Le salut est une thématique tentaculaire dans la Bible tout entière. Les lectures de ce dimanche y font écho, chacune à leur façon.

Sauvés de l’exil (Jérémie 31,7-9)

Ainsi parle le Seigneur : Poussez des cris de joie pour Jacob, acclamez la plus importante des nations ! Faites-vous entendre, louez et dites : « Seigneur, sauve ton peuple, le reste d’Israël ! » Voici que je les fais revenir du pays du nord, que je les rassemble des confins de la terre ; parmi eux, aveugles et boiteux, femmes enceintes et accouchées, ensemble : une grande assemblée revient ici. Ils viennent en pleurant mais dans les supplications, je les mène, je les conduis vers les cours d’eau par un droit chemin sur lequel ils ne trébucheront pas. Car je deviens un père pour Israël, Éphraïm est mon fils aîné.

L’exil à Babylone a été la crise la plus importante que l’Israël biblique a traversée. Cet événement profondément traumatisant a provoqué, en plus de nombreuses souffrances endurées par les gens, l’éclatement de tous leurs repères : politiques, sociaux, familiaux, religieux. Mais pour l’élite du peuple en tout cas, il a été l’occasion d’une réflexion sérieuse sur les causes de cette catastrophe. Ils sont arrivés à la conclusion qu’elle était due à l’infidélité d’Israël : sous l’impulsion de ses chefs, roi en tête, le peuple a rompu, de façon répétée, l’alliance avec son dieu. Conscients de cette responsabilité, certains ont vu dans l’épreuve de l’exil babylonien un creuset pour une refondation du peuple, une chance de renouvellement pour un « reste » purifié par cette épreuve. Parmi ceux-ci, les prophètes Jérémie (ou ses disciples) et Ézéchiel. Ils ont annoncé que, si Dieu avait châtié son peuple, il restait proche de lui, dans l’espoir de le sauver en le ramenant à l’alliance. L’extrait du livre de Jérémie illustre précisément ce message.

Le début de l’oracle est curieux. Par la bouche du prophète, le Seigneur commence par inviter ceux qui l’écoutent à se réjouir pour celle qu’il appelle « la plus importante des nations » – nommée tour à tour, dans ce texte, du nom de ses ancêtres, Jacob, Israël ou Éphraïm. Puis, sans transition, il lui demande de prolonger sa louange en demandant au Seigneur de « sauver son peuple, le reste d’Israël » – ceux qui, malgré l’épreuve et grâce à elle, sont revenus à l’alliance, se sont montrés fidèles. Mais pourquoi donc inviter à la joie alors que le salut n’est pas encore réalité ? Sans doute est-ce, de la part de Dieu, une invitation à croire que le salut est déjà donné, et donc à s’en réjouir, même s’il ne se voit pas encore concrètement et s’il faut donc encore demander au Seigneur de le mettre en œuvre. La réponse de ce dernier est d’ailleurs immédiate, et elle explicite ce que signifie « sauver ».

Pour les déportés dispersés aux quatre coins de la Babylonie, le salut consiste à être rame-nés « ici », comme le Seigneur le dit (un ici censuré dans la version liturgique). « Ici », c’est là où Dieu se trouve (symboliquement) : à Jérusalem, cœur de la terre d’Israël, d’où les exilés ont été arrachés. Le Seigneur va donc rassembler les dispersés et les guider vers leur pays. Parmi eux, il distingue deux catégories de personnes, apparemment importantes à ses yeux. D’une part, les aveugles et les boiteux, des personnes à qui la loi interdit de pénétrer dans le temple (Lévitique 21,18 ; Deutéronome 15,21), mais qui, en raison de leur handicap, méritent un sur-croît de respect (Lévitique 19,14 ; Deutéronome 27,18). D’autre part, les femmes enceintes et les jeunes mères, celles qui portent dans leur sein ou dans leur bras les tout petits enfants, fragile avenir du peuple. Dans cette « grande assemblée », on trouve donc aussi les plus vulnérables : le « reste » qui revient à Jérusalem, ce n’est pas l’élite, ni même les seuls fidèles qui ont tenu bon. En font aussi partie ceux dont le Seigneur prend spécialement soin.

En ramenant son peuple vers lui, Dieu révèle ce qu’il est : un père qui prend soin de ses fils et ses filles. Sur un chemin sans obstacle où l’eau ne manquera pas, il guide ceux qui pleurent et demandent grâce parce qu’ils savent qu’ils se sont éloignés de lui. En bon père, il entoure particulièrement celles et ceux qu’en raison de leur fragilité, on aurait tendance à négliger dans l’effervescence du retour. Mais il ne s’agit pas de ramener l’amour paternel de Dieu à ces gestes de bonté et de tendresse. Père, il l’a été aussi quand il a laissé son peuple connaître les conséquences amères de ses fautes : il lui montrait ainsi combien il est insensé de mépriser la loi, donnée pour que la vie reçue de lui puisse s’épanouir. Car ce dont il fallait sauver le peuple, c’était moins de son exil, que de ce qui l’y avait conduit, de sorte qu’une fois rentré chez lui, il choisisse résolument un chemin de vie.

