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Répertoire
André Wénin
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5ème Dimanche ordinaire

« Seigneur, éternel est ton amour : n’arrête pas l’œuvre de tes mains »
(Psaume 138,8)

Il y a des moments, des expériences qui changent la vie. Ce sont des commencements inattendus qui sont rarement perçus comme tels. Ce n’est qu’après coup, lorsqu’ils ont produit leurs fruits, que l’on se rend compte quel tournant ils ont représenté. Alors, on se met à raconter, et ce récit est modelé non seulement par le souvenir que l’on a gardé de ce moment fort entre tous, mais aussi par les fruits qu’il a portés et que l’on voit déjà présents en germe dans l’événement lui-même.

Ainsi en va-t-il des récits de « vocation » qui sont au cœur des lectures de ce dimanche : celle du prophète Isaïe, celle que Paul évoque dans sa lettre aux chrétiens de Corinthe, et celle de Simon et de ses compagnons dans le récit de Luc. Prophète ou apôtre, c’est une position qui n’a rien d’institutionnel. À la différence des rois, des prêtres ou des juges, le prophète ou l’apôtre est un personnage hors cadre, qui n’était pas destiné à devenir ce à quoi Dieu l’a appelé. Et puisque sa légitimité ne lui vient pas d’une institution, elle doit avoir une autre source, qui n’est autre que la volonté de Dieu lui-même. C’est à cela que correspond le récit de vocation : il raconte pourquoi untel « sort du rang », il fonde sa position particulière, justifie l’autorité qui est la sienne ou qu’il revendique. Ci-après, je mets en évidence des traits communs de ces trois récits à la suite des textes.

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Isaïe (Isaïe 6,1-2a.3-8)

L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé ; les pans de son manteau remplissaient le palais. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. [Ils avaient chacun six ailes : de deux, ils se couvraient le visage, de deux, ils se couvraient le sexe et de deux, ils volaient]. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint Saint Saint le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire. » Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait et le palais était rempli de fumée. Je dis : « Malheur à moi ! je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures : et le Roi, le Seigneur de l’univers, mes yeux l’ont vu ! » L’un des séraphins vola vers moi. Dans sa main, un charbon brûlant : avec des pinces, il l’avait pris sur l’autel. Il toucha ma bouche et dit : « Ceci a touché tes lèvres, et ta faute est enlevée, ton péché pardonné. » J’entendis la voix du Seigneur qui disait : « Qui enverrai-je ? qui ira pour nous ? » Et j’ai dit : « Me voici : envoie-moi ! »

Paul (1re lettre aux Corinthiens 15,1-11)

Frères, je vous rappelle la bonne nouvelle que je vous ai annoncée, que vous avez reçue et dans laquelle vous tenez bon : c’est par elle que vous êtes sauvés si vous la gardez telle que je vous l’ai annoncée ; sinon, c’est pour rien que vous êtes devenus croyants. Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures ; puis il a été enseveli et a été réveillé le troisième jour conformément aux Écritures ; il est apparu à Képhas, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de 500 frères à la fois – la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont endormis [dans la mort] –, ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il est apparu à l’avorton que je suis. Car moi, je suis le plus petit des apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, puisque j’ai persécuté l’Église de Dieu. Mais c’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus qu’eux tous – pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. Donc, que ce soit moi ou eux, voilà ce que nous proclamons, voilà ce que vous croyez.

Simon-Pierre (Luc 5,1-11)

Alors que la foule se pressait autour de lui [Jésus] et écoutait la parole de Dieu, tandis que lui-même se tenait au bord du lac de Génésareth, il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Montant dans une des barques qui appartenait à Simon, il lui demanda de s’écarter un peu du rivage. Puis il s’assit et, de la barque, il enseignait les foules. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, toute la nuit nous avons peiné sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je jetterai les filets. » Et l’ayant fait, ils prirent une grande quantité de poissons et leurs filets se déchireraient. Ils firent signe à leurs compagnons dans l’autre barque de venir les aider. Ils arrivèrent, et ils remplirent les deux barques, au point qu’elles enfonçaient. Voyant cela, Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : « Éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur, Seigneur. » En effet, un grand effroi l’avait saisi, de même que tous ceux qui étaient avec lui, à cause de la pêche de poissons qu’ils avaient pris ; de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui étaient associés avec Simon. Et Jésus dit à Simon : « N’aie pas peur, à partir de maintenant, ce sont des humains que tu prendras. » Et ramenant les barques à terre, laissant tout, ils l’accompagnèrent.

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Premier point commun de ces récits : l’initiative de l’appel revient à Dieu. Nul ne se constitue prophète ou apôtre de sa propre volonté. Isaïe bénéficie d’une vision sublime : il lui est donné de voir Dieu comme un roi en majesté au cœur de son palais, entouré de sa cour. Quand il entend qu’il cherche quelqu’un pour lui confier une mission encore indéterminée, il se porte candidat avant de recevoir des ordres – et ce qu’il aura à dire au peuple est tout sauf agréable ! Quant à Paul, s’il est apôtre (c’est-à-dire envoyé), c’est « par grâce », par choix immérité. La vision du Ressuscité qui lui apparaissant à lui, le persécuteur, change sa destinée. Et ce sera radical, car il s’engagera tout entier dans sa mission de proclamer la bonne nouvelle conformément à ce qu’on lui a transmis du cœur de la bonne nouvelle (1re partie de la lecture). Simon et les autres pêcheurs, à l’improviste, sont confrontés à la parole puissante et efficace de Jésus au point d’en être effrayés. C’est alors qu’il reçoit une autre tâche : non plus pêcher des poissons (les faire mourir en les tirant de l’eau), mais « prendre vivants des humains », selon le sens du verbe grec zôgreô composé de zaô, « vivre » et agra, « pêche, prise ». Une « pêche » qui consiste donc à « repêcher » des humains et à les arracher ainsi à la mort par engloutissement.

