Un roi berger (Michée 5,1-4a)

[Ainsi dit le Seigneur :] Et toi, Bethléem Éphrata, [trop] petit pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui sera le maître d’Israël, dont les origines remontent aux temps anciens, aux jours d’autrefois. C’est pourquoi Dieu livrera son peuple jusqu’au temps où enfantera celle qui doit enfanter, et le reste de ses frères reviendra près des fils d’Israël. Il se dressera et il se-ra leur berger par la puissance du Seigneur, par la majesté du nom du Seigneur, son Dieu. Ils habiteront [en sécurité], car désormais il sera grand jusqu’aux confins de la terre. Et lui, il sera la paix !

Ce passage du livre de Michée commence par un « Et toi… », peut-être à traduire « Mais toi… ». Le « et » a été supprimé, sans doute parce que le censeur n’a pas jugé utile de lire le verset précédent. Il faut admettre qu’il est plutôt curieux : « Maintenant, fais-toi des incisions, ville de gangs : on a mis le siège contre nous ; à coups de bâton, ils frappent à la joue celui qui gouverne Israël ! » (4,14). Qu’est-ce que ce verset évoque ? Se faire des incisions rituelles, se taillader, est un signe de deuil (Deutéronome 14,1 ; Jérémie 48,37) ou une façon d’appeler une divinité pour qu’elle se manifeste (1 Rois 18,28). Quant à la « ville de bandes (armées) » (qui fait jeu de mots en hébreu avec le verbe précédent), c’est Jérusalem : elle est aux mains de divers gangs qui y sèment le chaos. Elle est donc fragilisée, alors même que l’ennemi a mis le siège devant elle. Le roi n’y est plus vu comme le souverain, mais comme un simple gouvernant dont on se moque et que l’on humilie en le frappant sur les joues, peut-être même avec son sceptre (le terme traduit par « bâton » désigne aussi le symbole du commandement). Bref, dans ce verset, le prophète invite Jérusalem à prendre le deuil, peut-être dans l’espoir de toucher Dieu, car elle est en grand péril, et son roi connaît le déshonneur.

C’est sur l’arrière-plan de ce drame, que Michée évoque un roi futur qui ramènera la paix dans le pays en proie à la désolation : « celui qui dominera Israël », celui qui « se dressera » comme « leur berger », revêtu de la puissance et de la majesté du Seigneur son dieu. Ce n’est donc pas de la capitale en péril que ce souverain viendra, mais d’un bourg tellement insignifiant qu’on ne le prend même pas en compte quand on évoque les clans formant le royaume de Juda. Ce bourg, c’est la ville natale de David, Bethléem non loin d’Éphrata (cf. 1 S 16,1), un lieu de triste mémoire puisque Rachel, l’épouse aimée de Jacob, y est morte en couches (Genèse 35,16-19).

Ainsi, après avoir interpellé Jérusalem en évoquant sa déchéance et son malheur, le prophète s’adresse joyeusement à Bethléem où la dynastie de David a ses origines lointaines et d’où sortira le nouveau maître d’Israël. Mais comme le roi régnant malgré son déshonneur est lui aussi un descendant de David, l’avènement du monarque annoncé impliquera une rupture qui se fera par un retour aux sources : ce roi sera un berger comme David. Comme David encore, fera habiter son peuple en sécurité en assurant la paix dans le pays. Comme David toujours, il sera grand au point d’être connu par toute la terre. Mais avant que cela se produise, le malheur durera : Dieu livrera son peuple (à l’ennemi) – le laissant aux conséquences de ses errements. Cela n’aura qu’un temps : une naissance sonnera l’heure du renouveau qui se concrétisera dans la réunification d’un Israël fraternel.

Visitation (Luc 1,39-45)

Marie se mit en route en ces jours-là et elle se rendit avec empressement vers la région montagneuse, dans une ville de Judée. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth. Or, quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en ses entrailles, et Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint, et s’écria d’une voix forte : « Bénie es-tu entre les femmes, et béni est le fruit de tes entrailles. D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne vers moi ? Car, lorsque la voix de ta salutation est arrivée à mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en mes entrailles. Heureuse celle qui a cru, car il y aura un accomplissement pour les choses qui lui furent dites de la part du Seigneur. »

Traditionnellement, le 4e dimanche de l’Avent évoque la figure de Marie. De même que le baptiste (2e-3e dimanches) a annoncé la venue de Jésus, Marie a « attendu » sa naissance – les deux personnages étant, chacun à leur façon, ceux qui anticipent l’attente qui caractérise la période de l’Avent.

