Le bon usage d’un don (Deutéronome 26, 4-10)
[Moïse disait au peuple : Lorsque tu feras venir les primeurs de tes récoltes,] le prêtre recevra de tes mains la corbeille et la déposera devant l’autel du Seigneur ton dieu. Tu prononceras ces paroles devant le Seigneur ton dieu : « Mon père était un Araméen errant et il descendit en Égypte et y vécut en immigré avec son petit clan. Là il devint une nation grande, puissante et nombreuse. Les Égyptiens nous ont maltraités et humiliés ; ils nous ont imposé un dur esclavage. Et nous avons crié vers le Seigneur, le dieu de nos pères, et le Seigneur a entendu notre voix, il a vu notre humiliation et notre peine et notre oppression. Et le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte à main forte et à bras étendu, par des actions redoutables, par des signes et par des prodiges. Il nous a fait venir en ce lieu et nous a donné ce pays, un pays ruisselant de lait et de miel. Et maintenant voici que je fais venir les primeurs des fruits du sol que tu m’as donné, Seigneur. ».
Ce passage du Deutéronome donne le ton, si je puis dire, pour l’ensemble des passages de l’AT qui seront lus en 1re lecture, les dimanches de carême de l’année C. Ces passages parcourent à grandes enjambées ce qu’il est convenu d’appeler « l’histoire du salut » à travers quelques étapes significatives : l’alliance avec Abram (Genèse 15, 2e dim.), la vocation de Moïse (Exode 3, 3e), l’arrivée du peuple en terre promise (Josué 5, 4e) et l’annonce du retour d’exil comme un nouvel exode (Isaïe 43, 5e). La lecture de ce 1er dimanche propose quant à elle un premier « survol ». Il s’agit d’une partie de la description d’un rite liturgique, qui constitue la dernière loi de la Torah. Cette loi prévoit que le fidèle qui vient offrir les primeurs de sa récolte prononce une déclaration qui résume le récit raconté par la Torah et en anticipe la suite immédiate, à savoir le don du pays à Israël.
Le rite prévu par ce texte suppose qu’Israël ait reçu ce pays et se soit mis à le cultiver. C’est ce que précise le début du texte que le censeur n’a pas jugé bon de conserver :
« Quand tu seras entré dans le pays que le Seigneur ton dieu va te donner en héritage, que tu en auras pris possession et que tu y habiteras, tu prendras des primeurs de tous les fruits du sol que tu auras récolté de ton pays que le Seigneur ton dieu va te donner, tu les déposeras dans une corbeille et tu iras au lieu que le Seigneur ton dieu choisira pour y faire demeurer son nom (c’est le temple de Jérusalem), tu viendras auprès du prêtre qui sera (là) en ces jours-là et tu lui diras : “Je déclare aujourd’hui au Seigneur ton dieu que je suis arrivé dans le pays que le Seigneur ton dieu a juré à nos pères de nous donner”. »
On notera l’insistance sur l’expression « le Seigneur ton dieu » (5x), expression liée par trois fois au don du pays que le Seigneur a accordé à Israël en fidélité à ses promesses. L’essentiel du rite consiste précisément à reconnaître que le pays et ses fruits sont un don de Dieu. Quant au rite lui-même, il indique symboliquement comment recevoir ce don.
