Chacun(e) d’entre nous a légitimement ses préférences. Mais que dit la Bible de ce qui est à préférer si l’on aime la vie et qu’on désire la voir s’épanouir au mieux ? Les lectures de ce dimanche proposent deux pistes.
Préférer la Sagesse (Sagesse de Salomon 7,7-11)
J’ai prié, et le discernement m’a été donné. J’ai supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu à moi. Je l’ai préférée aux sceptres et aux trônes ; à côté d’elle, j’ai tenu pour rien la richesse ; je ne l’ai pas comparée à une pierre sans prix ; tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable, et, en face d’elle, l’argent sera regardé comme de la boue. Plus que la santé et la beauté, je l’ai aimée ; je l’ai choisie de préférence à la lumière, parce que la clarté qui émane d’elle ne s’éteint pas. Toutes les bonnes choses me sont venues avec elle et, par ses mains, une richesse incalculable.
Celui qui parle en première personne dans ce passage, c’est le roi Salomon, auteur fictif du Livre de la Sagesse. Ce qui a eu sa préférence, dans tout ce qui lui a été donné, c’est la sagesse. Il l’a préférée, dit-il, à tout ce qui est considéré habituellement comme essentiel pour un roi : le pouvoir et le prestige du sceptre et du trône, la richesse (pierres précieuses, or et argent), la santé et la beauté, et même la lumière. Et il ajoute : tout ce à quoi un grand roi peut aspirer et ce à quoi Salomon a renoncé pour la sagesse, lui est venu grâce à elle, mais d’une autre façon.
La sagesse, en effet, est le vrai pouvoir, parce qu’elle enseigne la maîtrise de soi, qui consiste à ne pas se laisser emporter par les forces intérieures, par les émotions, par les sentiments ; elle enseigne ainsi l’art de bien user du pouvoir. Elle est la vraie richesse, parce qu’elle apprend à considérer tout comme un don et donc à ne pas tout vouloir ; et si la richesse matérielle asservit l’être humain, la sagesse le rend libre vis-à-vis des biens possédés. Elle est aussi la source de la santé, parce qu’elle enseigne la modération et une certaine distance par rapport aux besoins primaires ; elle est aussi source de santé mentale parce qu’elle enseigne à ne pas se laisser polluer l’esprit par ce qui l’encombre ou veut lui imposer sa loi. Elle est la vraie lumière, parce qu’elle est source de lucidité, qu’elle permet de s’orienter dans la vie et prévient contre l’illusion des apparences ; cette lumière est supérieure à celle du soleil, car elle brille même dans les ténèbres.
Pour l’auteur du livre qui donne la parole à Salomon, la sagesse est un don qu’il faut de-mander à Dieu. Car la vraie sagesse consiste à cultiver un art de vivre en s’ajustant à l’ordre de la création, en s’accordant au désir de vie que Dieu met au cœur des humains. C’est pourquoi la parole de Dieu est source d’une authentique sagesse.
Préférer le Christ (Marc 10,17-30)
Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » Jésus lui dit : « Pourquoi dis-tu que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. Tu connais les com-mandements : Tu ne commettras pas de meurtre, d’adultère, de vol, de faux témoignage ; tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère. » L’homme dit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » Jésus, posant son regard sur lui, l’aima et lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel. Puis viens, accompagne-moi. » Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Jésus les regarde et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour t’accompagner. » Jésus déclara : « Amen, je vous dis que nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, maison ou frères ou sœurs ou mère ou père ou enfants ou champs, sans qu’il reçoive au centuple, en ce temps déjà, maisons et frères et sœurs et mères et enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
La question centrale de ce passage de Marc est un peu différente de celle du texte de la Sagesse car elle ne porte pas directement sur ce qu’il faut préférer, mais sur ce qu’il y a lieu de faire pour avoir la vie, celle que la mort ne met pas en échec. L’homme qui pose la question à Jésus a une attitude un peu trop déférente : il se met à genoux, dans la position d’un serviteur, appelle Jésus « bon maître » (au sens d’enseignant) et demande ce qu’il doit faire. Son attitude est celle d’un homme soumis, qui ne demande qu’à obéir. Jésus refuse cependant le qualificatif : c’est qu’il s’apprête à montrer davantage d’exigence que de bonté. Mais aussi, en rappelant que seul Dieu est bon, il suggère que la vie éternelle que l’homme souhaite pour lui n’est pas d’abord le résultat d’un effort à faire pour l’obtenir, mais un don de la bonté de Dieu.
Cela dit, ce don n’arrive pas par un coup de baguette magique. Selon l’Ancien Testament, Dieu montre le chemin de la vie par le don de la Loi. C’est à elle que Jésus commence par renvoyer son interlocuteur, en citant ce que ce dernier connaît bien : le Décalogue, les dix Paroles au cœur de la Loi. Mais de ce texte, Jésus cite seulement la seconde partie. Il rappelle ainsi que quiconque attente en quelque manière à la vie d’autrui, à son mariage, à ses biens ou à sa réputation – bref qui lui fait du tort – suit un chemin qui le conduit à la mort. Jésus rappelle encore le seul précepte positif du Décalogue – honorer père et mère – un précepte qui, au-delà du respect dû aux personnes concrètes, invite à reconnaître que la vie est un don et qu’elle ne peut s’épanouir que si elle est vécue dans cet esprit. Sur tous ces points essentiels, l’homme se déclare « en règle », ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui, d’emblée, s’est montré prêt à se soumettre à la parole du Maître.
