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Répertoire
André Wénin
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3ème Dimanche C

« La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ; la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples »

(Psaume 19,8)

Joie pour la Torah (Néhémie 8,2-10)

Le prêtre Esdras apporta la Torah devant l’assemblée composée d’hommes, de femmes et de quiconque était capable de comprendre en écoutant. C’était le premier jour du septième mois. Esdras se mit à la lire, face à la place qui est devant la porte des eaux, de l’aube jusqu’au milieu du jour, en présence des hommes, des femmes et de ceux qui étaient en âge de comprendre ; et les oreilles de tout le peuple étaient (tournées) vers le livre de la Torah. Le scribe Esdras se tenait sur une tribune de bois que l’on avait dressée pour l’occasion. [Se tenaient à côté de lui Mattityah et Shèma et Ananyah et Ouriyah et Hilqiyah et Maaséyah à sa droite, et à sa gauche Pedayah et Mishael et Malkiyah et Hashoum et Hashbaddana, Zakariah, Mashoullam].

Le scribe Esdras ouvrit le livre aux yeux de tout le peuple, car il était en position élevée par rapport à tout le peuple, et quand il ouvrit le livre, tout le peuple se tint debout. Alors Esdras bénit le Seigneur, le Dieu grand ; et tout le peuple répondit : « Amen ! Amen ! » en levant les mains. Et ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant le Seigneur, face contre terre. [Josué, et Bani et Shéréviah, Yamîn, Aqqouv, Shabbetay, Hôdiyah, Maaséyah, Qelîtah, Azaryah, Yozavad, Hanan, Pela’yah et les lévites expliquaient la Torah au peuple, le peuple restant à sa place]. Les Lévites lisaient dans le livre la Torah de Dieu avec clarté, ils en donnaient le sens et expliquaient la lecture (miqra’).

Néhémie le gouverneur, Esdras le prêtre scribe et les lévites qui expliquaient au peuple dirent à tout le peuple : « Ce jour est saint pour le Seigneur votre Dieu ! Ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas ! » Car tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la Torah. [Esdras] leur dit : « Allez, mangez un bon repas, buvez des liqueurs douces, et envoyez une part à celui qui n’a rien de prêt. Car ce jour est saint pour notre seigneur ! Ne vous affligez pas : la joie du Seigneur est votre rempart ! »


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Le récit du livre de Néhémie décrit une vaste célébration de la Parole. Selon la lecture proposée, elle semble être organisée par Esdras. Lire le verset 1 du chapitre corrige cette impression : « Tout le peuple se rassembla comme un seul homme sur la place qui est devant la porte des eaux, et ils dirent au scribe Esdras d’apporter le livre de la Torah de Moïse que le Seigneur avait prescrite à Israël ». C’est donc le peuple entier qui se rassemble spontanément et demande à Esdras d’amener le livre de la Torah. Pourquoi Esdras ? Parce qu’il est connu comme un « scribe expert dans la Loi de Moïse donnée par le Seigneur à Israël », et « il appliquait son cœur à scruter la Torah du Seigneur et à la mettre en pratique et à en enseigner en Israël les lois et les coutumes » (Esdras 7,6.10). Cet Esdras se met donc à lire. Mais dans l’extrait choisi pour ce dimanche, le censeur a supprimé les deux listes de 13 noms (placés entre crochets ci-dessus). Cela change pourtant beaucoup le cadre de la scène. Contrairement à ce que les omissions du censeur laissent penser, Esdras n’est pas seul sur le podium : il est entouré de 13 personnes auxquelles il prête en quelque sorte sa voix. Quant aux lévites qui lisent, commentent et expliquent ce qui est lu, 13 d’entre eux sont nommés, signe que l’interprétation n’est pas moins importante que la lecture. Or, au moyen d’une correction du texte (certes difficile), la traduction liturgique de la fin du 2e paragraphe réduit le rôle de ces lévites à l’explication. Voici cette traduction qui, s’écartant de l’hébreu, reflète seulement ce que le traducteur désire que l’on comprenne : « Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre. » Quant aux noms de personnes, le seul que la liturgie mentionne avec celui d’Esdras, c’est celui du gouverneur Néhémie… Pouvoir religieux et politique se donnant la main, assistés d’un groupe de sous-fifres sans nom ni visage.

