Le récit du livre de Néhémie décrit une vaste célébration de la Parole. Selon la lecture proposée, elle semble être organisée par Esdras. Lire le verset 1 du chapitre corrige cette impression : « Tout le peuple se rassembla comme un seul homme sur la place qui est devant la porte des eaux, et ils dirent au scribe Esdras d’apporter le livre de la Torah de Moïse que le Seigneur avait prescrite à Israël ». C’est donc le peuple entier qui se rassemble spontanément et demande à Esdras d’amener le livre de la Torah. Pourquoi Esdras ? Parce qu’il est connu comme un « scribe expert dans la Loi de Moïse donnée par le Seigneur à Israël », et « il appliquait son cœur à scruter la Torah du Seigneur et à la mettre en pratique et à en enseigner en Israël les lois et les coutumes » (Esdras 7,6.10). Cet Esdras se met donc à lire. Mais dans l’extrait choisi pour ce dimanche, le censeur a supprimé les deux listes de 13 noms (placés entre crochets ci-dessus). Cela change pourtant beaucoup le cadre de la scène. Contrairement à ce que les omissions du censeur laissent penser, Esdras n’est pas seul sur le podium : il est entouré de 13 personnes auxquelles il prête en quelque sorte sa voix. Quant aux lévites qui lisent, commentent et expliquent ce qui est lu, 13 d’entre eux sont nommés, signe que l’interprétation n’est pas moins importante que la lecture. Or, au moyen d’une correction du texte (certes difficile), la traduction liturgique de la fin du 2e paragraphe réduit le rôle de ces lévites à l’explication. Voici cette traduction qui, s’écartant de l’hébreu, reflète seulement ce que le traducteur désire que l’on comprenne : « Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre. » Quant aux noms de personnes, le seul que la liturgie mentionne avec celui d’Esdras, c’est celui du gouverneur Néhémie… Pouvoir religieux et politique se donnant la main, assistés d’un groupe de sous-fifres sans nom ni visage.
On le voit, le découpage du texte pour la liturgie de ce dimanche modifie profondément le cadre de la célébration relatée dans le livre de Néhémie. La volonté collective (le mot «peuple» est le plus fréquent dans tout le passage) devient l’initiative personnelle d’un seul qui, Torah en main, en proclame le texte, laissant à des anonymes le soin d’expliquer ce qu’il lit devant une foule tout ouïe. En mettant en avant les seules autorités, le censeur-traducteur gomme tout ce qui peut faire penser à un acte vraiment communautaire et, à vrai dire, un peu cacophonique (imaginons tous ceux qui, pendant qu’Esdras proclame la Loi, la lisent aussi, l’expliquent, répondent aux questions…). En procédant de la sorte, on remodèle implicitement (et, il faut l’espérer, inconsciemment) le texte de l’Écriture pour le conformer à un type d’assemblée et de liturgie typiquement chrétiennes (catholiques ?).
Ci-dessus, le texte est disposé en trois paragraphes selon le découpage de la Bible hébraïque. Chacun d’eux met l’accent sur un aspect de l’événement relaté. Le 1er (v. 1-4) souligne les circonstances de la lecture de la Torah réclamée par le peuple : le jour (au cœur de l’année) et le moment (toute la matinée) ; l’endroit précis et les personnes présentes (avec – c’est à noter car le texte se répète sur ce point – les femmes et les jeunes en âge de comprendre), leur disposition sur la place face à la tribune spécialement aménagée et au centre de laquelle, portée par Esdras, se tient la Torah. C’est vers elle que se tendent les oreilles de l’assemblée, au moment où Esdras en commence la lecture. Tout dans cette scénographie contribue à faire sentir le caractère particulièrement solennel de ce moment. Le livre écrit devient proclamation, comme le précise le mot qui désigne l’Écriture dans la Bible hébraïque et le judaïsme : Miqra’, lecture publique qui donne voix et vie à la Parole.
Le 2e paragraphe revient en arrière, au moment où Esdras déroule le rouleau à la vue du peuple. Celui-ci se lève alors, non devant le prêtre scribe, mais devant Celui dont la parole résonne au cœur du livre ouvert. Avant même de se mettre à lire, Esdras bénit le Seigneur. C’est une façon de reconnaître – et d’inviter le peuple à reconnaître – que la parole qui vient du livre est source de vie et de bien pour toutes et tous. Le peuple adhère joyeusement à cette bénédiction par un double « Amen ! » – c’est solide, fiable ! – avant de se prosterner. Mais le texte précise : les gens ne se prosternent pas devant le livre comme si c’était un objet sacré. C’est bien devant le Seigneur qu’ils s’inclinent. C’est alors qu’entrent en scène d’autres personnages dont on n’a pas encore parlé : 13 hommes, sans doute des lévites, se mettent à lire la « Torah de Dieu » au peuple, tout l’en expliquant. La lecture n’est plus le fait du seul Esdras ; elle devient un acte collectif qui ne va pas sans un commentaire permettant d’éclairer le texte lu, d’entrer dans une démarche d’intelligence de la parole. Cela souligne que la parole de Dieu est si complexe et riche, que la comprendre est exigeant ; cela souligne encore que, sans la parole humaine qui y fait écho, la parole de Dieu reste lettre morte.
Le 3e paragraphe est centré sur la réaction émotionnelle des gens : ils prennent le deuil, se mettent à pleurer. La cause de cette réaction apparaîtra plus loin, au chapitre 9 : quelques semaines après la célébration de la Torah, le peuple se rassemble à nouveau dans le cadre d’un jeûne pénitentiel. Il confesse alors les fautes que, plein d’ingratitude, il a commises dans le passé contre le dieu qui a fait pour lui des merveilles (Néhémie 9). Le livre de la Torah, en effet, ne révèle pas seulement la volonté de vie du Seigneur, mais aussi l’incapacité du peuple à s’y conformer. Cependant, le jour où elle est proclamée n’est pas jour de deuil, mais de joie. C’est un jour saint, différent des autres à cause du Seigneur qui a donné sa Loi en vue de la vie et du bonheur du peuple (voir le ch. 30 du Deutéronome). En cela, le don de la Loi est une fête à célébrer par un bon repas, dans un esprit de partage. Car si Israël a péché, la joie que la Loi du Seigneur et l’alliance qu’elle soutient communiquent est une force pour aller de l’avant en revenant à Dieu.
C’est en ce sens que l’on peut comprendre la seconde partie du Psaume 19 proposée à la méditation après cette lecture (versets 8-10) :
« La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples.
Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ;
le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard.
La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours ;
les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables ».