Les textes de ce dimanche relèvent d’une littérature d’un autre âge, mais qui inspire encore aujourd’hui des peurs, des attentes, de la violence. C’est une littérature de crise, caractérisée par des persécutions frappant les croyants. Ainsi, le livre de Daniel (1re lecture) remonte à l’époque de la persécution des rois grecs séleucides contre les juifs à qui ils pré-tendent imposer leur culture (hellénisme). Ils menacent ainsi l’identité de ces juifs qui entrent alors en résistance, parfois au moyen de la violence. Quant au chapitre 13 de l’évangile de Marc, on peut le dater des années 60 de notre ère, une décennie où les chrétiens connaissent de graves difficultés au sein de l’empire romain : de vexations, on en arrive à des persécutions même si elles ne sont pas systématiques.
Dans ce contexte, des textes voient le jour – comme ceux des lectures de ce dimanche – dont la visée est de soutenir la résistance dans les temps troublés, d’encourager à tenir bon dans l’adversité. On les qualifie d’« apocalyptiques », du grec apokaluptein, dévoiler, révéler. De quel dévoilement s’agit-il ? Il se situe l’essentiellement sur deux re-gistres. D’une part, il révèle le sens de l’histoire à la lumière de Dieu ou du Christ en présentant les temps difficiles que les croyants traversent comme le signe de l’ultime combat par lequel Dieu remportera une victoire définitive sur le mal et ses agents. D’autre part, ils révèlent les valeurs fondamentales à défendre envers et contre tout en y restant fidèle coûte que coûte, et cela, afin d’avoir la vie.
Résurrection (Daniel 12,1-3)
En ce temps-là se dressera Michel, le grand Prince, celui qui se dresse près des fils de ton peuple. Car ce sera un temps de détresse comme il n’y en a jamais eu depuis que les nations existent, jusqu’à ce temps-ci. Mais en ce temps-ci, ton peuple sera délivré, tous ceux qui se trouveront inscrits dans le Livre. Beaucoup de gens qui dormaient dans la poussière de la terre s’éveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, et ceux-là pour la honte et la déchéance éternelles. Ceux qui ont réussi resplendiront comme le resplendissement du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à beaucoup, comme les étoiles pour toujours et à jamais.
Ce passage constitue la conclusion de la grande vision qui, en finale du livre de Daniel (ch. 10–11), annonce, sous forme de prophétie, les temps très troublés que les lecteurs de l’époque traversent. Elle montre comment ces temps difficiles mettent fin à une longue histoire de guerres et de tribulations en tous genres. Cette révélation s’achève par l’évocation de la défaite du persécuteur des juifs (11,40-45) qui inaugure la fin du temps. Celle-ci sera ponctuée par la résurrection et la rétribution des humains – ce dont parle l’extrait retenu.
Le but de cette longue annonce est de permettre aux croyants de vivre les malheurs du temps avec espérance. Leur présent les plonge dans une telle détresse qu’ils ont le sentiment que la situation n’a jamais été aussi terrible et angoissante. Les explications qu’un être céleste confie à Daniel les invitent à voir les choses d’un autre point de vue, celui de Dieu : ce temps où la détresse est extrême est également le moment du salut définitif. C’est le temps de la lutte finale, où Dieu lui-même entre en jeu pour délivrer à jamais ceux qui auront tenu bon et dont le nom est inscrit dans le grand livre des vivants. C’est Michel qui figure cette implication décisive de Dieu, lui dont le nom est une question qui résonne comme un défi lancé aux puissances du mal : Mî-kâ-’el, « Qui est comme Dieu ? » Son intervention ne consiste cependant pas à lutter contre les fauteurs de mal : la fin de la vision a montré, en effet, que les rois guerriers responsables des malheurs des gens s’entre-détruiront. Michel se contente de se dresser aux côtés des compatriotes de Daniel (« les fils de ton peuple », ou « ton peuple ») pour les protéger dans les malheurs sans précédent qu’ils connaissent et pour préserver leur vie des suppôts des rois qui sèment la mort.
