Parole des méchants… (Sagesse de Salomon 2,12.17-20)

Ceux qui méditent le mal se disent en eux-mêmes : « Guettons le juste, car il nous contrarie, il s’oppose à nos actions, il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu, et nous accuse d’être infidèles à notre éducation. […] Voyons si ses paroles sont vraies, regardons comment il s’en sortira : si le juste est fils de Dieu, Dieu l’assistera et l’arrachera aux mains de ses adversaires. Soumettons-le à des outrages et à des tourments : nous saurons ce que vaut sa douceur, nous éprouverons sa patience. Condamnons-le à une mort infâme, puisque, selon ses dires, il sera visité. »

En donnant la parole à « ceux qui trament le mal », l’auteur du livre de la Sagesse démonte leur logique. Ils voient le juste comme leur ennemi. Par sa façon d’être, en effet, sa seule présence dénonce leur fausseté, dévoile la malignité de leurs agissements et met en lumière l’ampleur de leur infidélité aux valeurs transmises par le judaïsme. C’est que, disent-ils, le juste prétend connaître Dieu et vit à contre-courant en s’éloignant de ceux qui – selon lui – se compromettent avec le mal. (Ces compromissions sont évoquées dans les versets 2-11 où l’auteur donne la parole à ces gens que la pensée de la mort certaine précipite dans une jouissance débridée et une recherche de pouvoir poussée jusqu’à l’oppression des faibles.) Face à eux, le juste affirme que ceux qui vivent comme lui connaîtront le bonheur et qu’il a Dieu pour père. C’est ce que l’auteur précise dans les versets 13-16 victimes des ciseaux du censeur romain. Voici ces propos qui sont placés dans la bouche des méchants :

[Le juste] déclare posséder la connaissance de Dieu et il se nomme lui-même enfant/serviteur du Seigneur. Il est devenu un reproche vivant pour nos pensées et sa seule vue est un poids pour nous. Car sa vie ne ressemble pas à celle des autres et sa conduite est étrange. Nous sommes considérés par lui comme une chose frelatée et il s'écarte de nos chemins comme de souillures. Il proclame heureux le sort final des justes et se vante d'avoir Dieu pour père.

Manifestement, ceux qui parlent ainsi ont le sentiment d’avoir fait le bon choix. C’est le sage qui les démasque en disant la vérité de ce qu’ils font, une vérité dont ils ne semblent pas avoir conscience. De leur côté, en effet, ils soupçonnent le juste de fausseté. Aussi ne se contentent-ils pas de l’observer : ils conspirent pour lui faire du mal, dans le but de le tester. Ils préméditent donc une tactique en trois temps, de plus en plus violents. Premier temps : guetter le juste, l’épier (plutôt que « l’attirer dans un piège » de la traduction liturgique) leur permettra de voir si ce qu’il affirme est vrai, s’il est véritablement un serviteur du Seigneur, un enfant de Dieu. Cela leur permettra aussi de voir le résultat des mauvais traitements qu’ils vont lui infliger – c’est le deuxième temps. Les outrages corporels et les tourments moraux testeront sa prétendue douceur : n’y réagira-t-il pas avec violence ? Se montrera-t-il endurant, à la longue ? De toute façon, s'il est vraiment fils de Dieu, comme il l’affirme, il ne devrait pas avoir de peine à s’en sortir, car son dieu sera à ses côtés pour le soustraire à ceux qui lui nuisent. Troisième temps : le condamner à une mort honteuse, celle d’un maudit : puisqu’il proclame que le bonheur est le sort final des justes, il bénéficiera forcément d’une « visite », d’une intervention divine. En attendant, ils seront débarrassés de celui qui est pour eux un reproche vivant. Mais, conclut le sage (à nouveau censuré), « ainsi raisonnent-ils, mais ils se trompent : leur perversité les aveugle » (v. 21).

On ne sait pas si celui qui a écrit ces lignes pensait à un individu – comme le Serviteur du Seigneur d’Isaïe ou le juste du Psaume 22 – ou, plus largement, à tous les innocents victimes de persécution. Toujours est-il qu’il n’a pas été difficile aux chrétiens des premières générations de rapprocher un tel texte de ce que les récits évangéliques racontent des adversaires de Jésus : avec une bonne conscience qui les aveugle sur leur propre perversité, ils sont allés jusqu’à le mener au supplice. Mais Dieu a pris parti pour lui, il a jugé en sa faveur et l’a relevé de la mort infâme qu’ils lui ont imposée.


Qui est le premier ? (Marc 9,30-37)

Jésus traversait la Galilée avec ses disciples, et il ne voulait pas qu’on le sache, car il enseignait ses disciples en leur disant : « Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il se relèvera. » Mais les disciples ne comprenaient pas ces paroles et ils craignaient de l’interroger. Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demanda : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » Ils se taisaient, car, en chemin, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. S’étant assis, Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa et leur dit : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. »

J’imagine que la 1re lecture a été choisie en écho avec l’annonce par Jésus de sa mort et de sa résurrection par Dieu, annonce qui se trouve au début de ce passage de Marc. Cependant, ceux qui ont condamné Jésus à mort présentent une différence majeure par rapport aux méchants dénoncés par l’auteur du livre de la Sagesse. En effet, les adversaires de Jésus ont agi avec l’idée qu’ils défendaient l’honneur de Dieu et de sa Loi contre un imposteur. Ainsi, sa mort infamante dévoile au grand jour de quelle violence peuvent se rendre coupables des gens qui croient être des justes au regard de la Loi. Le pire sous les dehors du meilleur ! Des apparences que Dieu démasque en cassant le jugement des hommes et en réhabilitant celui qu’ils ont condamné.