Salut par la foi (Marc 10,46b-52)

Tandis que Jésus sortait de Jéricho, ainsi que ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis à côté du chemin. Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier et à dire : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » Beaucoup le rabrouaient pour qu’il se taise, mais il criait beaucoup plus : « Fils de David, aie pitié de moi ! » Jésus s’arrêta et dit : « Appelez-le. » Ils appellent l’aveugle en lui disant : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » Mais lui, jetant son manteau, bondit et courut près de Jésus. Lui répondant, Jésus dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Et aussitôt il retrouva la vue, et il accompagnait Jésus sur le chemin.

Si l’oracle de Jérémie met en lumière l’action du Seigneur au profit d’Israël et de son sa-lut, ce récit évangélique souligne un autre aspect du processus : l’action de celui qui reçoit le salut. Mais d’abord, comment celui-ci apparaît-il dans le récit de Marc ? En comparant le début et la fin de la scène, on perçoit une transformation à plusieurs facettes. L’aveugle Bartimée (« fils d’Honoré ») a retrouvé la vue ; le mendiant ne dépend plus de la charité des autres ; ce-lui qui était assis est debout et marche ; celui qui était à côté du chemin est à présent sur la route, accompagnant Jésus comme un disciple. Bref, celui qui était dans le noir, passif, dépendant, marginal, est dans la lumière, actif et pris dans le courant de la vie. Comment a-t-il pu vivre une telle transformation, une sorte de résurrection ?

Dans un premier temps, il y a son cri. Quand il apprend que « Jésus de Nazareth » passe à proximité de lui, il l’appelle « Fils de David », c’est-à-dire messie ou christ. Cela explique son cri : ses yeux d’aveugle discernent le messie dans celui qui passe et cela éveille en lui de l’espoir et de la confiance. Ce Jésus est pour lui la chance d’un nouveau possible, s’il parvient à attirer son attention, sa bienveillance, sa compassion. Dans la foule, beaucoup cherchent à le faire taire, c’est-à-dire à le repousser dans son silence, dans sa marginalité d’aveugle mendiant. Mais à ces « beaucoup » qui le rabrouent, il oppose un cri « beaucoup » plus fort : dans sa con-fiance en Jésus, il refuse de se laisser museler et de se résigner au triste sort dans lequel on voudrait qu’il reste confiné. Jésus s’arrête et, interpellant ceux qui importunent l’aveugle, il leur dit de l’appeler. Aussitôt, retournant leur veste, ces suiveurs répercutent l’appel. Ils l’invitent même l’homme à avoir confiance, comme s’ils n’avaient pas saisi que c’est justement la confiance qui le fait crier, malgré leurs rebuffades !

Invité à « se lever », Bartimée « bondit » après avoir rejeté le manteau qui pourrait entra-ver son élan, mais qui symbolise aussi l’état de mendiant qu’il espère quitter. Puis il « court » auprès de Jésus, ce qui trahit sa hâte à rencontrer celui qui l’appelle. Du reste, son mouvement est tellement « parlant » que Jésus y « répond » (pas selon le censeur, bien sûr, qui n’a pas cherché à comprendre à quoi Jésus peut bien « répondre »). Mais sa réponse est paradoxale-ment une question, comme si Jésus souhaitait que l’homme explicite le désir qui l’a fait crier vers lui, puis bondir à sa rencontre. C’est « l’aveugle » qui répond alors, exprimant son désir de voir. Il n’appelle plus Jésus « fils de David », mais « Rabbouni », « mon maître », comme s’il manifestait ainsi un autre désir : celui d’être un disciple. Et il le deviendra, en effet, puisqu’il « accompagnera » désormais Jésus (dans la dernière phrase, le verbe est conjugué à l’imparfait, ce qui suggère le caractère définitif de cet accompagnement).

Curieusement, la dernière répartie de Jésus – « Va ! Ta foi t’a sauvé. » – précède le recouvrement de la vue par celui qui le demandait (« aussitôt, il retrouva la vue »). Mais plutôt que de parler de guérison, Jésus parle de salut, attribuant celui-ci non à sa propre action, mais à la foi de l’aveugle. Dans ce cas, la guérison est le signe d’une libération plus complète, d’un « sa-lut » au sens fort. Et de quoi est faite cette « foi », sinon du désir intense d’une autre vie, de la confiance en Jésus et en sa capacité à rencontrer son désir, du refus de se résigner devant les obstacles et d’une rencontre sans détour avec un maître dont il aspire à devenir le disciple ? Voilà ce qui permet la nouvelle naissance que décrit la dernière phrase du récit.