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Répertoire
André Wénin
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4ème Dimanche de l'Avent

« Au Seigneur, le monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants !
C’est lui qui l’a fondée sur les mers et la tient inébranlable sur les flots. »

(Psaume 24,1-2)

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© Lawrence Lew, OP

Emmanuel (Isaïe 7,10-16)

Le Seigneur parla de nouveau au [roi] Achaz : « Demande pour toi un signe venant du Seigneur ton Dieu, au fond du séjour des morts ou sur les sommets, là-haut. » Achaz dit : « Je n’en demanderai pas, je ne veux pas mettre le Seigneur à l’épreuve. » Il dit alors : « Écoutez donc, maison de David ! Ne vous suffit-il pas de fatiguer les hommes pour que vous fatiguiez aussi mon Dieu ! C’est pourquoi mon seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici que la jeune femme est enceinte, elle est sur le point d’enfanter un fils et elle l’appellera Emmanuel (“Dieu-avec-nous”). De crème et de miel il se nourrira, pour qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien. Mais avant que cet enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, le pays dont les deux rois te font trembler sera laissé à l’abandon. ».

Mais pourquoi donc le Seigneur invite-t-il le roi Achaz à lui demander un signe –et lui parle-t-il sans intermédiaire ? Mystère et boule de gomme ! Encore un passage qui sort de nulle part, grâce aux ciseaux de notre censeur liturgique. S’il a choisi cet extrait, c’est bien sûr pour le fameux « oracle de l’Emmanuel » dans lequel la postérité a lu l’annonce de la naissance de Jésus. Mais à bien y réfléchir, quel intérêt et quel sens l’annonce d’un fils à naître – plus de sept siècles plus tard ! – pouvait bien avoir pour un roi tremblant de peur face à deux rois hostiles ? Malgré cet état émotionnel, quand le prophète lui propose de demander un signe de Dieu, le roi Achaz se récrie : il ne veut pas mettre Dieu à l’épreuve, une attitude à la fois juste et louable dans la Bible (voir Exode 17,1-7 ou Deutéronome 6,16). Mais pourquoi, alors, le prophète lui reproche-t-il vertement ce refus ? Et qui sont les deux rois qui font trembler Achaz ? Sur ces points aussi, le mystère est entier. En réalité, le censeur s’en fiche, et peu importe que son choix du passage donne à penser que les écrits de l’Ancien Testament n’ont ni queue ni tête… Leur unique intérêt n’est-il pas de contenir l’une ou l’autre phrase qui prépare le Nouveau Testament, histoire de montrer que Dieu a quand même de la suite dans les idées ?

En lisant le contexte du passage sélectionné, le mystère se dissipe. C’est le prophète Isaïe qui prononce cet oracle au cœur d’une grave crise à laquelle le jeune roi Achaz est confronté. Alors qu’il est monté sur le trône depuis peu, son royaume, Juda (royaume du Sud), est agressé par deux voisins : le roi d’Israël (royaume du Nord), sans doute contraint par celui d’Aram (en Syrie actuelle). « Au temps d’Achaz (…) roi de Juda, Recine le roi d’Aram (…) et Pèqakh le roi d’Israël montèrent contre Jérusalem pour l’attaquer, mais ils ne purent pas l’attaquer. La cour d’Achaz fut informée : “Les Araméens ont pris position dans le pays d’Israël”. Alors le cœur du roi et le cœur de son peuple furent secoués comme les arbres de la forêt sont secoués par le vent. » (citation simplifiée pour la clarté). Une coalition de deux rois plus puissants que lui et déterminés à prendre sa capitale : voilà ce qui effraie à juste titre Achaz et la population de la ville. Le Seigneur envoie alors Isaïe vers le roi qui est en train de superviser des travaux destinés à permettre à la ville de soutenir le siège qui s’annonce, signe qu’il s’en remet à des moyens humains dans l’espoir de sauver sa capitale.

