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Répertoire
André Wénin
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17ème Dimanche ordinaire

« Si haut que soit le Seigneur, il voit le plus humble »
(Psaume 138,6a)

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Abraham marchande (Genèse 18,20-32)

[Les trois visiteurs d’Abraham allaient partir pour Sodome]. Alors le Seigneur dit : « Comme elle est grande, la clameur de Sodome et de Gomorrhe ! Et leur faute, comme elle est lourde ! Je veux descendre pour voir si leur conduite correspond à la clameur venue jusqu’à moi. Si c’est faux, je le saurai. » Les hommes se dirigèrent vers Sodome, tandis qu’Abraham continuait à se tenir en présence du Seigneur. Abraham s’approcha et dit : « Supprimeras-tu vraiment l’innocent avec le coupable ? Peut-être y a-t-il 50 innocents dans la ville. Vas-tu vraiment (les) supprimer ? Ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des 50 innocents qui s’y trouvent ? Loin de toi de faire une chose pareille ! Faire mourir l’innocent avec le coupable, traiter l’innocent comme le coupable, loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n’agirait-il pas selon le droit ? » Le Seigneur dit : « Si je trouve 50 innocents dans Sodome, à l’intérieur de la ville, à cause d’eux je pardonnerai à toute la ville. » Abraham répondit : « S’il te plaît, je désire encore parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre. Peut-être, sur les 50 innocents, en manquera-t-il cinq : pour ces cinq-là, vas-tu détruire toute la ville ? » Il dit : « Non, je ne détruirai pas, si j’en trouve 45. » Abraham continua de lui parler et dit : « Peut-être s’en trouvera-t-il seulement 40… » Et il dit : « Pour 40, je ne le ferai pas. » Et il dit : « Que mon Seigneur ne se mette pas en colère, pour que je puisse parler. Peut-être en trouvera-t-on seulement 30… » Il dit : « Si j’en trouve 30, je ne le ferai pas. » Il dit : « S'il te plaît, je désire parler à mon Seigneur. Peut-être en trouvera-t-on 20… » Il dit : « Pour 20, je ne détruirai pas. » Il dit : « S’il te plaît, que mon Seigneur ne se mette pas en colère, que je puisse parler une fois seulement. Peut-être en trouvera-t-on seulement 10… » Et il dit : « Pour 10, je ne détruirai pas. ». (Et le Seigneur s’en alla dès qu’il eut achevé de parler à Abraham, tandis qu’Abraham retourna chez lui.)

La première phrase du texte tel qu’il figure dans le lectionnaire ne se trouve pas dans le texte biblique. Elle remplace très maladroitement le début de la scène, dans le but de faire le lien avec l’épisode lu le dimanche qui précède. Lire ce début du texte (les versets 16 à 19) ne sera pas inutile car il est essentiel à une bonne intelligence de la suite. (Dans la parenthèse finale, j’ai ajouté aussi le dernier verset du passage, verset que le censeur n’avait probablement pas dans le texte qu’il avait sous les yeux.)

Les [trois] hommes se levèrent et regardèrent en direction de Sodome tandis qu’Abraham allait avec eux pour les raccompagner. Or le Seigneur s’était dit : « Vais-je dissimuler à Abraham ce que je vais faire, alors qu’Abraham doit devenir une nation grande et puissante, et qu’en lui toutes les nations du pays doivent acquérir pour elles la bénédiction ? En effet, je l’ai connu pour qu’il ordonne à ses fils et à sa maison après lui de garder le chemin du Seigneur en pratiquant la justice et le droit, pour que le Seigneur réalise pour Abraham ce qu’il a dit à son propos ».

Abraham a servi un banquet aux trois inconnus. Au cours du repas, une conversation à propos de la future naissance d’Isaac a permis au patriarche de reconnaître qu’il avait affaire à Dieu. Les hôtes prennent ensuite congé et il les accompagne pour un bout de chemin, en direction de la ville de Sodome. En Genèse 13, on a appris que celle-ci est peuplée de gens mauvais, de grands pécheurs aux yeux du Seigneur (v. 13) qui la détruira un jour (v. 10). Au ch. 14, du reste, son roi s’est illustré par sa convoitise et sa logique esclavagiste (v. 21).

