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Répertoire
André Wénin
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2ème Dimanche de Carême

« C’est ta face, Seigneur, que je cherche : ne me cache pas ta face. »
(Psaume 27,8b-9a)

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L’étrange nuit d’Abram (Genèse 15, 1a.5-12.17-18)

La parole du Seigneur vint à Abram dans une vision. […] Il le fit sortir et lui dit : « Regarde le ciel, et compte les étoiles si tu es capable de les compter. » Et il lui dit : « Telle sera ta descendance ». Abram eut confiance dans le Seigneur et il estima qu’il était juste. Puis il dit : « Je suis le Seigneur, qui t’ai fait sortir d’Our en Chaldée pour te donner ce pays pour en prendre possession. » Et il [Abram] dit : « Seigneur Dieu, comment saurai-je que j’en aurai possession ? » Il lui dit : « Prends pour moi une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe. » Il prit pour lui tous ces animaux, les partagea par le milieu, et plaça chaque part en face de l’autre, mais il ne partagea pas les oiseaux. Et les rapaces descendirent sur les cadavres, et Abram les chassa. Le soleil était sur le point de se coucher quand un sommeil mystérieux tomba sur Abram, une sombre et profonde frayeur tombait sur lui. […] Le soleil se coucha, et les ténèbres survinrent, et voici un four fumant et une torche enflammée qui passa entre ces moitiés [d’animaux]. En ce jour-là, le Seigneur prit un engagement solennel envers Abram en disant : « À ta descendance je donne le pays que voici, depuis le fleuve d’Égypte jusqu'au grand fleuve, l’Euphrate. »

Conformément à ses bonnes habitudes, notre censeur s’est livré à un savant découpage-écrémage du texte de Genèse 15. Il débarrasse le texte final de passages estimés plus tardifs selon une hypothèse sur la rédaction de ce chapitre, hypothèse remontant au siècle dernier. (Pour la petite histoire, je constate régulièrement que, dans le lectionnaire, le censeur découpe les textes de l’Ancien Testament en fonction de ce que les exégètes considéraient comme la forme originaire du texte à la fin des années 1960. Ce découpage était donc forcément tributaire d’hypothèses historiques, depuis lors éreintées en faveur d’autres hypothèses à leur tour combattues, et ainsi de suite. Ma « tribu » est donc loin d’être innocente dans le massacre des textes que je brocarde régulièrement dans ces commentaires.)

Dans la version complète du ch. 15 de la Genèse, le début de la lecture de ce dimanche est en réalité la fin du tout premier dialogue entre Dieu et Abram, un dialogue qui a lieu dans le cadre d’une vision. À une promesse assez vague de récompense que le Seigneur lui fait, le patriarche répond qu’il n’en a que faire, puisque malgré une promesse que Dieu a déjà répétée par deux fois, il est toujours sans enfant. À ce premier reproche, Dieu ne répond pas. Alors Abram le met en cause directement : « Tu ne m’as pas donné de descendance – dit-il – et c’est mon serviteur qui sera mon héritier ». Le patriarche laisse entendre que si, à sa mort, ses biens doivent passer à un étranger, une récompense ne l’intéresse pas. Il pousse ainsi le Seigneur à préciser ses promesses et à parler pour la première fois d’un fils biologique : c’est lui, précise-t-il, qui héritera d’Abram. Mais Dieu ne s’en tient pas là : il conduit le patriarche dehors et l’invite à contempler le ciel, où les étoiles évoquent de façon lumineuse la descendance innombrable qui sera la sienne à partir du fils promis. C’est alors qu’Abram, après avoir mis Dieu sur la sellette, change d’attitude : considérant que Dieu est fiable dans ses promesses, il entre dans la confiance.

Littéralement, l’hébreu dit : « Et il considéra cela pour lui comme juste ». Qui est le sujet de ce verbe ? Pour la version liturgique qui suit l’interprétation que le Nouveau Testament donne de ce pas-sage (« Le Seigneur estima qu’il était juste »), c’est Dieu qui considère Abram comme juste parce qu’il met sa confiance en lui. Mais l’hébreu n’est pas aussi clair, et cela pourrait aussi être Abram qui estime que le Seigneur est juste envers lui : en effet, il ne s’est pas dérobé à la critique voilée que lui adressait le patriarche, mais il y a répondu en précisant sa promesse, conformément aux attentes de son interlocuteur. L’ambivalence de l’hébreu est remarquable : Abram considère que Dieu se montre juste dans la relation avec lui, tandis que Dieu considère qu’Abram est juste puisqu’il met sa confiance en lui. La première discussion entre les deux débouche ainsi sur un ajustement de leur relation. Un ajustement qui semble encourager le Seigneur à poursuivre en formalisant l’autre promesse qu’il a faite précédemment à Abram : lui donner un pays qui sera le sien.