On le voit, le découpage du texte pour la liturgie de ce dimanche modifie profondément le cadre de la célébration relatée dans le livre de Néhémie. La volonté collective (le mot «peuple» est le plus fréquent dans tout le passage) devient l’initiative personnelle d’un seul qui, Torah en main, en proclame le texte, laissant à des anonymes le soin d’expliquer ce qu’il lit devant une foule tout ouïe. En mettant en avant les seules autorités, le censeur-traducteur gomme tout ce qui peut faire penser à un acte vraiment communautaire et, à vrai dire, un peu cacophonique (imaginons tous ceux qui, pendant qu’Esdras proclame la Loi, la lisent aussi, l’expliquent, répondent aux questions…). En procédant de la sorte, on remodèle implicitement (et, il faut l’espérer, inconsciemment) le texte de l’Écriture pour le conformer à un type d’assemblée et de liturgie typiquement chrétiennes (catholiques ?).

Ci-dessus, le texte est disposé en trois paragraphes selon le découpage de la Bible hébraïque. Chacun d’eux met l’accent sur un aspect de l’événement relaté. Le 1er (v. 1-4) souligne les circonstances de la lecture de la Torah réclamée par le peuple : le jour (au cœur de l’année) et le moment (toute la matinée) ; l’endroit précis et les personnes présentes (avec – c’est à noter car le texte se répète sur ce point – les femmes et les jeunes en âge de comprendre), leur disposition sur la place face à la tribune spécialement aménagée et au centre de laquelle, portée par Esdras, se tient la Torah. C’est vers elle que se tendent les oreilles de l’assemblée, au moment où Esdras en commence la lecture. Tout dans cette scénographie contribue à faire sentir le caractère particulièrement solennel de ce moment. Le livre écrit devient proclamation, comme le précise le mot qui désigne l’Écriture dans la Bible hébraïque et le judaïsme : Miqra’, lecture publique qui donne voix et vie à la Parole.

Le 2e paragraphe revient en arrière, au moment où Esdras déroule le rouleau à la vue du peuple. Celui-ci se lève alors, non devant le prêtre scribe, mais devant Celui dont la parole résonne au cœur du livre ouvert. Avant même de se mettre à lire, Esdras bénit le Seigneur. C’est une façon de reconnaître – et d’inviter le peuple à reconnaître – que la parole qui vient du livre est source de vie et de bien pour toutes et tous. Le peuple adhère joyeusement à cette bénédiction par un double « Amen ! » – c’est solide, fiable ! – avant de se prosterner. Mais le texte précise : les gens ne se prosternent pas devant le livre comme si c’était un objet sacré. C’est bien devant le Seigneur qu’ils s’inclinent. C’est alors qu’entrent en scène d’autres personnages dont on n’a pas encore parlé : 13 hommes, sans doute des lévites, se mettent à lire la « Torah de Dieu » au peuple, tout l’en expliquant. La lecture n’est plus le fait du seul Esdras ; elle devient un acte collectif qui ne va pas sans un commentaire permettant d’éclairer le texte lu, d’entrer dans une démarche d’intelligence de la parole. Cela souligne que la parole de Dieu est si complexe et riche, que la comprendre est exigeant ; cela souligne encore que, sans la parole humaine qui y fait écho, la parole de Dieu reste lettre morte.

Le 3e paragraphe est centré sur la réaction émotionnelle des gens : ils prennent le deuil, se mettent à pleurer. La cause de cette réaction apparaîtra plus loin, au chapitre 9 : quelques semaines après la célébration de la Torah, le peuple se rassemble à nouveau dans le cadre d’un jeûne pénitentiel. Il confesse alors les fautes que, plein d’ingratitude, il a commises dans le passé contre le dieu qui a fait pour lui des merveilles (Néhémie 9). Le livre de la Torah, en effet, ne révèle pas seulement la volonté de vie du Seigneur, mais aussi l’incapacité du peuple à s’y conformer. Cependant, le jour où elle est proclamée n’est pas jour de deuil, mais de joie. C’est un jour saint, différent des autres à cause du Seigneur qui a donné sa Loi en vue de la vie et du bonheur du peuple (voir le ch. 30 du Deutéronome). En cela, le don de la Loi est une fête à célébrer par un bon repas, dans un esprit de partage. Car si Israël a péché, la joie que la Loi du Seigneur et l’alliance qu’elle soutient communiquent est une force pour aller de l’avant en revenant à Dieu.