Confrontés à cette annonce par Jésus de ce qui va lui arriver, non seulement les disciples ne comprennent pas ce qu’il leur dit, mais ils ne saisissent pas non plus les incidences de ses paroles. Le fait qu’ils aient discuté pour savoir qui est le plus grand le montre à l’évidence. Eux-mêmes en ont l’intuition puisqu’ils ne répondent rien à Jésus quand il leur pose la question de savoir de quoi ils ont parlé. Chercher à savoir qui est le plus grand, vouloir classer les gens selon leur importance, c’est penser que les rapports humains sont une question de supériorité et d’infériorité. Mais cela ne peut mener qu’à une chose : juger en s’en tenant aux apparences.

En une phrase, Jésus démasque la logique des disciples en la renversant : le premier, c’est celui qui se fait le dernier et se met au service. Voilà le sens de la Passion qu’il a évoquée : il va se faire le serviteur de tous et montrer de cette manière le chemin de la vraie vie. C’est en prenant le même chemin qu’un véritable disciple tentera d’atteindre la seule « grandeur » qui vaille aux yeux de Dieu. Et à propos de l’enfant qu’il place au milieu d’eux, Jésus leur montre ce qui est crucial pour devenir humain : non pas regarder vers ceux qui semblent être les plus grands ou se présentent comme tels, mais accueillir les plus fragiles. Voilà ce qui permet de s’ouvrir à Dieu et à sa logique paradoxale.


Jalousie ou sagesse ? (Lettre de Jacques 3,16–4,3)

Là où il y a jalousie et esprit de rivalité, il y a désordre et toute espèce d’action malfaisante. Au contraire, la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, bienveillante, conciliante, pleine de miséricorde et féconde en bons fruits, sans parti pris, sans hypocrisie.

C’est dans la paix qu’est semée la justice, qui donne son fruit à ceux qui œuvrent à la paix. D’où viennent les guerres, d’où viennent les conflits entre vous ? N’est-ce pas justement de ces désirs qui mènent leur combat en vous-mêmes ? Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes envieux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien ; en effet, vos demandes sont mauvaises, puisque c’est pour tout dépenser pour vos plaisirs.

Une fois n’est pas coutume. Le texte de la 2e lecture répond en quelque sorte au texte du livre de la Sagesse et j’ai décidé de le commenter brièvement (j’ai un faible pour la lettre de Jacques…). La 1re lecture dénonce la folie de ceux qui choisissent la mort plutôt que la vie et la sagesse ; l’extrait de la lettre de Jacques évoque la sagesse et ses fruits et démasque le danger mortel qui guette.

En évoquant la « sagesse d’en haut », l’auteur se montre lui-même plein de sagesse. Non seulement il décrit positivement la sagesse qui vient de Dieu, mais il pointe également du doigt son contraire : l’envie, la jalousie, et le mal qu’elles produisent. Il est utile de proposer des valeurs. Mais c’est pécher par idéalisme que ne pas évoquer les comportements qui empêchent d’en vivre, et ne pas chercher à être lucide sur ce qui les provoque. Il est aussi important de comprendre pourquoi la sagesse est nécessaire : parce que, en œuvrant à la paix, elle est source de justice et permet d’en recueillir les fruits.

Si la paix – intérieure et entre les personnes – est aussi importante pour favoriser la justice, il est capital de se demander ce qui génère son contraire, à savoir les guerres et les conflits qui transforment les frères en ennemis ? Ici, l’auteur pointe la convoitise – ce qu’il nomme au début « jalousie et esprit de rivalité ». La convoitise, c’est ce désir qui, faute d’être canalisé ou maîtrisé, pousse à s’emparer de tout, et de préférence tout de suite en vue d’un plaisir immédiat – selon Jacques, elle mène même la guerre en nous pour s’imposer. Elle est là, la racine de tout ce qui a un lien avec la guerre. Car la convoitise empêche de voir en l’autre un sujet qui, lui aussi, a des désirs légitimes. Vu au prisme déformant de la convoitise, l’autre est comme un rival qui a ce que je veux ou qui veut me prendre ce que j’entends garder pour moi ; il est considéré comme un objet dont je cherche à m’accaparer, que je veux pour moi seul ; il est perçu comme un instrument qui, au service de mes désirs, m’aide à obtenir ce que je veux ou à le garder. Mais dans tous ces cas, l’autre n’existe pas en lui-même, il est satellisé par mon désir. Dès le départ, la convoitise le tue en tant qu’autre, en tant que sujet et partenaire possible, en tant que frère. D’où les conflits, les guerres, les meurtres (physiques ou moraux).

Pourtant, le même texte le suggère, obtenir ce que l’on désire peut se faire autrement qu’en cherchant à le saisir de force sous l’emprise de la convoitise : c’est demander. Mais, demander, c’est se reconnaître manquant, c’est se mettre en position seconde vis-à-vis d’autrui, c’est respecter sa volonté, son désir, sa personne. C’est aussi consentir à attendre, voire être prêt à renoncer. C’est souhaiter la rencontre avec l’autre autant, sinon plus, que la possession de l’objet désiré. C’est un chemin de sagesse, un chemin de paix qui conduit à la justice. Un chemin qui n’est pas loin de celui que Jésus suggère aux disciples quand, dans l’extrait de Marc, il les invite à se faire serviteurs.