Le petit épisode dit de la « Visitation » fait suite immédiatement à celui de l’Annonciation dans l’évangile de Luc. Dans cette scène, Gabriel donne à Marie un signe attestant que « rien n’est impossible à Dieu » : la grossesse de sa parente âgée qui en est à son sixième mois, alors qu’on l’appelait la stérile (Luc 1,66-67, cf. Genèse 18,14). Dans la hâte de Marie à rejoindre sa « cousine », on peut voir simplement un signe de la générosité et du dévouement de la jeune femme qui, ainsi avertie par l’ange, s’empresse d’aller assister la vieille Élisabeth enceinte sur le tard et dont le terme approche. Le genre littéraire et l’esprit général des deux premiers chapitres de Luc ne favorisent cependant pas cette lecture, somme toute assez banale. Ce qui se joue ici, en effet, c’est en quelque sorte le passage d’un Testament à l’autre.

D’une part, la vieille Élisabeth – avec son mari, le prêtre Zacharie – est une figure du peuple de la première alliance. Ce peuple a vieilli et est pour ainsi dire devenu stérile. (C’est du moins ainsi que Luc voit les choses, avec une bonne partie de la première chrétienté, sans doute.) Mais rien n’est impossible à Dieu. Et de même que le Seigneur a permis à Sarah, femme stérile et désormais trop vieille, de devenir la mère d’Isaac à l’âge de 90 ans (cf. Genèse 18,9-15), de même il peut susciter, du sein d’un peuple pour ainsi dire desséché, un prophète comme Jean qui viendra préparer les siens à accueillir l’initiative nouvelle et définitive de Dieu pour le salut de tous (cf. Luc 1,16-17). D’autre part, enceinte de Jésus, le fils du Très-haut, Marie représente le germe d’un nouveau peuple.

Lorsque Marie salue Élisabeth, l’enfant de celle-ci « saute de joie » (le verbe évoque le saut d’un jeune animal ; dans le cas d’humains, ce saut spontané est causé par un bonheur intense, cf. Luc 6,23). À travers cet enfant qui sera le dernier des prophètes d’Israël, ce sont tous les prophètes de la première alliance qui manifestent leur allégresse à la voix de la femme qui porte en elle celui qui va accomplir leurs Écritures. Quant au peuple de l’ancienne alliance, l’Esprit de Dieu ne l’a pas déserté : il lui donne de reconnaître que la nouveauté de Dieu est en train d’advenir en Marie. Prononcées par Élisabeth, ses paroles sont une bénédiction : elle reconnaît que la bénédiction de Dieu réalise son œuvre de vie en Marie : le signe en est le fruit béni que portent ses entrailles. En tant que « mère du Seigneur », elle est à l’image de Judith, « bénie plus que toutes les femmes » par le dieu créateur qui lui a permis de délivrer Israël d’un péril mortel, de sorte qu’elle a fait renaître l’espoir de tout le peuple (cf. Judith 13,18).

En finale, toujours mue par l’Esprit, Élisabeth proclame Marie « bienheureuse » pour la foi dont elle a fait preuve. Ici, deux lectures sont possibles. La première fait de l’accomplissement des paroles du Seigneur à Marie (celles de l’ange de l’Annonciation) l’objet de la foi de celle-ci : « Heureuse celle qui a cru que s’accompliront les paroles qui lui ont été dites de la part du Seigneur ». C’est l’option de la version liturgique et de la Bible de Jérusalem. La seconde interprétation (voir ci-dessus ma traduction du texte) est proposée par la Traduction œcuménique de la Bible et par la Nouvelle Bible Segond. Elle est beaucoup plus forte : selon elle, c’est la foi de Marie qui permet que s’accomplissent les paroles et les promesses prononcées par le Seigneur à propos du fils qu’elle porte. Dans ce cas, le salut annoncé n’est pas seulement l’œuvre de Dieu : il est le résultat de la collaboration entre Dieu et Marie. Et dans la mesure où celle-ci figure le peuple de la nouvelle alliance en devenir, la venue du Messie pour le monde sera le fruit de la coopération entre le Seigneur et les disciples qui mettent leur foi en lui.

Il est dommage que le texte s’arrête ici. Marie, en effet, enchaîne sur les paroles qu’elle vient d’entendre. Déclarée bénie par Élisabeth qui a souligné que, sans sa foi, la volonté de Dieu serait restée lettre morte, elle se met à chanter la grandeur du Seigneur (Magnificat). Elle se décentre ainsi vers le partenaire divin du salut, dont elle a accepté de se faire l’humble servante. L’hymne que Luc met dans sa bouche est une sorte de pot-pourri de citations de l’Ancien Testament, en particulier le « Cantique d’Anne » (1 Samuel 2,1-10) et divers psaumes. De cette façon, l’évangéliste inscrit au point de départ de la nouvelle alliance ce qui est au cœur de la première alliance : la bonté puissante d’un dieu qui se fait proche des humbles, des pauvres et des affamés ; la fidélité d’un dieu qui tient parole et réalise la promesse qu’il n’a cessé de confirmer depuis Abraham. Au moyen de ce poème, comme à travers le bref récit de la rencontre entre Marie et Élisabeth, Luc suggère la profonde continuité entre la première alliance et l’alliance rajeunie en Jésus.