la vaine tentative d’adapter le monde à soi en s’en croyant le centre. Le banquet que la Sagesse prépare est une métaphore de la sagesse elle-même : elle nourrit la vie tout autant que le pain, elle provoque la joie tout autant que le vin. Dans le but de partager cette vie débordante, elle envoie ses servantes (les sages), elle appelle depuis les endroits d’où elle peut être entendue d’un maximum de gens. Son message s’adresse à deux catégories de personnes assez similaires. Il y a les « naïfs » (pas les « étourdis » de la version liturgique), des gens sans expérience qui se laissent porter par la vague et n’ont aucune conscience des enjeux de leur façon de vivre pour eux-mêmes et pour les autres ; et il y a ceux qui « manquent de bon sens » car incapables de discerner entre le chemin qui mène à la vie et celui où la vie ne peut que s’étioler. À ces personnes, la sagesse offre la possibilité de prendre leur vie en main pour lui permettre de s’épanouir en toute humanité.


Attention au vin (Lettre aux Éphésiens 5,15-20)

Regardez avec attention la façon dont vous vous vous conduisez : pas comme des non-sages ! mais comme des sages. Tirez parti du temps présent, car nous traversons des jours mauvais. Ne soyez donc pas insensés, mais comprenez quelle est la volonté du Seigneur. Ne vous enivrez pas de vin, dans lequel est l’inconduite, mais soyez remplis de l’Esprit, disant entre vous des psaumes, des hymnes et des chants inspirés, chantant et célébrant le Seigneur de tout votre cœur, rendant grâce toujours et pour tout, au nom de notre Seigneur Jésus Christ, au Dieu et Père.

Une fois n’est pas coutume, l’extrait de la lettre aux Éphésiens est en phase avec les deux autres lectures. Pour Paul, « les temps sont durs ». Il importe donc de (littéralement) « racheter le temps présent », c’est-à-dire probablement de tirer parti de toutes les occasions qui se présentent pour se conduire en sage et non en insensé. D’où l’importance de mettre toute son « acribie » (c’est le terme grec) pour ne pas « marcher » n’importe comment – la métaphore du chemin est commune avec le passage des Proverbes. Ce qui guidera cette marche en nourrissant une forme d’intelligence pratique, ce n’est pas la sagesse des Proverbes, mais l’intelligence de la volonté de Dieu. Paul joue ensuite sur l’image de l’ivresse. De cette façon, il donne un exemple concret de la conduite insensée qu’il a dénoncée, et invite à s’enivrer non de vin, mais d’Esprit (comme les Douze à la Pentecôte). C’est lui, en effet, qui fait monter l’action de grâce envers Dieu en tout temps, dans la mesure où il ouvre à l’intelligence de la volonté de Dieu telle qu’elle a été par le Christ Jésus.


Jésus en nourriture (Jean 6,51-58)

[Jésus disait à la foule :] « Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que moi, je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. » Les Judéens se querellaient entre eux en disant : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Jésus leur dit donc : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du fils de l’humain et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui consomme ma chair et boit mon sang a une vie éternelle ; et moi, je le ferai lever au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui consomme ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. De même que le Père, le vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me consomme, lui aussi vivra par moi. Tel est le pain qui est descendu du ciel : il n’est pas comme celui que les pères ont mangé et puis sont morts ; celui qui consomme ce pain vivra éternellement. »

Après avoir épilogué sur sa parole comme nourriture de vie pour ceux qui la reçoivent dans la foi – à l’image de la manne –, Jésus fait un pas de plus : il affirme que c’est lui, c’est-à-dire sa chair, la véritable manne, nourriture d’une vie qui s’épanouira même à travers la mort et qui est à même de donner la vie au monde. L’affirmation provoque une vive réaction parmi la foule des Judéens à qui Jésus s’adresse et qu’une telle parole divise. Si, pour les chrétiens, ces mots semblent « normaux », parce qu’ils transposent sans difficulté sur la base de l’eucharistie, il n'en va pas de même dans le monde dont la foi se nourrit de l’Ancien Testa-ment. La viande et le pain ne sont pas de même nature : l’une implique la violence qui fait couler le sang, ce qui n’est pas le cas de l’autre. Et en ajoutant qu’il faut aussi boire le sang, Jésus s’oppose de front à la loi noachique qui interdit un tel acte (Genèse 9,4) et à la loi lévitique pour laquelle le sang est la vie et ne peut être consommé (Lévitique 17,11-14). Si l’évangéliste prête à Jésus des propos aussi scandaleux, il doit avoir une bonne raison. Celle-ci est à chercher dans le sens que ces propos donnent à l’eucharistie – le 4e évangile n’a pas de récit de « l’institution de l’eucharistie », mais il en élabore la théologie dans ce passage du ch. 6.

Voici comment je proposerais de comprendre les paroles du Jésus johannique. La chair qu’il faut « manger » ou « consommer » (trôgô, un verbe qui évoque plus concrètement l’action de manger) et le sang qu’il faut boire sont ceux de Jésus, qualifié de « fils de l’humain ». Dans le 4e évangile, ce titre désigne Jésus qui, « descendu du ciel » (3,13), doit être « élevé » sur la croix (3,14 ; 8,28 ; 12,34) pour sa glorification (12,23). Car la croix, instrument de supplice est aussi le trône où Jésus devient roi (19,19-22). Quelle est donc cette figure paradoxale ? D’une part, la mort de Jésus en croix est le signe de la violence et de la méchanceté d’êtres humains qui, par haine et jalousie, tuent l’envoyé de Dieu, le juste innocent. D’autre part, elle est le signe d’un amour qui va jusqu’au bout (13,1) en donnant sa vie pour tous. Jésus y répond à la haine par l’amour, à la violence par la douceur. C’est ce corps brisé et ce sang versé qu’il s’agit de manger et de boire. Or, manger et boire, c’est détruire en soi pour assimi-ler de manière à vivre. Dès lors, manger la chair et le sang du fils de l’humain, c’est détruire en soi la violence et ce qui l’engendre, la haine, la jalousie et la méchanceté pour assimiler l’énergie qui s’y déploie en force de douceur, de don de soi et d’amour et favoriser ainsi la vie, à l’image de Jésus.

Cette transformation de la violence en douceur, de la haine en amour et de la mort en vie s’exprime aussi dans le signe métaphorique du pain et du vin. Jésus donne sa chair sous forme de pain et son sang sous forme de vin. Or, la chair que l’on mange et le sang que l’on boit sont intimement liés à la violence (dont le signe est de faire couler le sang en le séparant de la chair), alors que le pain et le vin sont des nourritures végétales dont la production n’implique pas de verser le sang. Dès lors, dans le rite eucharistique, le fruit de la violence (la chair séparée du sang) est donné sous forme d’aliment non violent (pain et vin), un signe qui indique un chemin de conversion. Celui-ci consiste à faire mourir en soi la violence et à faire sienne la force de l’amour qui vainc toute violence à l’image de Jésus, glorifié parce que vainqueur de la mort.