Tandis qu’Abraham chemine avec eux, le narrateur fait état d’un monologue intérieur de Dieu : avant sa visite chez Abraham, il s’était demandé s’il allait le mettre dans la confidence d’un projet apparemment délicat, probablement en lien avec Sodome. Pourquoi Dieu se pose-t-il la question ? Parce que, depuis le début de son aventure, Abraham a accepté de collaborer avec lui pour la mise en œuvre de son projet de bénédiction de toutes les nations (12,1-4). De plus, il se souvient que, s’il a choisi (« connu ») cet homme, c’est aussi pour qu’il enseigne à ses descendants à se conduire selon la justice et la droiture. Car c’est seulement en se comportant ainsi qu’à leur tour, ils permettront au Seigneur de réaliser le projet dont il a parlé à Abraham. Or, puisqu’il s’agit sans doute du sort de la ville de Sodome – aux habitants de laquelle la bénédiction divine est destinée aussi –, Dieu trouve normal d’en parler auparavant avec son allié humain.

Après ce flash-back (ici débute la lecture du jour), le récit revient au moment où Abraham raccompagne le Seigneur. Celui-ci se met à parler, mais rien ne précise qu’il parle à quelqu’un ; et dans ses paroles, rien ne laisse supposer qu’il s’adresse à Abraham. Il se parle plutôt à lui-même, mais de façon suffisamment audible pour être entendu. La réflexion que le Seigneur se fait concerne en effet Sodome. Un cri est monté jusqu’à lui et lui a révélé une faute particulièrement grave des gens de la ville. En juste juge, il a décidé de mener l’enquête pour voir si ce que le cri lui a appris correspond à la réalité. Il n’a donc pas pris de décision, mais cela ne saurait tarder. En faisant en sorte qu’Abraham entende ce qu’il se dit ainsi, Dieu commence en fait à le tester : le patriarche va-t-il se sentir concerné ? Va-t-il réagir ? Si oui, comment ? À sa réaction, il montrera quel est son sens de la justice. Et tandis que deux des « hommes » continuent leur route vers Sodome pour aller enquêter, Abraham reste seul avec le Seigneur. Il s’approche alors, comme un avocat s’avance pour plaider.

Abraham commence par une question assez évidente : si la ville de Sodome doit être condamnée, Dieu ne peut supprimer les innocents qui s’y trouvent – on traduit habituellement « justes » mais, dans le contexte d’un procès, « innocents » est plus exact. Par deux fois, au début et à la fin de cette première répartie, le patriarche répète ces mots. Et les deux fois, il précise « Loin de toi ! », c’est-à-dire « il est impensable » que celui qui juge la terre ne se prononce pas selon le droit. Mais un étrange glissement se produit au centre du discours. Abraham ne dit pas : « Supprimeras-tu l’innocent avec le coupable ? Peut-être y a-t-il 50 innocents dans la ville : vas-tu les supprimer, n’épargneras-tu pas ces innocents quand tu châtieras les coupables ? » Une telle issue serait équitable, conforme à une justice rétributive selon laquelle seuls les coupables doivent être punis.

Ce n’est pas ainsi qu’Abraham conçoit les choses. Il dit au contraire : « Ne pardonneras-tu pas à la ville à cause des 50 innocents qui s’y trouvent ? » À ses yeux, la justice digne du juge de la terre n’est pas de sauver les seuls innocents et de punir les autres. C’est de pardonner à toute la cité si des innocents s’y trouvent. Si l’innocent ne peut pas être traité comme le coupable, le coupable, en revanche, peut être traité comme l’innocent. Et s’il est révoltant de faire mourir le juste avec le méchant, il est possible de laisser vivre le coupable avec l’innocent, voire grâce à lui. Au Seigneur de décider si sa volonté de punir l’emportera sur son désir de vie ! En s’inscrivant dans cette logique, Abraham montre avec quelle justesse il assume son rôle de partenaire du projet divin de bénédiction pour tous. En tant que porteur de cette bénédiction, c’est la vie que le patriarche promeut et défend, c’est le salut du plus grand nombre qu’il plaide. Le futur de toute la ville ne doit pas déprendre de la présence des pécheurs, mais de celle des innocents qui n’ont pas trempé dans le mal. Bref, être juste consiste à essayer d’abord la miséricorde et la patience.

