Les deux lectures de ce dimanche se font clairement écho : Jésus, en effet, cite une phrase de la Genèse lorsque, face aux pharisiens, il défend sa conception du mariage. Pourtant, dans le texte de l’Ancien Testament, il n’est pas question de mariage, mais du rapport entre femme et homme…

La création de la relation (Genèse 2,18-24)

Le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je vais lui faire une aide qui lui correspondra. » Avec de la terre, le Seigneur Dieu modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. L’homme donna donc leurs noms à tous les animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs. Mais il ne trouva aucune aide qui lui corresponde. Alors le Seigneur Dieu fit tomber sur lui un sommeil mystérieux, et l’homme s’endormit. Le Seigneur Dieu prit une de ses côtes, puis il referma la chair à sa place. Avec la côte qu’il avait prise à l’homme, il façonna une femme et il l’amena vers l’homme. L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. » À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un.

[Traduction liturgique inchangée]

Ouh ! là là ! Toute traduction d’une langue vers une autre véhicule une interprétation. Mais ici, c’est le summum ! Les choix de traduction du texte liturgique officiel sont guidés par l’interprétation de ces lignes dans le judaïsme du temps de Jésus, et donc aussi dans le Nouveau Testament. Ils sont maintenus – inconsciemment sans nul doute – pour soutenir la théologie catholique du mariage. Quelques exemples. Dès le début, il est question de « l’homme » (donc le mâle), alors que l’hébreu est moins précis et invite même à comprendre qu’il s’agit d’un être humain indifférencié, en devenir (l’humain « mâle et femelle » dont parle Genèse 1,27). « Une aide qui lui correspondra » véhicule l’idée que la femme est complémentaire de l’homme. L’hébreu parle plutôt d’un secours, d’un geste spécifique de Dieu pour sauver de la mort ; et il est question d’instaurer un vis-à-vis, de fonder la relation dont le ciment est la parole. « Une de ses côtes » est la traduction traditionnelle, mais le mot hébreu désigne un côté, jamais un os ! Ici, il s’agit donc de couper l’humain indifférencié en deux côtés, pour en faire un homme et une femme par différenciation ; il ne s’agit pas de « façonner » une femme, mais bien de « bâtir » un des deux côtés, de l’élaborer pour introduire la différence qui permettra l’altérité et donc la relation. « Tous deux ne feront plus qu’un » dissimule un texte différent : « ils deviendront une chair unique », ce qui ne renvoie pas à l’unité du couple, mais à l’unicité, à la particularité de chacun dans le couple – une singularité qui est aussi vulnérabilité.

Je résume ici une lecture développée dans mes publications (voir la traduction que je pro-pose au bas de ce commentaire). Elle n’est certainement pas l’unique possible, mais je suis persuadé qu’elle est plus proche de l’hébreu – et bien plus riche de sens – que la lecture classique qu’on en fait (et qui est largement contaminée par la théologie postérieure). Le projet du créateur est de faire de l’être humain un être de relation, parce que c’est vital. La formulation de l’hébreu « comme son vis-à-vis » suggère que ce vis-à-vis (ou face à face qui peut aller jusqu’à la confrontation) est lié à la parole. Dans un premier temps, Dieu instaure une relation entre l’humain et les animaux : c’est une relation réelle, utile, mais insuffisante, car la parole va dans un seul sens : quand l’humain nomme les animaux, ceux-ci ne répondent pas. Pour décrire les conditions qui font de la relation une relation proprement humaine, le texte recourt à des images poétiques.

(1) Le profond sommeil dans lequel est plongé l’humain indifférencié lui fait « perdre con-naissance ». Il signale que toute relation entre humains est fondée sur un déficit de connaissance : l’origine de l’autre comme de soi-même échappe toujours, ce qui fonde la différence de chacun résiste à toute prise, à toute compréhension.

(2) L’extraction d’un côté a pour conséquence que chacun – femme et homme – n’est qu’un côté de l’humain. L’image signale que toute relation entre humains est fondée sur une perte, un manque, une blessure : personne n’est tout ni ne peut le devenir (encore moins pré-tendre l’être).

(3) Enfin, « la construction d’un côté en femme » différencie celle-ci de l’autre côté, l’homme. Cela signale que toute relation entre humains implique que l’un n’est pas l’autre et vice versa, que l’altérité est irréductible.

Chacune à sa façon, ces trois images disent ce qui rend possible la relation, mais aussi ce à quoi il est indispensable de consentir pour qu’une relation entre êtres humains (globalement, et en particulier entre femme et homme) soit ou devienne juste. Chacun doit accepter qu’aucun ne dispose d’un « savoir » sur l’autre ; tout au plus peut-on apprendre à le connaître. Chacun doit consentir au manque, à la perte qui fait que l’on n’est jamais complet, même avec l’autre. Chacun doit reconnaître que l’autre a droit à sa différence, une différence qui ne sera jamais résorbée. Dans ces conditions, seule la confiance en l’autre et en sa parole permet à la relation de se nouer et de s’épanouir.