Dans ces circonstances tragiques, certains fidèles trouvent fatalement la mort, notamment parce qu’ils ont refusé de céder devant les tyrans. C’étaient des croyants, des justes, des sages, et ils sont morts pour Dieu. À une époque où l’idée de résurrection personnelle ou de survie de l’âme n’est pas courante au sein du peuple de la Bible, leur mort soulève une grave question : où est la justice de Dieu si celles et ceux qui sont morts pour lui rester fidèles disparais-sent à tout jamais ? L’auteur du livre répond par le truchement de l’être céleste qui révèle le dessous des choses à Daniel : Dieu triomphera aussi de la mort, se montrant plus fort qu’elle. Mais une fois réveillés, les morts feront l’objet d’un tri, d’une forme de jugement : les uns jouiront de la vie même de Dieu ; déchus, d’autres connaîtront la honte à jamais. Ces derniers ne sont pas décrits, au contraire des premiers.
De ces justes, il est dit qu’ils « ont réussi » – la version liturgique dit qu’ils « ont l’intelligence ». Le verbe est susceptible de plusieurs traductions, en effet. La « réussite » qu’il décrit parfois, c’est celle qui dérive d’une juste compréhension de la volonté de Dieu, de l’intelligence de sa Loi. Comme le dit le Psaume 1 : celui qui, se détournant du mal, médite la Torah jour et nuit et y met son plaisir, celui-là « réussira » en tout. Voici l’image d’une telle réussite : « Il sera comme un arbre planté près de canaux d’eau, qui porte son fruit en sa saison, et jamais son feuillage ne flétrit » (Ps 1,3). En Daniel 12, elle est évoquée par une autre image : celle de la lumière qui illumine la terre de jour (la lumière du soleil resplendissant) comme de nuit (les étoiles). Cette image prolonge ce que ces justes ont été pendant leur vie : leur fidélité à Dieu et à sa Loi leur a permis d’être lumière pour d’autres car ils ont enseigné à beaucoup comment vivre en justes.
Ainsi, en plus d’affirmer que Dieu est plus fort que la mort et qu’il est juste puisqu’il ne laisse pas dans la mort ceux qui sont morts pour lui, le texte souligne implicitement l’importance des choix que les humains font durant leur vie. En ce sens, il encourage en même temps à l’espérance envers et contre tout, et à la fidélité à Dieu et à sa Loi.
La venue du Fils de l’humain (Marc 13,24-32)
[Jésus disait à ses disciples :] « En ces jours-là, après cette grande détresse, « le soleil s’obscurcira et la lune ne donnera plus sa clarté ; les étoiles tomberont du ciel, et les puissances célestes seront ébranlées ». Alors on verra le Fils de l’humain venant dans les nuées avec grande puissance et avec gloire. Alors, il enverra les anges et il rassemblera les élus des quatre coins du monde, depuis l’extrémité de la terre jusqu’à l’extrémité du ciel.
Laissez-vous instruire par la comparaison du figuier : dès que ses branches deviennent tendres et que les feuilles poussent, vous savez que l’été est proche. De même, vous aussi, lorsque vous verrez arriver cela, sachez que le Fils de l’humain est proche, à votre porte. Amen, je vous dis que cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive. Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. Quant au jour et à l’heure, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils, mais seulement le Père. »
Ce passage de Marc est introduit dans le lectionnaire par les mots suivants : « Jésus parlait à ses disciples de sa venue ». Ils me paraissent un peu trop explicites, dans la mesure où Jésus emploie un langage moins direct et peut-être plus ciblé. En effet, il ne parle pas explicitement de lui-même, mais d’un « Fils de l’humain », un personnage mystérieux sorti tout droit du livre de Daniel (un passage du ch. 7 qui sera lu dimanche prochain). Là, dans le contexte d’un juge-ment universel, ce personnage fait son apparition « venant dans les nuées […] avec grande puissance et avec gloire » (Daniel 7,13). Chez Marc, il arrive au terme de « la grande détresse » décrite précédemment par Jésus (versets 5-23, mais que l’on se rassure : ce passage bizarre a été censuré dans la liturgie catholique). Dès lors, si Jésus parle de lui-même en évoquant ce personnage, il le fait en anticipant le rôle cosmique qu’il assumera lors de sa résurrection.
