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Répertoire
André Wénin
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4ème Dimanche ordinaire - C

« Ma forteresse et mon roc, c’est toi !
Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance, mon appui dès ma jeunesse
»

(Psaume 71,3b.5)

Dans le commentaire de l’évangile du 3e dimanche dernier, j’ai annoncé une suite à ma lecture de la scène dans la synagogue de Nazareth, puisque le choix liturgique a été de couper cette scène en deux. Je commence donc avec la suite du récit de Luc.

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Incident à Nazareth (Luc 4,21-30)

[Dans la synagogue de Nazareth, après avoir lu un passage du livre d’Isaïe, Jésus] se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit cette Écriture que vous venez d’entendre ». Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche. Ils disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » Et il leur dit : « Sûrement vous allez me citer ce dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même”, [et me dire :] “Nous avons appris ce qui s’est passé à Capharnaüm : fais donc de même ici dans ta patrie !” » Et il dit : « Amen, je vous le dis : aucun prophète n’est bien accueilli dans sa patrie. Et en vérité, je vous le dis : il y avait beaucoup de veuves au temps d’Élie en Israël, lorsque pendant trois ans et six mois le ciel fut fermé, quand une grande famine se produisit sur toute la terre ; et Élie ne fut envoyé vers aucune d’entre elles, mais dans la ville de Sarepta, au pays de Sidon, chez une femme veuve. Et il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée ; et aucun d’eux n’a été purifié, mais bien Naaman le Syrien. » Et ils furent tous remplis de colère dans la synagogue en entendant cela. Ils se levèrent, chassèrent Jésus hors de la ville, et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline où leur ville est construite, pour le précipiter en bas. Mais lui, passant au milieu d’eux, s’en allait.

Le passage d’Isaïe que Jésus vient de lire est une parole mise sur les lèvres du Serviteur du Seigneur qui, parlant en « je », décrit la mission qu’il a reçue de Dieu : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a consacré par l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, proclamer une année favorable accordée par le Seigneur » (Isaïe 61,1-2a = Luc 4,18-19). Quand il ajoute que cette parole s’accomplit « aujourd’hui », Jésus ne précise à ses auditeurs ni comment ni par qui elle se concrétise – même s’il est clair pour quiconque lit l’évangile que le « je » du texte d’Isaïe n’est autre que Jésus lui-même qui, avec l’Esprit reçu au baptême, vient d’être investi de cette mission. L’évangile illustrera comment Jésus met en œuvre ce programme de prédication et d’action.

Mais en plus de la parole d’Isaïe, la scène développe un autre « programme » qui anticipe la suite du récit évangélique : il s’agit de la façon dont « ceux de sa patrie » reçoivent Jésus. Dans le récit, tout commence par une attention soutenue : que va dire Jésus du texte qu’il vient de lire ? « Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui ». Une fois qu’il a annoncé l’accomplissement de l’Écriture, c’est l’enthousiasme, l’admiration pour cet homme qui est l’un d’eux et qui prononce de telles paroles de grâce. Mais ce premier accueil va dégénérer à mesure que Jésus poursuit son discours : d’abord, ils gardent le silence, comme l’indique la reprise de « Et il dit » qui signifie que Jésus a marqué une pause, en attente d’une réaction qui n’est as venue (procédé fréquent dans les récits bibliques) ; ensuite, après le couplet sur les prophètes Élie et Élisée, ils se mettent en colère et rejettent Jésus avec l’intention de le tuer… mais sans succès. Une même courbe s’observera dans le récit évangélique : un premier accueil très positif laissera place peu à peu à une hostilité qui débouchera sur la mise à mort de Jésus hors de la ville. Mais il ne restera pas dans la mort : une fois échappé du tombeau, il ira son chemin (voir 24,15.28).

Non content de suggérer la suite du récit dans cette scène, Luc propose également une interprétation anticipative qu’il place dans la bouche de Jésus. En imaginant ce que ses auditeurs vont lui dire, Jésus dénonce par avance ce qui lui vaudra l’hostilité générale : le scepticisme de qui attend des preuves pour croire, et le désir mimétique de recevoir de Jésus les mêmes bienfaits que les autres. Cela trahit la disposition intérieure de celui qui cherche à tirer un profit personnel de la présence de Jésus et de son action, plutôt que d’accueillir dans la confiance le désir de libération du Dieu miséricordieux que Jésus révèle. Ensuite, en évoquant les prophètes Élie et Élisée, Jésus donne une autre clé de ce qui sera sa destinée tragique : parce qu’ils ont une présence qui dérange, les prophètes sont rarement bien accueillis par celles et ceux qui leur sont proches. Ainsi en ira-t-il de Jésus, comme il en a été du Serviteur du Seigneur dont parlait Isaïe. Et en citant les étrangers que sont la veuve de Sarepta et Naaman le Syrien, Jésus anticipe l’accueil de la bonne nouvelle par les non-israélites, accueil qui sera illustré largement dans le second récit de Luc : les Actes des Apôtres.