Voici le message que le Seigneur communique à Achaz par l’intermédiaire du prophète : « Tu lui diras : “Garde ton calme, ne crains pas, ne va pas perdre courage devant ces deux bouts de tisons fumants, à cause de la colère brûlante du roi d’Aram et du roi d’Israël. Parce qu’Aram a décidé de te faire du mal, Israël et son roi ont dit : “Montons contre [le royaume de] Juda, pour l’effrayer et le forcer à se rendre de manière à lui imposer comme roi le fils de Tabéel”. » Dans ces lignes qui ouvrent son oracle, le prophète dévoile le projet des coalisés : les Araméens ont décidé de s’en prendre au royaume de Juda dans le but d’y installer un roi à leur solde, car ils sont furieux contre Achaz – on apprend par ailleurs que la cause de leur colère est que son prédécesseur a refusé de se joindre à la coalition qu’ils ont formée pour résister à l’envahisseur assyrien. Mais en même temps qu’il transmet cette information, le prophète se moque déjà des deux agresseurs : la colère qui les enflamme fait d’eux « deux bouts de bois fumants »… qui feront long feu ! C’est ce que la suite du message explicite : le projet des deux rois est voué à l’échec. Ils ne parviendront pas à soumettre Juda, quelle que soit leur puissance. « Ainsi parle le Seigneur Dieu : “Cela ne durera pas, cela ne sera pas, que la capitale d’Aram soit Damas, et Recine, le chef de Damas, et que la capitale d’Israël soit Samarie, et Pèqakh, le chef de Samarie. » Quant au peuple de Juda et à son roi, il n’ont pas à se fier à des moyens humains, puisque le Seigneur est leur rempart. D’où l’avertissement invitant à la confiance : « Mais vous, si vous ne croyez pas, vous ne pourrez pas tenir ».

C’est alors que, toujours par l’intermédiaire du prophète, le Seigneur invite Achaz à demander un signe : cela lui montrera qu’il peut mettre sa confiance en lui, le Seigneur et maître du monde. En refusant poliment, le roi affiche l’attitude du croyant qui n’a pas besoin de signe pour se fier à Dieu. En réalité, il préfère que celui-ci ne lui envoie pas de signe, car il serait contraint de lui faire confian¬ce plutôt que de poursuivre ses préparatifs militaires. Voilà la raison pour laquelle le prophète est excédé : sous les apparences du croyant qui se refuse à tester Dieu, Achaz cache son refus de croire en lui. Aussi, Dieu va lui donner ce signe. Sa jeune épouse va bientôt lui donner un héritier, gage de la continuité de la dynastie. Dès lors, quoi qu’il en soit de la crise présente, Dieu fera le nécessaire pour que le royaume subsiste et soit doté d’un pouvoir stable. Une telle nouvelle devrait rassurer le roi : Dieu est avec eux. C’est ce dont l’enfant sera le vivant témoin, et le nom qui sera le sien, Emmanuel, le manifestera. Car avant qu’il ait atteint l’âge de raison, c’en sera fini des deux agresseurs, ces deux bouts de tisons fumants : ils auront perdu leur territoire.

Bien qu’il soit intimement lié à un incident très spécifique, cet oracle a été conservé dans le livre d’Isaïe parce qu’il portait le souvenir de la présence indéfectible du Seigneur à son peuple, quoi qu’il en soit de la fidélité de ce dernier. Et de même que le prophète invitait le roi à mettre sa confiance en Dieu, de même le souvenir de cet incident était de nature à inviter les générations suivantes à la confiance. Par la suite, quand Israël a été privé définitivement de roi (et d’autonomie politique), un tel oracle a sans doute été réinterprété : si, en temps de crise, Dieu s’est montré fidèle à un roi au point de lui offrir un avenir alors même qu’il lui résistait, ne fera-t-il pas de même pour son peuple – et, pourquoi pas, en suscitant un nouvel Emmanuel issu de la « maison de David » ?