Abraham démarre sur un chiffre assez élevé : 50 innocents. L’influence d’un tel groupe de justes peut sans doute amener les coupables à s’amender, pensera-t-il. Une fois l’accord de Dieu obtenu, il se met à descendre par palier, en prenant toutes ses précautions : il multiplie les formules de politesse et reconnaît sa propre indignité. On a le sentiment qu’il marche sur des œufs, craignant que le Seigneur ne le rembarre. Il fait six propositions, s’arrêtant lui-même à dix innocents puisqu’il annonce qu’il ne parlera plus qu’une seule fois. Il est difficile de dire pourquoi. Probablement estime-t-il qu’avec moins de dix innocents, il devient très difficile de croire que tous les autres pourront se convertir à leur contact. Ce serait donc son sens de la justice qui l’amène à s’arrêter à dix. Il sait, d’ailleurs, pour l’avoir souligné dès ses premiers mots, que s’il y a des innocents à Sodome – même moins que dix –, le « juge de toute la terre » s’arrangera pour ne pas les supprimer avec les coupables. Quand Dieu quitte Abraham après qu’il a parlé une dernière fois, il a la réponse à sa question du début : le patriarche a montré un sens aigu de la justice ; il saura donc l’enseigner à ceux qui, après lui, seront les coopérateurs de Dieu dans son œuvre de bénédiction.

Le rapport avec le passage évangélique qui suit donne à penser que ce récit traite de la prière. C’est plutôt de l’intimité entre Dieu et Abraham qu’il parle, du projet de vie auquel ils collaborent, du sens de la véritable justice et de l’espérance en l’humain, malgré tout. Si le censeur avait lu attentivement le texte (sans oublier son introduction !), peut-être aurait-il cherché un autre passage pour faire écho à la catéchèse du Jésus lucanien ?

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Prier (Luc 11,1-13)

Il arriva que Jésus, en un certain lieu, était en prière. Quand il eut terminé, un de ses disciples lui dit : « Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean [le Baptiste], lui aussi, l’a appris à ses disciples. » Il leur dit : « Quand vous priez, dites : ‘Père, que soit sanctifié ton nom, que vienne ton règne. Donne-nous chaque jour le pain dont nous avons besoin. Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à quiconque est en dette envers nous. Et ne nous induis pas en tentation. »

Et Jésus leur dit : « Imaginez que l’un de vous ait un ami et aille chez lui au milieu de la nuit et lui dise : ‘Mon ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé de voyage chez moi, et je n’ai rien à lui servir.’ Et si, de l’intérieur, l’autre lui répond : ‘Ne viens pas m’importuner ! La porte est déjà fermée ; mes enfants et moi, nous sommes au lit. Je ne puis pas me lever pour te donner quelque chose’. Je vous [le] dis : même s’il ne se lève pas pour donner parce qu’il est son ami, il se lèvera à cause de son insistance, et il lui donnera tout ce qu’il lui faut. Moi, je vous dis : Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. En effet, quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve ; à qui frappe, on ouvrira. Quel père parmi vous, à qui son fils demande un poisson, lui donnera un serpent au lieu du poisson ? ou s’il demande un œuf, lui donnera un scorpion ? Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit saint à ceux qui lui demandent ! »

À un disciple qui a vu Jésus prier et lui a demandé de leur enseigner comment prier comme lui, Jésus répond par le « Père » (qui n’est pas « notre » chez Luc). La version de la prière du Seigneur est plus courte ici que celle de Matthieu (qui est aussi celle de notre Pater, mais n’est jamais lue à une messe dominicale de l’année A). Avec l’adresse « Père », le priant se place d’emblée dans un certain type de relation avec Dieu : une relation directe, de familiarité voire d’intimité. Il reconnaît en Dieu celui qui lui donne la vie et, en lui enseignant la Loi, l’amène à une forme d’émancipation qui lui permet de s’inscrire dans des relations sociales ou communautaires (ce qui était la règle à l’époque biblique ne l’est plus forcément de nos jours…). Les demandes qui viennent ensuite sont pour ainsi dire à contre-courant du mouvement spontané qui pousse celui qui prie à demander des choses pour soi ou pour les siens. Ici, l’attention continue à se tourner en priorité vers Dieu, pour souhaiter que s’accomplissent ses désirs à lui.