Deuxième point commun : dans ces récits, celui qui est appelé à quelque chose de radicalement neuf pour lui ne se sent pas à la hauteur. Il se considère comme indigne du dieu qui requiert ses services. Face au Roi de l’univers trois fois saint, Isaïe se lamente : il ne se sent pas dans les conditions lui permettant de s’adresser à Dieu, de le louer, solidaire qu’il est d’un peuple incapable de s’approcher du Saint en raison de ses fautes. Voir le Roi de l’univers dans ces conditions lui fait craindre un malheur. Paul se dit clairement indigne d’être apôtre dans la communauté appelée par Dieu puisqu’il l’a persécutée. Il se voit comme un enfant né avant le terme, ou à un mauvais moment : il n’était donc pas fait pour un tel avenir. Simon aussi demande à Jésus de s’écarter de lui : il n’est qu’un homme, un pécheur de surcroît. D’où l’effroi qu’il éprouve devant celui qui a permis cette pêche surprenante. Simon et les autres sont loin d’imaginer le futur que Jésus leur réserve. Un choix de Dieu, inexplicable et perçu comme immérité, bouleverse la vie de ces hommes et la réoriente de façon aussi inattendue que décisive.

Troisième point commun : le récit évoque la mission pour laquelle la personne est appelée. Le corollaire est que l’appelé ne se donne pas cette mission à lui-même, mais accepte de l’assumer. Pour Isaïe, il s’agit d’être l’ambassadeur de Dieu, le porte-parole d’un message difficile à délivrer : cela exposera le prophète à l’incompréhension dans un peuple rebelle qui refusera la parole qu’il porte. Il devra aller jusqu’à annoncer la dévastation de son pays (c’est la suite du récit, aux v. 9-13). Paul est porteur d’une parole davantage positive, puisqu’il s’agit de la bonne nouvelle de la résurrection qui, pour les « frères (et sœurs) » qui la « gardent », constitue une chance de libération. C’est d’une semblable tâche de salut que Simon et ses associés sont chargés : arracher les humains à la prison de la mort (symbolisée par les eaux) et les inviter à vivre.

Quatrième point commun : la personne appelée garde son caractère propre, ce qui se reflète dans le récit qui la concerne. De son livre, il ressort qu’Isaïe est une sorte d’aristocrate de Jérusalem, proche de la cour royale. Son récit situe d’ailleurs sa vocation dans un palais royal : celui de Dieu, le Roi, le Seigneur de l’univers dont la transcendance l’impressionne fortement. Paul est un homme entier, un être de conviction et d’engagement. Ardent persécuteur (selon le récit des Actes), il sera tout aussi ardent à défendre l’évangile. Dans ce qu’il évoque de son appel, on sent pointer la conscience d’une forme de supériorité : « Je me suis donné de la peine plus que tous les autres », dit-il, avant de se reprendre pour rendre à Dieu la grâce qui lui revient. Simon, c’est un pêcheur à la vie rude : il sait ce que veut dire une nuit de pêche inutile et la fatigue qu’elle provoque. Pourtant, il est hospitalier (il accueille Jésus dans sa barque), conciliant (il accepte malgré tout de lancer le filet), enthousiaste quand il s’agit de suivre Jésus.

Enfin, cinquième point commun : le récit n’apporte aucune preuve de la vérité de ce qu’il raconte. Isaïe et Paul parlent en première personne de l’expérience qu’ils disent avoir faite. Aussi, leur récit a la fragilité d’un témoignage qui demande à être cru sur parole. Or, les mots se laissent dire, et dans l’Israël biblique, plus d’un faux prophète a affirmé qu’il était appelé, que Dieu lui avait parlé et l’avait chargé de parler en son nom (c’est une des thématiques du livre de Jérémie). Le prophète ou l’apôtre se livre dans un récit, il s’y fait vulnérable en attente d’auditeurs qui le croiront, le reconnaîtront comme authentique porte-parole du dieu vivant. Pour Simon, Jacques et Jean, il n’en va pas autrement : même si Luc prétend relater des faits (voir 1,1-4), c’est à son lecteur, à sa lectrice de juger de la crédibilité de son récit et, s’il le veut, d’adhérer à la vérité que Dieu y cache.

Des Israélites ont cru qu’Isaïe était vraiment un homme de Dieu, comme aussi les autres prophètes qu’aucune institution reconnue ne soutenait. Cette reconnaissance lui a permis de marquer d’une profonde empreinte la foi du peuple, sa découverte de son dieu, sa fidélité à l’alliance envers et contre tout. De même, des communautés chrétiennes ont adhéré à la proclamation de Paul et des apôtres. En reconnaissant les disciples authentiques du Ressuscité en ces hommes sans prédisposition religieuse patentée, ils ont fourni une caisse de résonnance à l’évangile qu’ils annonçaient. Dans l’Israël biblique et le judaïsme du 1er siècle de notre ère, les institutions et les personnes qui les représentaient étaient certes essentielles pour assurer la stabilité et la continuité. Mais c’est d’ailleurs, du dehors de ce cadre que vient l’essentiel, l’étincelle inattendue. Dieu vient (r)éveiller Israël et les humains par une parole de feu dans la bouche d’une personne dont il commence par bouleverser la vie. À charge de cette personne – prophète en Israël, apôtre chez les nations – d’empêcher ses contemporains de s’endormir à l’abri de leurs institutions, de s’encroûter dans leurs rites, de croire que Dieu est à leur service. A cette personne de mettre ses contemporains en chemin vers une vie et un vivre-ensemble dignes des êtres humains. Et de Dieu.

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