Le contexte de sa venue est celui de la « fin du monde », ou plutôt de la fin d’un monde, celui qui est inauguré par la création décrite en Genèse 1. La description est d’ailleurs tirée de deux passages du livre d’Isaïe (13,10 et 34,4 entre guillemets dans le texte ci-dessus) : ils an-noncent un jugement de Dieu, et Jésus confirme qu’ils s’accompliront. Ainsi, les astres perdent leur clarté et le ciel tombe sur la terre. Pour ce qui est de l’espace, c’est le retour au chaos d’avant les 2e et 3e jours de la création en Genèse 1 ; pour ce qui est du temps, c’est la destruction de l’horloge cosmique qui scandait le calendrier depuis le quatrième jour de la création. Bref, Jésus annonce la fin de l’histoire qui fait place nette pour la venue du Fils de l’humain. Mais cette venue ne se fait pas dans un contexte de jugement comme dans le livre de Daniel, jugement évoqué aussi par les citations d’Isaïe. Elle n’est pas non plus l’occasion d’introniser le Fils de l’humain comme en Daniel 7. Ici, il vient en faveur les élus pour les rassembler avec l’aide d’anges qu’il envoie partout où les sauvés se trouvent dans le monde. Son rôle est donc exclusivement positif, le jugement se résumant ici au rassemblement des justes, comme au Psaume 1,5.
Une question se pose cependant : quand cela arrivera-t-il ? Après les persécutions annoncées aux versets 9-13 ? Après les jours de détresse dont Jésus parle aux versets 14-20 ? En réalité, tout le discours qui précède vise à combattre cette curiosité, à empêcher les spéculations tout comme la passivité. La parabole du figuier rappelle ce qui a déjà été dit autrement : dès que des bouleversements se produisent ou que « l’abomination de la désolation » trône là où elle ne devrait pas se trouver, alors la fin est proche, et donc la venue du Fils de l’humain. Or, bouleversements, guerres, persécutions, famines, troubles divers, c’est le lot de l’histoire humaine. L’abomination de la désolation qui s’installe là où elle ne devrait pas – dans l’Église, par exemple – ça aussi c’est l’histoire : que l’on pense aux croisades, à l’inquisition, aux papes guerriers, à la pédocriminalité dans le clergé… En ce sens, la fin est toujours proche, le Fils de l’humain est sans cesse « aux portes ». Jésus lui-même le souligne pour ses disciples : « Amen, je vous dis que cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive ». De même, la proclamation de l’évangile le répète à chaque génération d’auditrices et d’auditeurs, puisque les paroles de Jésus « ne passeront pas ». Inutile d’en savoir davantage, de vouloir percer le secret de Dieu : l’important, c’est la vigilance (versets 33-37 – voir 1er Avent B).
Faites bien attention, restez en éveil et priez, car vous ignorez quand ce temps viendra. Cela se passera comme pour un homme qui part en voyage : il laisse sa maison, remet l'autorité à ses serviteurs, indique à chacun son travail et ordonne au portier de rester éveillé. Restez donc vigilants, car vous ne savez pas quand viendra le maître de la maison, le soir, ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou le matin. Qu'il ne vous trouve pas endormis quand il arrivera soudain ! Ce que je vous dis, je le dis à tous : Restez vigilants !
Il s’agit donc de vivre comme si le Fils de l’humain allait rassembler ses élus demain, voire tout à l’heure. Et donc de s’attacher à la seule réalité qui ne passera jamais, au contraire du monde créé, théâtre de l’histoire : la parole vivante de l’Évangile.