La veuve et Naaman ne sont pas cités seulement parce qu’ils sont étrangers par rapport à Israël. Ils ont aussi en commun d’avoir fait confiance à la parole du prophète en l’absence de preuves. Une confiance coûteuse, d’ailleurs ! Affligée par la famine due à la « fermeture du ciel », c’est-à-dire l’absence de pluie, la veuve de Sarepta accepte de préparer pour Élie une galette de pain, alors qu’il ne lui reste, pour elle et son fils, qu’un peu d’huile et de farine, juste de quoi se préparer un ultime repas (voir 1 Rois 17,8-16). Qu’est-ce qui la décide à agir ainsi ? La confiance qu’elle fait à Élie qui lui dit au nom du dieu d’Israël que l’huile et la farine ne s’épuiseront pas jusqu’au retour de la pluie. Quant à Naaman le Syrien – un homme, cette fois, le puissant général de l’armée de son pays – il est malade de la lèpre. Il a l’humilité de croire une jeune captive israélite qui affirme que le prophète de Samarie (Élisée) pourra le délivrer de sa maladie ; il saura encore écouter ses subordonnés qui lui recommandent de se plier à l’ordre un peu absurde qu’Élisée lui a donné sans même lui accorder audience (2 Rois 5,1-19a).

En menant Jésus hors de la ville, selon les prescriptions du Deutéronome sur l’exécution des idolâtres (17,2-7), les gens de Nazareth montrent comment ils considèrent leur concitoyen. En décidant de le tuer, ils lui réservent le sort auquel on doit vouer un faux prophète, selon le même Deutéronome (13,2-6). Ainsi veulent-ils faire taire une fois pour toutes celui qui, à travers ces figures d’étrangers que sont la veuve et le général, les invite à accorder toute confiance aux envoyés de Dieu sur la seule base de la parole que ceux-ci leur adressent.

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Le prophète et son dieu (Jérémie 1,4-5.17-19)

[Au temps de Josias,] la parole du Seigneur me fut adressée : « Avant de te façonner dans le ventre de ta mère, je te connaissais ; avant que tu sortes de la matrice, je t’ai rendu saint ; je t’ai placé comme prophète pour les nations.

[…]

Toi, mets ta ceinture à des reins et lève-toi, dis à leur intention tout ce que je t’ordonnerai. Ne tremble pas devant eux, sinon c’est je te ferai trembler devant eux. Moi, je te place aujourd’hui en ville fortifiée, en colonne de fer, en rempart de bronze contre tout le pays, les rois de Juda et ses princes, ses prêtres et tout le peuple du pays. Ils te combattront, mais ils ne pourront l’emporter sur toi, car je suis avec toi – oracle du Seigneur – pour te délivrer».

La tâche d’un prophète n’est pas simple. Très souvent, pour être fidèle au dieu qui l’envoie, il lui faut s’opposer à ceux à qui il doit parler pour dénoncer leurs erreurs, les avertir des conséquences de leur obstination, condamner les agissements dont ils ne voient pas combien ils sont loin de ce que Dieu attend d’eux. Dès son appel (récit dont on a seulement ici le début et la fin), Jérémie est mis au parfum. Son rôle sera d’annoncer, de la part du Seigneur, le jugement de condamnation qui frappera bientôt le peuple de Jérusalem qui s’est éloigné de l’alliance en trahissant son dieu et en reniant ses engagements envers lui. Aussi rencontrera-t-il une opposition farouche, dont il aura souvent à souffrir. Le livre qui porte son nom raconte ainsi les vexations qu’il ne cesse de rencontrer, les misères qui lui sont infligées, les emprisonnements visant à le réduire au silence, l’exil en Égypte auquel il sera contraint – sorte d’exode à l’envers par lequel une partie du peuple régressera en-deçà du salut que Dieu lui a offert.

Au moment où le Seigneur appelle Jérémie pour faire de lui son prophète, il l’avertit de la difficulté de sa tâche. Il emploie pour cela des métaphores liées au monde de la guerre. Ainsi, il encourage le prophète à la vaillance : ceindre la ceinture autour de la taille, c’est en effet se préparer à combattre vaillamment au moyen d’une « épée à deux tranchants », à savoir la parole que Dieu lui ordonnera de dire. Comme un guerrier, Jérémie ne doit pas redouter l’adversaire, sous peine de voir Dieu se faire son opposant. D’ailleurs, le Seigneur est à son côté pour le rendre fort : comme une ville à l’abri de ses fortifications, le prophète sera en sécurité, protégé de la menace des ennemis ; comme une colonne de fer, il résistera, inébranlable, aux attaques lancées contre lui ; comme un rempart de bronze, il ne pourra être blessé à mort par les tirs qui le viseront.

Toutes ces images convergent pour suggérer deux choses : l’opposition sera rude et la bataille sans merci ; mais Dieu donnera au prophète la confiance nécessaire pour parler envers et contre tout, pour se battre seul contre tous. Car Jérémie doit s’y attendre : « tout le pays », c’est-à-dire le peuple entier se dressera contre lui, sous l’impulsion de ses rois et de ses chefs. C’est ainsi que, selon ce que le livre raconte (et la tradition postérieure en rajoutera une couche), Jérémie ne sera pas seulement mal accueilli par les siens. Il deviendra carrément un souffre-douleur, témoin d’un Dieu combattu par son propre peuple. Car le peuple, totalement aveugle sur la vérité de son comportement et sur son acharnement à faire le mal, s’obstine à penser qu’il agit bien. Il ne pourra donc que vouer aux gémonies celui qui dénonce ce mal avec une même obstination, dans l’espoir d’ouvrir les yeux des coupables sur leur lamentable vérité, mais aussi sur l’inlassable bienveillance du dieu dont le prophète se fait le témoin.

Copyright : Lawrence Lew OP