La Bible tout entière exprime une conviction forte : Dieu parle aux humains, il s’adresse à eux en vue d’engager un dialogue, de créer la rencontre.
Le serviteur face à l’adversité (Isaïe 50,5-9a)
Le Seigneur Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. Mon dos, je l’ai donné à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Ma face, je ne l’ai pas cachée devant outrages et crachats. Le Seigneur Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu. Il est proche, celui qui me déclare innocent. Quelqu’un veut-il plaider contre moi ? Comparaissons ensemble ! Quelqu’un veut-il m’attaquer en justice, qu’il s’avance vers moi ! Voilà le Seigneur Dieu vient à mon se-cours : qui donc me déclarera coupable ?
Les deux premiers tiers de ce texte ont été commenté pour le dimanche de la Passion An-née B. Seules les trois dernières lignes n’ont pas été lues alors… tandis que le début est amputé ici. Quel carnage ! Pauvre Isaïe ! Mais ici aussi, la censeur a gommé la dernière ligne (en la lisant, on comprend pourquoi : « eux tous [mes accusateurs] tomberont en lambeau comme un vêtement, la teigne les dévorera » – une phrase où le « vêtement » sert en même temps à dénoncer, au moyen d’un beau jeu de mots en hébreu, le « mensonge » de ces gens qui accusent le serviteur dans l’espoir de le voir condamné (le mot bègèd désigne à la fois le vêtement et le mensonge, la trahison).
Les dernières lignes de la lecture ci-dessus permettent de comprendre ce qui arrive au serviteur du Seigneur décrit auparavant. Dans ces lignes, on l’entend réclamer un procès en bonne et due forme. Cela signifie qu’un tel procès n’a pas commencé. Les sévices infligés au serviteur ne sont donc pas un châtiment. C’est de la torture. On le frappe, on lui arrache la barbe, on crache sur lui et on lui inflige d’autres outrages du même genre. De cette façon, ses adversaires veulent le pousser à avouer un crime qu’il n’a pas commis avant de le traîner au tribunal une fois qu’ils lui auront extorqué des aveux (« spontanés », dira-t-on alors). C’est ce procès qu’en résistant aux tortures, le serviteur réclame à grands cris : que l’on plaide à la régulière contre lui, qu’on lui intente un procès dans les règles. Dans un tel cadre légal, il n’a rien à craindre, sûr que Dieu se fera son défenseur et que personne n’osera dès lors déclarer coupable celui que le Seigneur lui-même déclare innocent. Le condamner reviendrait à s’opposer ouvertement à Dieu, ce que n’oseraient pas faire des gens qui torturent en vue d’un procès ; régulier en apparence mais dont les dés auront été pipés.
En ce sens, on perçoit sans doute mieux le lien étroit entre ce que doit subir le Serviteur et le procès de Jésus, dont les dés seront tout aussi pipés, mais auquel Jésus résistera avec la confiance inébranlable qui est celle du Serviteur. Un procès vaguement évoqué dans le passage d’évangile ci-dessous, mais qui ne crée qu’un lien très superficiel avec ce qui est au cœur de cette scène.
Qui est Jésus ? (Marc 8,27-35)
Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » Ils lui dirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, que (tu es) l’un des prophètes. » Et il les interrogeait : « Mais vous, qui dites-vous que je suis ? » Prenant la parole, Pierre lui dit : « Tu es le Christ. » Alors, il leur commanda sévèrement de parler de lui à personne.
Il commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’humain souffre beaucoup, qu’il soit re-jeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il se relève. Il leur parlait clairement en toute liberté. Pierre, le prenant à part, se mit à le lui dé-fendre sévèrement. Mais Jésus se retourna et, voyant ses disciples, il commanda sévèrement à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Ayant appelé la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut (m’)accompagner derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il m’accompagne. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’évangile la sauvera. »
Ce passage de l’évangile de Marc se situe à peu près au milieu du récit évangélique. Après bien des expériences faites par les disciples avec Jésus, essentiellement ses enseignements, ses exorcismes et autres miracles, mais aussi un temps de mission, leur maître les emmène tout au nord du pays, comme pour s’y isoler dans la région des sources du Jourdain. Là, il les interroge concernant l’image que les gens se font de lui. Les réponses disciples vont dans un même sens et rejoignent ce que Marc lui-même a raconté (voir Marc 6,14-15). Les gens voient en Jésus un prophète : c’est Jean Baptiste qui revivrait à travers lui avec son message menaçant invitant à la conversion ; c’est Élie qui, emporté au ciel sur un char de feu, serait de retour selon l’oracle du prophète Malachie (3,23-24) pour faire à nouveau des miracles ; c’est l’un des prophètes, ces porte-parole de Dieu bien connus dans le monde juif. Les disciples partagent-ils cette opinion ? leur demande alors Jésus. Pierre répond en le reconnaissant comme le Christ, le Messie – un personnage qui fera le salut d’Israël. Alors, de façon surprenante, Jésus profère des menaces contre quiconque divulguerait cela.