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Cathédrale de Lille, détail du tympan nord© Lawrence Lew, OP

Joseph (Matthieu 1,18-24 [+ 25])

De Jésus, Christ, la genèse fut ainsi. Marie, sa mère, avait été accordée en mariage à Joseph. Avant qu’ils aient été ensemble, elle fut trouvée enceinte de l’Esprit saint. Joseph, son homme, qui était un juste et ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la renvoyer en secret. Comme il avait formé ce projet, voici, un messager du Seigneur lui apparut en songe disant : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre Marie comme ta femme, car ce qui est engendré en elle est de l’Esprit saint. Elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus [“Le-Seigneur-sauve”], car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » Tout cela arriva pour que soit accompli ce qui fut dit par le Seigneur à travers le prophète : “Voici, la vierge sera enceinte et enfantera un fils et on lui donnera le nom d’Emmanuel qui se traduit Dieu-avec-nous”. Éveillé du sommeil, Joseph fit ce que le messager du Seigneur lui avait prescrit et prit sa femme chez lui [et ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle ait enfanté un fils ; et il lui donna le nom de Jésus.]

Comme les autres épisodes liés à l’enfance de Jésus chez Matthieu, celui-ci a pour point de départ un passage de l’Ancien Testament, dûment cité. C’est une phrase de l’oracle d’Isaïe commenté ci-dessus (la seule qui intéressait le censeur, probablement). Ce bref passage est développé en une petite histoire, à la manière d’un midrash – pour faire bref : une fiction théologique sous forme de récit. Celui-ci se greffe sur la finale de la généalogie qui ouvre l’évangile : « Jacob engendra Joseph, l’homme de Marie de laquelle fut engendré Jésus, celui qui est dit christ » (Matthieu 1,16). De cette phrase, il ressort clairement que Jésus n’est pas engendré par l’homme de Marie. Voilà ce que la petite histoire va raconter, de manière à mettre en évidence la naissance virginale du messie (ou christ, terme grec correspondant à l’hébreu messie = qui a reçu une onction sacrale), mais pas que…

Au verset 16, le passif « fut engendré » suggère déjà indirectement que celui qui a engendré Jésus est Dieu, ce type de forme passive étant couramment utilisé pour désigner Dieu comme agent de l’action. Ce Jésus, en qui humanité et divinité se rencontrent, a cependant besoin d’un « père ». Ce père, c’est Joseph, un descendant de David (voir Matthieu 1,6). Jésus, cependant, n’est pas réellement son fils, le récit y insiste en en multipliant les signes : Joseph et Marie n’ont pas encore été ensemble ; celle-ci se trouve enceinte des œuvres de l’Esprit (2 fois) ; elle est dite vierge par le Seigneur qui, via le prophète, a anticipé ce moment capital ; et dans la finale censurée (mais que j’ai citée), l’évangéliste précise que Joseph ne connut pas Marie avant la naissance de l’enfant (verset 25). Mais ce n’est pas parce qu’il n’est pas le père de l’enfant que l’homme est insignifiant. En effet, le comportement que Matthieu lui prête dans son récit est significatif de ce qui permet à Dieu de se faire proche des humains comme il le sera en Jésus.

La grossesse de Marie pose évidemment question à Joseph. En effet, si elle est déjà son épouse, ils attendent l’officialisation de leur union pour pouvoir habiter ensemble. Matthieu anticipe la réaction de Joseph en le présentant comme un juste, et ce qu’il fait le confirme. Il décide de renvoyer Marie sans la dénoncer publiquement. C’est donc qu’il ne la considère pas clairement comme coupable d’adultère. Dès lors, s’il la renvoie, c’est – au moins en partie – pour un autre motif. Il ne veut peut-être pas s’immiscer dans l’intimité de sa promise et s’approprier l’enfant d’un autre. Ou bien il entend respecter le mystère auquel il est confronté, plutôt que d’intervenir dans une histoire qui le dépasse… En tout cas, il veut éviter tout esclandre qui lui donnerait le (beau) rôle de la victime tout en exposant sa fiancée à la stigmatisation publique voire à une condamnation sans appel. D’où sa volonté de rompre en secret.