« Je suis le Seigneur, qui t’ai fait sortir d’Our en Chaldée pour te donner ce pays… » En reprenant l’histoire par le début, Dieu se présente comme celui qui a pris l’initiative de libérer Abram d’un pays de mort (situation évoquée dès l’apparition du personnage d’Abram à la fin du ch. 11 de la Genèse). Déjà alors, son but était de lui donner un pays où il serait vraiment chez lui – en réalité, c’est sa descendance qui connaîtra cette chance, comme Dieu le précise aux versets 13-16, censurés. Plein d’assurance dans la relation désormais ajustée avec Dieu, Abram demande alors un signe. Le Seigneur lui répond de façon étrange. Il lui dit de prendre une série d’animaux pour lui, Dieu, mais sans préciser quel rite il doit mettre en œuvre. Doit-il offrir un sacrifice ? En tout cas, ce n’est pas ce qu’Abram fait : il prend l’initiative de préparer ce qui pourrait constituer un autre rite. Connu par ailleurs (voir Jérémie 34,15-20), ce rite consiste à passer entre les quartiers d’un animal dépecé pour solenniser un engagement que l’on prend. L’idée sous-jacente est sans doute de signifier qu’en cas d’infidélité, on méritera de subir le sort funeste de l’animal. En coupant les bêtes en deux et en disposant les quartiers face à face, Abram ouvre comme un couloir où passer ; mais Dieu pourrait tout aussi bien consumer les bêtes par le feu, ce qui reviendrait à les agréer comme un sacrifice (voir Juges 6,19-21). C’est ainsi qu’après avoir préparé la scène, Abram semble attendre la réaction de Dieu. Attentif cependant, il ne laisse pas les rapaces approcher des carcasses, au risque de souiller la scène rituelle.

Avec le crépuscule, Abram se trouve plongé dans une atmosphère mystérieuse qui a quelque chose d’effrayant parce que propice à une manifestation divine. Quand l’obscurité tombe, un signe étrange survient : un four produit de la fumée comme s’il y avait quelque chose à masquer : serait-ce la torche enflammée qui passe ? Ce serait le signe d’un dieu qui, en même temps, se montre et se cache, comme cela se reproduira à la montagne du Sinaï lors de l’alliance avec Israël ? Ainsi, plutôt que de brûler les animaux comme si c’était un sacrifice, le Seigneur passe entre les morceaux. De ce geste, le narrateur précise immédiatement le sens : Dieu s’engage solennellement envers Abram à donner le pays en possession à sa descendance, et l’extension du pays évoqué par ses frontières fluviales sou-ligne à sa façon la générosité du don que Dieu promet ici. Telle est sa réponse à la « foi » d’Abram. En effet, la confiance en la parole de l’autre constitue pour Dieu un espace où il peut s’engager sans retour.

(1)La version liturgique suit les traductions courantes : « le Seigneur conclut une alliance avec Abram ». Le terme hébreu utilisé ici (berît) est traduit de façon quasiment automatique par « alliance ». Or, il peut prendre différents sens en fonction du contexte. Ici, Abram ne s’engage aucunement envers Dieu alors que l’expression française « conclure une alliance avec » suppose un engagement bilatéral.

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Transfiguration (Luc 9, 28b-36)

Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et il monta sur la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage devint autre, et son vêtement devint d’une blancheur éblouissante. Et voici deux hommes s’entretenaient avec lui : c’étaient Moïse et Élie, apparus en gloire. Ils parlaient de son départ [exodos] qui allait s’accomplir à Jérusalem. Pierre et ceux qui étaient avec lui étaient accablés de sommeil ; mais, restant éveillés, ils virent sa gloire [de Jésus], et les deux hommes qui se tenaient avec lui. Tandis que ceux-ci s’éloignaient de lui, Pierre dit à Jésus : « Maître, il est bon que nous soyons ici ! Faisons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie » – il ne savait pas ce qu’il disait. Il parlait encore quand une nuée survint et les couvrit de son ombre ; ils furent saisis de frayeur lorsqu’ils pénétrèrent dans la nuée. Et, de la nuée, une voix survint : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi : écoutez-le ! » Et pendant que la voix se faisait entendre, Jésus se retrouva seul. Et ils gardèrent le silence et, en ces jours-là, ils ne rapportèrent à personne rien de ce qu’ils avaient vu.

« Après ces paroles, passèrent environ huit jours, et, prenant avec lui Pierre… ». L’« oubli » du début du verset 28 par le censeur évite de devoir se poser la question de savoir quelles sont ces paroles prononcées huit jours plus tôt. Pour y répondre, il faudrait remonter au verset 18 où Jésus est une première fois en train de prier à l’écart, les disciples étant avec lui. Là, après leur avoir demandé qui il est à leurs yeux, et après avoir entendu Pierre répondre « le Messie de Dieu », Jésus annonce ses souffrances à venir : rejeté par les autorités religieuses du peuple, il sera mis à mort, mais sera réveillé le troisième jour. Dans la foulée, il ajoute que quiconque veut le suivre doit être prêt à perdre sa vie à cause de lui, s’il veut la sauver. Il termine en disant : « Certains de ceux qui sont ici ne goûteront pas à la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu ». N’est-ce pas ce qu’illustre la scène dite de la transfiguration (lecture traditionnelle du 2e dimanche de carême) ?