Pourquoi cette mise en garde plus que vive ? La suite l’explique en partie. Christ (ou messie), en effet, est un mot piégé, car les gens l’investissent de représentations très variées. Dès lors, dire que Jésus est le Christ peut engendrer des malentendus, des mécompréhensions. C’est pourquoi il précise immédiatement comment il souhaite que l’on comprenne ce terme en l’appliquant à lui. Il ne reprend d’ailleurs pas le mot lui-même. Il en utilise un autre, « fils de l’humain » : plus vague, il le désigne comme un prophète à l’image d’Ézéchiel, ou mieux sans doute, comme celui qui, lors du jugement, recevra de Dieu l’autorité pour juger les humains, selon le livre de Daniel (ch. 7).
Quel sera le sort de ce personnage à travers lequel Jésus évoque sa propre destinée ? Il ne ressemblera pas au messie triomphant dont David fournit le modèle dans la première partie de son histoire. Ce sera plutôt un christ souffrant, à l’image du David chassé de Jérusalem et pour-suivi par ses adversaires désireux de le tuer, comme dans la 2e partie de sa vie… Ou à l’image du serviteur dont parle le prophète Isaïe, un serviteur rejeté par les autorités religieuses du peuple, mis à mort, mais ensuite relevé par Dieu qui casse ainsi le jugement qui l’a déclaré coupable (voir commentaire du vendredi-saint, p. 1-2). Mais alors que Jésus parle à ses disciples sans détour, avec une grande liberté, sa déclaration scandalise Pierre au point qu’il s’isole avec lui pour le prendre à partie : il lui interdit de parler ainsi. À quoi Jésus réagit sur le même ton mais devant tous les disciples : à celui-là même qui l’a reconnu comme Christ, il dit qu’il est un « satan », c’est-à-dire, selon le sens du mot hébreu, un « adversaire » résolu de Dieu et de son messie. Refuser, dans une logique tout humaine, que le christ soit un juste humilié et mis à mort, et le fantasmer comme un roi triomphant, c’est en effet s’opposer à Dieu. Marc met ainsi sur les lèvres même de Jésus des paroles très fortes par lesquelles il authentifie la façon adéquate de le considérer en tant que Christ.
Une telle insistance est sans doute liée à la grande difficulté d’entrer dans une telle façon de voir, ou dans les « pensées de Dieu » comme le dit le Jésus de Marc. Cela renverse en effet l’image que l’on se fait spontanément du dieu tout-puissant ; cela bouleverse radicalement l’idée que l’on a du salut, qui implique un passage par la mort ; cela modifie aussi en profondeur ce que cela signifie être croyant. C’est ce troisième bouleversement que Jésus développe dans la dernière partie du texte, en parlant cette fois à la foule comme à ses disciples. Être disciple, ce n’est pas « accompagner derrière » : être un « suiveur » est une erreur. Être disciple, c’est renoncer au soi-même désireux de « suivre », assumer sa propre destinée et devenir en cela le « compagnon » de route de Jésus. Il s’agit non pas de sauver ce que l’on est, ce que l’on a. Il s’agit de risquer sa vie, d’accepter de la perdre, de consentir à en perdre le contrôle pour se laisser conduire vers la vie en se fiant à Jésus et à son Évangile.
La lettre de Jacques proposée en 2e lecture pour ce dimanche (2,14-17 ; voir l’entête de ce commentaire) prolonge la réflexion. Accompagner Jésus sur le chemin, ne se réduit pas à lui faire confiance, à adhérer à son enseignement ou à le confesser comme Seigneur. C’est aussi manifester que l’on emprunte un chemin semblable au sien par un agir qui s’inspire du sien :
Si quelqu’un prétend avoir la foi, sans la mettre en œuvre, à quoi cela sert-il ? Sa foi peut-elle le sauver ? Supposons qu’un frère ou une sœur n’ait pas de quoi s’habiller, ni de quoi manger tous les jours ; si l’un de vous leur dit : « Allez en paix ! Mettez-vous au chaud, et mangez à votre faim ! » sans leur donner le nécessaire pour vivre, à quoi cela sert-il ? Ainsi donc, la foi, si elle n’est pas mise en œuvre, elle est bel et bien morte.