Le récit se poursuit quand le créateur met les deux individus en présence l’un de l’autre en « présentant » la femme à l’homme (= le « présent », le cadeau de la relation). Celui-ci est émerveillé et exprime son sentiment : « celle-ci, cette fois, c’est la bonne ! » Mais ses paroles sont tout le contraire d’une entrée en relation, car elles n’invitent en rien au dialogue. En disant « je », mais pas « tu », l’homme se met au centre, récupère la femme comme ce qui lui a été pris – ses os, sa chair –, et la définit par rapport à lui en soulignant ce qui les rapproche au détriment de leur altérité. D’ailleurs, il se trompe, et doublement : il dit que la femme est tirée de lui, le mâle, alors qu’ils sont l’un et l’autre tirés de l’humain indifférencié ; il fait comme s’il savait tout, alors qu’il ne sait rien de l’action de Dieu dont il n’a pas été témoin, et qu’il la réduit à un « prendre » impersonnel (« elle a été prise », dit-il littéralement). Son émerveille-ment cache donc son incapacité à entrer en relation – à accepter le non-savoir, le manque, la différence irréductible de chacun.

Le narrateur réagit d’ailleurs aussitôt. « À cause de cela », dit-il, c’est-à-dire parce que, comme pour le personnage de la fable qu’il raconte, il est spontanément difficile d’accepter l’insécurité provoquée par le manque, l’altérité et le non-savoir, vivre une juste relation supposera un long chemin. Un homme devra quitter le monde « de papa et maman », le monde familier qui lui fournit ses repères et le rassure. En prenant le risque de l’inconnu, il pourra s’attacher peu à peu à sa femme dans une relation qui fera place à la différence de chacun. Alors ils recevront l’un de l’autre d’être (de devenir peu à peu) une « chair unique », une personne à part entière assumant sa singularité et donc sa fragilité – ce que connote le terme « chair », selon l’anthropologie biblique.

Mariage (Marc 10,2-16)

Des pharisiens abordèrent Jésus et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient : « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? » Jésus leur répondit : « Que vous a prescrit Moïse ? » Ils lui dirent : « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. » Jésus leur dit : « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle. Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme. À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question. Il leur dit : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle de-vient adultère. »

Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement. Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

Au cœur de ce passage, le Jésus de Marc cite la dernière phrase du récit de la Genèse lu en première lecture. Deux points de tension apparaissent dans la reprise qu’il en fait. D’une part, pour Jésus, la phrase représente l’intention originelle de Dieu à propos du mariage. Or, dans la Genèse, rien n’indique qu’il s’agisse de mariage. D’autre part, dans la formulation de Jésus, cette union vise la fusion de deux êtres en un seul, comme le précise son commentaire : « ils ne sont plus deux, mais une seule chair ». Cela fonde l’indissolubilité du mariage : littéralement, « ce que Dieu a mis sous le même joug, que l’homme ne l’éloigne pas » (Mc 10,8b-9). Cette interprétation est assez éloignée de ce que je lis dans le récit de la Genèse qui met l’accent sur la séparation de l’homme et de la femme et sur leur différenciation, plus que sur leur union. Pour faire bref, en Genèse, Dieu sépare homme et femme ; en Marc, il les unit !

Mais l’interprétation donnée par Jésus est tributaire du contexte dans lequel il recourt à ce texte. Il s’agit d’une controverse avec les pharisiens à propos d’indissolubilité du mariage. Ces derniers tendent un piège à Jésus en essayant de le mettre en contradiction avec Moïse qui permet à un homme de répudier sa femme (voir Deutéronome 24,1-4). La répartie de Jésus est celle d’un rabbin. Puisque ses adversaires s’appuient sur la loi de Moïse, sa réponse ne peut se dispenser d’une référence semblable. De préférence, l’argument devra reposer sur un texte qui, parce qu’il précède la Loi donnée à Israël par Moïse, peut se revendiquer d’une autorité plus forte encore. C’est pourquoi, en citant le texte de Genèse, Jésus invoque le projet initial du créateur : l’indissolubilité du lien entre homme et femme. Par rapport à ce projet, la loi de Moïse est une sorte d’accommodement rendu nécessaire par le comportement humain (« c’est à cause de votre dureté de cœur que Moïse vous a donné cette règle »).

C’est ainsi que Jésus relit la Genèse et la développe en un autre sens, en fonction de la polémique qui l’oppose aux pharisiens. Alors que le texte de Genèse évoque la difficulté de la relation entre femme et homme et l’état d’esprit qu’elle suppose pour être épanouissante, Jésus développe ce que cette relation peut permettre : construire une véritable unité entre les partenaires, une unité capable de défier la durée en évitant le piège de la dureté du cœur.


Traduction personnelle de Genèse 2,18-24

18 Le Seigneur Dieu [se] dit : « Ce n’est pas bien que l’humain soit à sa solitude. Je ferai pour lui un secours comme son vis-à-vis ». 19 Et le Seigneur Dieu modela de l’humus tous les vivants des champs et tous les volatiles des cieux et il [les] fit venir vers l’humain pour voir ce qu’il leur criera ; et tout ce que lui criera l’humain [à un] être vivant, c’est son nom. 20 Et l’humain cria des noms pour tout le bétail et pour les volatiles des cieux, et pour tous les vivants des champs ; mais pour un humain, il ne trouva pas de secours comme son vis-à-vis. 21 Et le Seigneur Dieu fit tomber une torpeur sur l’humain qui s’endormit, et il prit un de ses côtés et ferma la chair à sa place. 22 Et le Seigneur Dieu construisit le côté qu’il avait pris de l’humain en femme et il la fit venir vers l’humain. 23 Et l’humain [se] dit : « Celle-ci, cette fois, est os de mes os et chair de ma chair ; à celle-ci il sera crié “femme” (’isshâ) car d’“homme” (’îsh) a été prise, celle-ci ! » 24 Sur quoi un homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront chair unique.