« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (Deutéronome 6,2-6)
[Moïse disait au peuple :] « Tu craindras le Seigneur ton dieu en observant tous ses décrets et ses commandements que je te prescris aujourd’hui, toi et ton fils et le fils de ton fils, de sorte que tes jours se prolongent. Et tu écouteras, Israël, et tu veilleras à mettre en pratique ce qui te doit te rendre heureux et qui vous permettra de devenir très nombreux, ainsi que le Seigneur, le dieu de tes pères, te l’a dit (en promettant) un pays ruisselant de lait et de miel. Écoute, Israël, le Seigneur notre dieu est l’unique Seigneur. Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton désir et de toute ta force. Ces paroles que je t’ordonne aujourd’hui resteront dans ton cœur. »
La lecture liturgique commence avec le v. 2… Je le vois, je m’étonne et vais lire le texte. Voici comment il commence : « (1) Ceci est l’ordre, les prescriptions et les règles que le Seigneur votre dieu a ordonné de vous enseigner pour les mettre en pratique dans le pays où vous aller passer pour en hériter, (2) de sorte que tu craignes le Seigneur ton dieu en observant toutes ses prescriptions et ses ordres que je t’ordonne, à toi et à ton fils et au fils de ton fils, tous les jours de ta vie, et de sorte que tes jours se prolongent. » La phrase est très articulée. Elle commence en annonçant un « ordre » au singulier. Il sera complété par des prescriptions et des règles qui le « distilleront » de façon plus concrète. Ces commandements sont destinés à tout le peuple (« vous ») à qui Moïse et ses successeurs doivent les enseigner. Cet enseignement une fois reçu, il s’agira de passer aux actes, car c’est de cette manière que « tu craindras » le Seigneur. On note le passage au « tu » singulier : si la loi concerne tout le peuple, chacun(e) en son sein est concerné(e) par elle, d’où l’énumération « toi et ton fils et ton petit-fils… » L’enjeu de cela ? « Que tes jours se prolongent », autrement dit, que ta vie puisse s’épanouir pleinement. La suite précise : pratiquer la loi du Seigneur procurera du bien, du bonheur à chacune et à chacun ; cela assurera aussi la fécondité du peuple qui se multipliera. C’est bien là ce que désire le Seigneur pour son peuple, ce pour quoi aussi il lui donnera un pays « où coulent lait et miel ».
Après ce long préambule où Moïse rappelle le désir de Dieu quand il donne la loi à Israël et à chaque israélite, résonne « l’ordre » au singulier annoncé dès le début. Spontanément, on comprend que cet ordre demande d’aimer Dieu. Pourtant, le seul impératif de la phrase, c’est « Écoute ». Une écoute sans objet direct. Un « écoute ! » qui peut également signifier « en-tends ! », au sens de « comprends ! », ou qui peut aussi viser l’obéissance (comme en français le verbe « écouter »). Et la première parole à écouter et à comprendre, porte sur l’unicité de « notre Dieu », le Seigneur – en hébreu, YHWH. Entendre cela, le comprendre, c’est commencer à l’« aimer ». Jésus semble l’avoir bien compris quand il répond au scribe qui l’interroge sur le premier commandement.
Le premier commandement… et le deuxième (Marc 12,28b-34)
Et l’un des scribes […] s’avança (vers Jésus) et l’interrogea : « Quel est le premier commande-ment de tous ? » Jésus lui répondit : « Voici le premier : “Écoute, Israël. Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force”. Le second est celui-ci : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. » Le scribe lui dit : « Bien, Maître, tu as dit avec vérité qu’“il est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que lui” et que “l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force”, et “aimer son prochain comme soi-même”, est plus que tous les holocaustes et les sacrifices. » Jésus, voyant qu’il avait répondu judicieusement, lui dit : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. »
Jésus cite donc le passage du Deutéronome en réponse à la question de ce spécialiste des Écritures qui l’interroge sur le commandement le plus important (tout ce qui est entre guillemets dans la réponse de Jésus ci-dessus est tiré de la Torah). En réalité la question de ce scribe était courante chez les rabbins du 1er siècle : quel est le cœur de l’ensemble un peu chaotique des 613 commandements que contient la Torah ? La réponse de Jésus n’est guère étonnante, puisqu’il cite l’« ordre » que Moïse lui-même privilégie, selon le Deutéronome. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’il ne s’en tient pas là. Il va en chercher un second qui se cache dans les replis du livre du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18). Ce qui unit ces deux paroles, c’est le verbe initial, identique en hébreu (rapprocher 2 paroles sur la base d’un mot commun un procédé rabbinique connu).
Mais que veut dire « aimer » ? Dans la Bible, ce terme a certainement une dimension moins affective, voire sentimentale, qu’en français courant. Aimer y relève davantage de la ré-flexion, de la volonté, de la décision. De plus, le verbe peut se décliner différemment en fonction de son objet – ce qui vaut aussi aujourd’hui : aimer un fils n’est pas la même chose qu’aimer un conjoint, ou un ami, un roman ou les frites… Que dirais-je donc à propos d’aimer Dieu « de tout son cœur » (intelligence et volonté), « de toute son âme » (ou de tout son dé-sir, de toute sa personne) et « de toute sa force » (de toute l’intensité dont on est capable), comme dit le Deutéronome ? Question d’autant plus cruciale que, de cela, dépend le bonheur et la fécondité, selon Moïse.