C’est pour empêcher Joseph de mettre en œuvre cette décision que le Seigneur lui envoie son messager « dans un rêve ». Dans le mystère de cette communication, Dieu dit trois choses au « fils de David » qu’est Joseph. D’abord, il l’invite à renoncer à sa décision et à porter à terme le projet de mariage avec sa femme, sans craindre de s’immiscer dans une histoire qui ne le regarde pas. Ensuite, il lui révèle l’origine divine de l’enfant que porte Marie. Enfin, il lui assigne un rôle spécifique vis-à-vis de cet enfant : jouer le rôle d’un père auprès du fils. Ce rôle consiste à l’inscrire dans la continuité d’une lignée humaine – en l’occurrence celle de David – et dans un tissu familial et social, mais surtout de lui donner un nom (contrairement au texte hébreu d’Isaïe où c’est la mère qui doit nommer son fils, ici, c’est le père qui le fera, comme c’est déjà le cas dans la traduction grecque du livre prophétique). En donnant ce nom, Emmanuel (« Dieu avec nous ») ou Jésus (« le Seigneur sauve »), Joseph reconnaîtra que, dans le mystère auquel il fait face, c’est Dieu qui est à l’œuvre et manifeste son désir de libérer les humains du péché, c’est-à-dire de combattre le mal là où il prend sa source : dans leur cœur. Il assignera ainsi à ce fils sa destinée de sauveur, de sorte qu’il pourra être reconnu comme le « Dieu avec nous » dont le prophète a entrevu la venue.

Sans rien dire – il ne prononcera pas un seul mot dans le récit de Matthieu – Joseph s’exécute et cette obéissance fait l’objet d’une insistance. Après l’avoir enregistrée avec ses propres mots (« Joseph fit ce que le messager du Seigneur lui avait prescrit »), le narrateur la raconte en reprenant les mots du messager : « et prit sa femme chez lui (…) elle enfanta un fils, et il lui donna le nom de Jésus », tout en prenant soin de n’introduire aucune ambiguïté dans l’esprit du lecteur quant à l’origine divine de celui qui se nommera Jésus (« il ne la connut pas »).

Les noms de personnes cités par Matthieu viennent tous de l’Ancien Testament. Son récit midrashique exploite vraisemblablement la richesse de sens qu’ils portent en eux, comme une sorte de « message subliminal ».

- Joseph (« fils de Jacob », selon Matthieu 1,16 !) : Matthieu le présente comme un homme juste, obéissant aux ordres de Dieu ; il est aussi gratifié de 4 songes à travers lesquels il reçoit les communications divines. En cela, il est la réplique du Joseph de la Genèse, le fils de Jacob, « l’homme aux songes » par excellence (Genèse 37–50). Or, dans cette histoire, Joseph est lui un homme à travers lequel Dieu a sauvé et l’Égypte et la famille de son père Israël, tous deux menacés par une famine, la famille l’étant aussi par un grave conflit nourri par l’envie (voir 50,20). Comme « fils de Joseph », Jésus mènera à son accomplissement l’œuvre du Joseph de la Genèse : en passant par la mort (voir Genèse 37,18-24), il offrira le salut à la fois à Israël et aux nations.

- Marie, en grec Mariam, est le nom de la sœur de Moïse, la prophétesse qui, la première, a accueilli le salut du Seigneur en dansant et en chantant pour lui au moment où il libérait définitivement les fils d’Israël esclaves en Égypte. C’est elle qui a invité le chœur des hommes à acclamer la gloire du dieu libérateur (Exode 15,19-21 – un passage évité aussi soigneusement que curieusement dans la liturgie romaine – si quelqu'un désire des détails à propos de ce passage, il peut se référer à mon petit livre Naissance d’un peuple, gloire de Dieu, Lessius 2018, p. 61-65).

- David, messie ou christ par excellence dans bien des livres de l’Ancien Testament. « Fils de David » comme son « père » Joseph (Matthieu 1,6 et 20), Jésus mènera à son accomplissement l’œuvre du messie, telle que les prophètes en ont parlé.

- Jésus, est le nom grec de Josué (yehôshua‘), le seul Israélite avec Caleb à avoir vécu toute l’aventure de l’exode : présent aux côtés de Moïse juste après la sortie d’Égypte pour protéger la toute nouvelle liberté d’Israël face à une agression sauvage (Exode 17,9, voir 29e dim. C), Josué guidera la seconde génération du peuple lorsqu’elle entrera dans la terre promise pour la recevoir de Dieu. Le nom qu’il porte, « le Seigneur sauve » souligne qu’il est une figure éminente du salut de Dieu.

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Fresque, église Saint-Joseph de Nazareth © Lawrence Lew, OP