Le premier de ces désirs, c’est d’être reconnu pour ce qu’il est vraiment (la « sanctification » du nom). La sainteté est essentiellement une question de différence, de singularité. Dieu est saint en ce qu’il est (le tout) autre. Différent des autres dieux qui asservissent les humains à leur loi et les aliènent, les privent d’eux-mêmes (ces dieux pullulent aujourd’hui) ; différent aussi des humains, de leur horizon limité, de leurs désirs à courte vue, de leur peur de l’altérité, de leur façon d’exercer le pouvoir… Le second désir de Dieu, c’est qu’advienne un monde différent de celui que les humains construisent en suivant leurs passions, un monde duquel Dieu n’aurait pas honte d’être le roi (les béatitudes et les mal-heurs selon Luc 6,20-23 disent quelles personnes seraient au centre de ce monde, et lesquelles s’en excluraient).

Après ces demandes théocentrées qui supposent que le priant fasse sien le désir de Dieu, d’autres requêtes consistent à demander pour soi (mais collectivement, car la prière est en « nous ») le nécessaire pour pouvoir se mettre au service de la manifestation du Dieu différent et de l’instauration de son règne. La première demande concerne la vie au quotidien, la nourriture : ce qu’il faut de pain chaque jour. On devine ici l’image de la manne, donnée en suffisance chaque matin à Israël cheminant au dé-sert, une nourriture sur laquelle on ne fait pas de réserves pour le lendemain, parce que l’on a con-fiance : celui qui a donné ce qui est nécessaire aujourd’hui, le donnera aussi demain (voir Exode 16, dont une version largement censurée est lue le 18e dim. ordinaire B, et mon commentaire de l’ensemble du passage). C’est ensuite le pardon des péchés, la possibilité d’évacuer une culpabilité paralysante qui enferme le pécheur dans son passé et l’assimile au mal qu’il a fait ; ainsi pardonné un pécheur est réconcilié avec lui-même et peut aimer autrui par-delà sa faute en effaçant ses dettes envers lui – ce qui est un signe du règne qui vient. La troisième demande porte sur la tentation. Le grec ne dit pas « Ne nous laisse pas entrer en tentation ». Cette traduction erronée a été malencontreusement introduite dans la traduction liturgique, pour éviter, j’imagine, qu’un « Ne nous emmène pas dans une tentation » ne soulève des questions sur Dieu et oblige à réfléchir pour tenter de comprendre ce que cela peut vouloir dire. Avec cette traduction biaisée, on demande que Dieu nous garde de la tentation, qu’il nous en protège. Mais le sens premier du verbe grec traduit par « tenter » (peirazô) n’est pas tenter ; c’est plutôt « essayer de connaître la nature ou le caractère de quelqu’un ou de quelque chose en le soumettant à un test ». Et ce genre de test est inhérent à loi donnée par Dieu en même temps que ses bienfaits (par ex. Adam et Ève, Abraham ou encore Israël recevant la manne, voir Exode 16). En effet, pour le croyant, la loi – qui est en elle-même un chemin de vie et de bonheur – constitue un test au sens où elle permet de voir où il en est de sa relation à Dieu et à autrui. Sur cet arrière-fond, la prière consiste à demander à Dieu, non pas de renier sa loi de vie qui, de facto, constitue un test, mais de ne pas en rajouter, de ne pas nous tester au-delà du nécessaire, ou peut-être mieux, au-delà de nos forces.

Cette prière telle que Jésus l’enseigne est moins une invitation à prier qu’à évangéliser la prière pour qu’elle soit un lieu où le croyant se met à l’école du désir de Dieu et demande pour lui-même ce qui est nécessaire pour rencontrer ce désir et lui permettre de devenir réalité. Prier, ce n’est pas tenter de plier Dieu à nos désirs, mais apprendre à accorder notre désir au sien. Et ce qu’il désire, c’est une vie épanouie pour chacun et chacune, pour toutes et tous ; c’est qu’ensemble, nous trouvions le chemin qui mène à la vie.

La catéchèse de Luc se prolonge par une parabole sur la persévérance, la constance dans la prière (entendue selon ce qu’enseigne le « Père, que soit sanctifié ton nom… »). De la prière, on ne peut tirer que de bonnes choses, celles que Dieu veut donner à ses filles et à ses fils. Mais la bonne chose par excellence qu’il souhaite accorder, c’est l’Esprit saint. C’est que la force même de Dieu vienne habiter le cœur de l’humain et le transforme à l’image du cœur de Dieu.

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Crédit photo : Lawrence Lew op