C’est en ce sens que l’on peut comprendre la seconde partie du Psaume 19 proposée à la méditation après cette lecture (versets 8-10) :

« La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ;

la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples.

Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ;

le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard.

La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours ;

les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables ».

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Jésus lecteur de l’Écriture (Luc 1,1-4 ; 4,14-21)

Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus.

[…]

Lorsque Jésus, dans la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, sa renommée se répandit dans toute la région. Il enseignait dans les synagogues, et tout le monde lui rendait gloire. Il vint à Nazareth, où il avait été élevé. Selon son habitude, il entra dans la synagogue le jour du sabbat et il se leva pour faire la lecture. On lui remit le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il est écrit : “L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, proclamer une année favorable accordée par le Seigneur” [Isaïe 61,1-2a]. Et ayant roulé le livre qu’il rendit au servant, il s’assit. Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit cette Écriture que vous venez d’entendre ».

La lecture de l’évangile de Luc comprend deux morceaux distincts. Il y a d’abord le prologue du livre qui présente le projet du récit évangélique : transmettre le témoignage de ceux qui ont reconnu en Jésus « la Parole » et s’en sont fait les serviteurs. Pour cela, s’informer le plus précisément possible. Puis rédiger un récit pour les amis de Dieu (les « Théophile ») qui le confronteront aux enseignements qu’ils ont reçus par ailleurs et dont ils éprouveront ainsi la solidité. L’écrit n’est donc pas là pour susciter la foi, mais pour soutenir l’enseignement oral, ce témoignage qui passe de bouche à oreille au long d’une chaîne potentiellement infinie.

La seconde partie correspond au début du ministère public de Jésus après le baptême de Jean et les tentations au désert. Poussé par l’Esprit venu sur lui au baptême et auquel il s’est montré fidèle en refusant d’entrer dans le jeu du diable, Jésus revient en Galilée, sa patrie où il est accueilli avec enthousiasme (il n’en ira pas de même à Nazareth, on le verra dimanche prochain). Dans la synagogue de son village, il se présente pour lire le passage du prophète puisqu’on lui tend le rouleau d’Isaïe. Ce n’est donc pas la Torah que Jésus proclame puis actualise, mais les Prophètes. En cela, l’évangile se distancie du passage d’Esdras qui témoigne de la primauté de la Torah pour Israël. Pour les chrétiens, en effet, les prophètes sont davantage centraux car, à leurs yeux, leur message anticipe l’événement Jésus. Cela dit, je note que le passage d’Isaïe lu par Jésus renvoie lui-même à la Torah : il annonce en effet que le Serviteur du Seigneur viendra réaliser ce qui est écrit dans la Torah. La libération des captifs, la liberté pour les opprimés, n’est-ce pas, en effet, le cœur de l’expérience d’Israël lors de l’exode d’Égypte ? Quant à « l’année favorable », elle correspond à l’année jubilaire (voir Lévitique 25). Au cours de cette année qui revient tous les 50 ans, les Israélites sont tenus de faire pour les autres ce que Dieu a fait pour leurs ancêtres lors de l’exode.

En réalité, en mettant les paroles du prophète sur les lèvres de Jésus, Luc présente le programme de son évangile. Il n’est pas différent de celui de Jésus consistant à accomplir les Écritures, comme il le souligne dans son bref commentaire du passage d’Isaïe : investi par l’Esprit reçu au baptême, il annoncera la bonne nouvelle du Royaume ; les principaux destinataires de sa prédication et de son action seront les pauvres, que Luc évoquera souvent dans son récit. Il ne se contentera pas de proclamer cette bonne nouvelle : au moyen de guérisons, d’exorcismes, de dons en tous genres, il mettra en œuvre la libération évoquée par le prophète. Il manifestera ainsi comment Dieu montre sa miséricorde (autre thème privilégié dans le 3e évangile). La suite du récit évangélique illustrera ce programme. Mais pas seulement : avec la suite immédiate de cette scène, Luc anticipe une autre dimension du récit évangélique. Ce sera pour dimanche prochain. (À suivre…)

Crédit photos : Lawrence Lew OP