La question me semble rebondir car « Dieu » est un « mot valise » que chacun a tendance à remplir de ce dont il a besoin pour le voyage… Lorsque l’on découvre ce « personnage » en lisant la Genèse page à page, on sera surpris (pour autant que l’on accepte de mettre entre parenthèse ce que l’on croit savoir de Dieu – ce qui me semble utile si l’on veut apprendre quelque chose de la Bible que l’on ne « sache » pas déjà ! D’ailleurs, qui prendrait intérêt à lire un polar en sachant dès le début qui est l’assassin et comment l’inspectrice de police l’a découvert ?). On sera surpris, donc, en voyant que l’essentiel de ce que fait le personnage divin consiste à séparer, c’est-à-dire à instaurer des différences et à mettre des limites. Il est celui qui fait que les êtres et les choses sont, et qu’ils sont différents, son but étant de permettre des alliances qui supposent des parties distinctes, différentes, comme on le découvrira peu à peu en lisant.
Ainsi, dans le récit de la création, il sépare la lumière des ténèbres, le ciel de la terre et de la mer ; il sépare la végétation de la terre, distingue les astres et leurs fonctions, sépare les espèces animales, crée l’humain « mâle et femelle » avant de le séparer en deux côtés : la femme et l’homme, la différence de chacun le rendant singulier. On le verra ensuite distinguer les deux frères Caïn et Abel, séparer les humains qui construisent Babel et diversifier leurs langues. Et lorsqu’il appelle Abraham, il lui dit de se séparer de son père et de sa maisonnée, ce qui lui permettra de devenir un porteur de vie pour d’autres… Ainsi, le dieu biblique apparaît de façon insistante comme celui qui, par sa parole et son action, appelle chacune et chacun – et chaque groupe humain – à assumer positivement sa différence, son désir unique, sa personnalité singulière en vue de s’ouvrir à des alliances fécondes parce que respectueuses des différences de chacun(e).
Or – il me semble – les personnes sont souvent poussées à se conformer, à rentrer dans le rang, à mettre leurs différences entre parenthèses, voire à les nier. Il n’est pas douteux que c’est le cas aussi dans l’Église, d’ailleurs. Dans ce contexte, « aimer Dieu », c’est aimer celui qui appelle chacune et chacun à être lui-même ou elle-même dans sa singularité la plus profonde, avec son désir propre et sa personnalité unique. C’est vouloir ce qu’il veut en se laissant arracher à tout ce qui rend servile, à tout ce qui aliène, c’est-à-dire qui fait d’une personne autre chose que ce qu’elle est. C’est adhérer à l’unique Seigneur qui veut que tout être humain soit unique à son image, non pour s’opposer à autrui, mais pour être prêt à une authentique rencontre, à une alliance qui tente de conjuguer au mieux les différences légitimes. En ce sens, aimer Dieu c’est aussi s’aimer soi-même, se préférer à son propre confort, à sa sécurité, à sa tranquillité…
Que serait alors « aimer son prochain », mais aussi l’étranger ? Dans le même chapitre 19 du Lévitique, en effet, il est écrit aussi « Tu aimeras l’étranger comme toi-même » (v. 34). Ce précepte est d’ailleurs ponctué par la même exclamation que celui d’aimer le prochain : « Je suis le Seigneur votre dieu ». Il s’agit donc d’accueillir l’autre – proche ou, lointain – comme un être singulier, de le vouloir différent – sans nécessairement d’avoir de l’affection pour lui ! Or, spontanément, ce qui souvent me plaît dans l’autre, c’est ce qui me ressemble, me rassure ou me comble. S’il en est ainsi, comme dit la chanson, « c’est moi que j’aime à travers l’autre », et il faut bien reconnaître que c’est toujours un peu le cas. Aimer l’autre, c’est aller au-delà de cela pour apprendre à respecter et à apprécier aussi ce qui le fait autre, irréductiblement.
À cet égard, le contexte de l’ordre concernant le prochain, en Lévitique 19, mérite d’être lu : « Tu ne haïras pas ton frère en ton cœur ; tu auras à faire des reproches à ton proche et tu ne te chargeras pas d’une faute contre lui. Tu ne te vengeras pas ni ne seras rancunier contre les fils de ton peuple, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur » (v. 17-18). La loi commence par une mise en garde pleine de sagesse et de compréhension de la nature humaine. Ce sont ceux qui nous sont le plus proches (le frère, le proche, le prochain) que nous haïssons le plus facilement, souvent sans en être conscients, d’ailleurs. Non que nous éprouvions des sentiments ou que nous ayons des accès de haine vis-à-vis d’eux. Pour « haïr » l’autre, il suffit de ne pas aimer en lui ce qui le rend différent, ce qui échappe, ce qui, en lui, se dé-robe à nos prises, à notre contrôle, à nos désirs. Mais l’autre peut aussi me haïr en ce même sens : il peut vouloir que je sois conforme à ce qu’il souhaite, que, sans le savoir, il veuille me priver de moi-même. Dans ce cas, dit la loi, loin de se laisser faire, il fait oser parler, « faire des reproches », prendre ses distances. Autrement, « tu te chargeras d’une faute contre lui ». Le laisser agir ainsi n’est pas juste, en effet, sans compter qu’à la longue, on risque d’en venir à le haïr en retour, à vouloir « se venger », à « cultiver de la rancune envers » lui. Voilà ce que c’est « aimer son prochain ».
Quelle sagesse dans ce passage ! Aimer l’autre, c’est d’abord ne pas le haïr et ne pas laisser se créer des situations où peut naître la rancune, le désir de vengeance. En filigrane, on devinera la nécessité de chercher à être le plus lucide possible sur ce qui se joue dans une relation et de tenter au mieux d’y promouvoir la vie, la sienne propre comme celle de l’autre. On permettra ainsi qu’au cœur de la relation, se concrétise peu à peu l’épanouissement et le bon-heur, ce qui est le désir de Dieu pour l’un(e) et l’autre.