Trois disciples pris à part vont en effet être témoins d’une scène étonnante. « La Voix », c’est-à-dire Dieu lui-même, vient confirmer la déclaration de Pierre à propos de Jésus : il est le fils de Dieu, une autre façon de parler du messie. Dans ce que les trois disciples voient de lui – un visage transformé et des vêtements éclatants – se manifeste cette dimension habituellement cachée de son être. Mais au cœur de cette vision de gloire, de quoi parlent les deux personnes qui s’entretiennent avec lui ? De son « exode » prochain – précisément la passion-résurrection dont Jésus a parlé à ses disciples huit jours plus tôt. Mais pourquoi un « exode », et pourquoi l’évoquer avec Moïse et Élie « sur LA montagne » ? La tradition ancienne veut que ce soit le Tabor (un mont de Galilée), mais ce nom n’est même jamais cité dans le Nouveau Testament. Donc : quelle montagne ?

« La » montagne liée à la fois à Moïse et à Élie, c’est celle de l’alliance, l’Horeb ou Sinaï. L’un et l’autre y sont arrivés après un « exode ». Moïse a fait sortir Israël d’Égypte en l’arrachant à l’esclavage et en neutralisant le roi qui voulait voir ce peuple esclave ou mort. Puis il arrive à l’Horeb où la Voix de Dieu s’adresse à lui dans le cadre d’une théophanie faite de signes grandioses : la montagne en feu, la nuée d’orage, le tremblement de terre… L’exode d’Israël et de Moïse débouche ainsi sur la révélation d’un dieu qui se montre et se cache en même temps dans une démonstration de puissance qui effraie le peuple. Élie, de son côté, arrive au même endroit après une longue marche : il a quitté en hâte le pays d’Israël (une sorte d’exode) pour fuir les menaces de mort de la reine Jézabel qu’il a provoquée au nom d’un dieu qui montrerait sa puissance par le feu. À l’Horeb, la Voix de Dieu l’interpelle, à nouveau dans le cadre d’une théophanie. Mais au contraire de ce qu’Élie croit de lui, le Seigneur n’est pas dans la puissance destructrice (l’ouragan, le tremblement de terre ou le feu), mais dans une « voix de fin silence ». Ainsi, son exode à lui débouche sur la révélation d’un dieu infiniment discret caché derrière les apparences de la puissance.

Lorsque Jésus vivra à son tour son « exode », Dieu le libérera lui aussi de puissants qui donnent la mort (comme le pharaon de Moïse ou la reine d’Élie). À la différence d’Élie, Jésus ne fuira pas ces puissants, il les affrontera. À la différence de Moïse soutenu par des plaies frappant l’Égypte, Jésus affrontera les puissants avec des moyens non-violents qui ne le protégeront pas de la mort. Au contraire, son exode sera radical : il consistera en un dépouillement radical, la mort. Il débouchera de la sorte sur la révélation d’un dieu qui assume la fragilité et la vulnérabilité inhérentes à l’amour. Mais tout comme Moïse et Israël, tout comme Élie, Jésus sera arraché à la mort à laquelle il aura consenti et sera relevé d’entre les morts (comme il l’a annoncé aux disciples dans la scène précédente). S’accompliront ainsi les Écritures : à travers la mort, Jésus libérera le peuple de la mort, tout en lui révélant qui est le dieu qui se cache derrière les signes de puissance et qui se dit dans une voix de fin silence.

Manifestement, Pierre ne comprend rien à ces signes. Il cherche à arrêter le temps, à s’installer dans cet instant d’exception. C’est alors que, comme à l’Horeb pour Moïse et Élie, une Voix se fait entendre dans la nuée. Celle qui parlait à Moïse énonçait la Loi où Dieu manifeste son désir de vie au peuple, mais en cachant ce désir derrière des préceptes et des interdits. Celle qui s’adressait à Élie priait le prophète d’en rester à sa mission en étant fidèle au dieu qui l’en avait chargé. Celle qui résonne pour Pierre et ses deux compagnons désigne celui que Dieu a élu pour incarner sa Loi et être son prophète fidèle : Jésus, son fils. C’est lui qu’il faut écouter, comme Israël écoutait Moïse et les prophètes. Désormais, c’est en ce fils que Dieu se dit et se donne. Moïse et Élie peuvent donc disparaître dans la nuée divine : ayant joué leur rôle, ils laissent la place à « Jésus seul », en qui la Voix désigne celui par qui Dieu dit son dernier mot.

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Credits photos : Lawrence Lew OP