Mais s’abstenir de comportements qui nuisent à la vie – à celle d’autrui comme à la sienne propre – ne suffit pas. Inspiré par l’amour pour son interlocuteur, Jésus lui indique comment aller plus loin. Apparemment, les ordres qu’il lui donne – donner ses biens aux pauvres et l’accompagner – n’ont aucun lien avec le Décalogue. Pourtant, ils le rejoignent en profondeur. En effet, les préceptes que Jésus a omis dans sa citation de ce texte, ce sont, d’une part, les premiers qui demandent à l’Israélite de s’attacher à Dieu seul et de renoncer aux idoles, et d’autre part, les derniers qui le mettent en garde contre la convoitise. C’est précisément ces commandements que Jésus reformule en les adaptant à la situation de l’homme qui l’a inter-pellé sur ce qui conduit à la vraie vie.
En disant à l’homme « vends ce que tu as et donne-le aux pauvres », Jésus l’invite à renoncer à la convoitise qui l’enchaîne à ce qu’il a, mais aussi à l’idole qu’est la richesse. En se débarrassant de ce qu’il possède, il se fera libre de ce qui risque de le posséder, de le rendre es-clave. Voilà qui rejoint le tout début du Décalogue où Dieu se présente comme celui qui libère de l’esclavage. Donner ses biens aux pauvres, ce sera faire œuvre de solidarité avec eux ; ce se-ra surtout accepter le manque sans lequel il est difficile d’être libre pour l’alliance.
En disant ensuite « viens, accompagne-moi », Jésus l’invite son interlocuteur à s’attacher à lui sans partage, à engager sa liberté nouvelle dans une alliance avec lui. Il reformule ainsi le premier commandement : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi ». S’attacher à Jésus, c’est en effet s’attacher à Dieu ; c’est se faire l’allié de celui qui le libère – mieux : qui l’invite à se libérer. Car il ne s’agit plus ici de se soumettre, de se conformer à une loi ou à la parole d’un maître, d’être raisonnable et obéissant. Ce à quoi Jésus l’appelle, c’est à se risquer dans l’inconnu, à renoncer à un trésor qu’il possède pour un trésor qui lui est seulement promis. Voilà comment il se disposera à recevoir une vie contre laquelle la mort ne peut rien.
L’exigence lumineuse de Jésus provoque chez notre homme de la tristesse qui assombrit son visage. Sans doute comprend-il que la parole de Jésus lui ouvre le chemin de la vie. Mais ses richesses l’enchaînent et le paralysent, l’empêchant de s’en défaire. Jésus poursuit alors son discours à l’adresse de ses disciples : le royaume de Dieu est incompatible avec la richesse, dit-il. « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dira le Jésus de Matthieu (6,24) et de Luc (16,13). Car l’argent est une idole, comme le suggère l’appellation Mammon. Or, une idole asservit ce-lui qui la sert, au contraire du vrai Dieu qui libère ceux qui le servent. Il y a donc incompatibilité radicale entre les deux. Les réactions de plus en plus stupéfaites des disciples sont là pour souligner combien il est difficile d’entrer dans cette façon de voir, et surtout combien il est rude de faire le choix de Dieu. D’ailleurs, seul ce dernier peut le rendre possible.
Pierre intervient alors : lui et les disciples ont laissé « toutes choses » derrière eux pour suivre Jésus. (Ainsi, par son appel, celui-ci rendait possible ce qui est impossible aux humains !) La réponse de Jésus est curieuse : alors que, dans la conversation avec l’homme et dans ce que Pierre affirme, il est question de quitter des richesses ou des choses, Jésus change de plan : il parle surtout de quitter la maison familiale et les gens qui y vivent. Si les riches sont souvent enchaînés par les biens qu’ils possèdent, tout le monde est susceptible d’être enchaîné par l’une ou l’autre personne de sa famille (on notera ici la répétition des « ou », censurée dans la version liturgique qui les remplace par des virgules), d’être rendu étranger à soi-même (c’est-à-dire « aliéné ») par elle. Se faire libre de ces attaches à cause de Jésus et de l’Évangile permet au disciple de s’ouvrir à une communauté humaine faite de multiples liens (on notera ici les « et » répétés, censurés eux aussi dans la version liturgique), autour d’un seul et même père, Dieu. (On notera que le mot « père », présent dans la première série, est absent de la seconde : là, le père, c’est Dieu de qui le disciple reçoit « maisons et frères et sœurs et mères et enfants et champs, […] et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »). Cette communauté qui sera à même de soutenir chez chacun de ses membres la difficile liberté qui est un chemin de vie authentique.