Le peuple aura vécu 40 ans dans le désert, il y aura connu la faim, la soif, les privations. Sa tentation une fois arrivé et installé dans un pays qu’il peut cultiver serait dès lors de profiter à plein de l’abondance retrouvée, à commencer par les premiers fruits d’une récolte (vous voyez ?… les premières fraises, les premières asperges…). C’est ici que la loi intervient : les primeurs, celles qui excitent le plus l’envie, on s’en privera, on ira les offrir. Ce sera une façon de ne pas oublier qu’elles sont le signe d’un don. Exprimer sa reconnaissance envers le donateur en lui offrant (ce qui semble) le meilleur, c’est se donner le moyen de reconnaître que le don est un don. C’est ce qui fait l’objet des deux déclarations que l’offrant prononce. Ainsi, au moment où il remet la corbeille au prêtre, le fidèle déclare : « Je suis arrivé dans le pays que le Seigneur ton dieu a juré à nos pères de nous donner » ; et quand le prêtre dé-pose les primeurs devant l’autel dans un geste d’offrande, le fidèle précise : « Voici que je fais venir les primeurs des fruits du sol que tu m’as donné(s), Seigneur. »
Si le pays et ses fruits sont un don, celui-ci a une histoire. La raconter, c’est garder mémoire du don. À présent, en effet, l’Israélite habite une terre et en reçoit les fruits qu’il cultive. Il n’en a pas toujours été ainsi. Son ancêtre était un errant, un sans terre (la Torah le raconte d’Abraham, Isaac, Jacob et ses fils). Si lui possède à présent une terre, c’est donc qu’il l’a reçue. Mais ce n’est pas aussi simple ! Car un errant n’est chez lui nulle part, il est un étranger partout, vivant dans des territoires qui appartiennent à d’autres. Or, quand on est un étranger, on est vulnérable, on dépend du bon vouloir de ceux qui sont « chez eux », pour le meilleur mais aussi pour le pire. C’est bien ce qui est arrivé aux descendants de cet ancêtre (Jacob) qui est allé vivre en Égypte avec sa famille. D’abord bien accueilli, il y a proliféré et y est devenu une véritable nation. C’est alors que le vent a tourné : par peur de ce que de-venaient ces étrangers, les autochtones ont cherché à les casser. Ils les ont réduits en esclavage, avec tout ce qui s’ensuit : maltraitance, humiliation, oppression, souffrance infligée… Voilà ce qui leur a arraché le cri qu’ils ont lancé vers le dieu de leurs ancêtres, qui leur a répondu en intervenant avec autorité pour leur offrir la liberté et leur rendre leur dignité.
Pourquoi donc raconter toute cette histoire ? Parce qu’elle met en évidence ce que représente le don du pays où Israël est chez lui. Vivant sur sa propre terre – un pays où coulent lait et miel –, il a cessé de dépendre d’autres et d’être à leur merci. Autonome, il peut travailler avec dignité, subvenir à ses besoins et vivre en sécurité et en paix sans avoir à souffrir de l’esclavage et de l’humiliation. C’est de tout cela qu’il importe de se souvenir comme d’un don du Seigneur, c’est de tout cela que les primeurs de la récolte sont le signe. C’est pourquoi le rite des primeurs débouche sur une fête : une fois le panier de primeurs déposé devant Dieu, « tu te prosterneras devant le Seigneur ton dieu et tu te réjouiras de tous les biens (ou de tout le bonheur) que le Seigneur ton dieu t’a donné à toi et à ta maisonnée… » (v. 10b-11a).
Bien recevoir un don, c’est d’abord faire acte de reconnaissance envers le donateur, en entrant dans un contre-don consistant à lui offrir symboliquement une partie de ce don – la plus désirable. C’est donc aussi contenir l’envie d’en profiter tout de suite, de se l’accaparer. Mais la suite du texte est tout aussi importante : elle concerne la dîme que celui qui est venu offrir les primeurs à Dieu a donnée à ceux qui n’ont pas de terre à cultiver, parce qu’ils sont étrangers, pauvres (la veuve et l’orphelin) ou encore lévites, eux dont le service est celui du culte. Reconnaître le don comme don, c'est aussi prendre conscience qu’on n’en est pas propriétaire mais bénéficiaire, et qu’il est normal dans ces conditions d’en faire bénéficier aussi ceux qui en sont privés. Il s’agit moins de partager que d’honorer une exigence interne au don : celle de relayer le geste du donateur pour éviter d’humilier et de maltraiter les pauvres comme les Égyptiens l’ont fait jadis avec « nos pères ».
Bref, le rite prescrit par Deutéronome 23,1-15 constitue un puissant antidote à la convoitise : consentir à un manque (primeurs, dîme) pour faire mémoire du don dans la reconnaissance, et pour honorer le don en le donnant à son tour.