Premier point commun de ces récits : l’initiative de l’appel revient à Dieu. Nul ne se constitue prophète ou apôtre de sa propre volonté. Isaïe bénéficie d’une vision sublime : il lui est donné de voir Dieu comme un roi en majesté au cœur de son palais, entouré de sa cour. Quand il entend qu’il cherche quelqu’un pour lui confier une mission encore indéterminée, il se porte candidat avant de recevoir des ordres – et ce qu’il aura à dire au peuple est tout sauf agréable ! Quant à Paul, s’il est apôtre (c’est-à-dire envoyé), c’est « par grâce », par choix immérité. La vision du Ressuscité qui lui apparaissant à lui, le persécuteur, change sa destinée. Et ce sera radical, car il s’engagera tout entier dans sa mission de proclamer la bonne nouvelle conformément à ce qu’on lui a transmis du cœur de la bonne nouvelle (1re partie de la lecture). Simon et les autres pêcheurs, à l’improviste, sont confrontés à la parole puissante et efficace de Jésus au point d’en être effrayés. C’est alors qu’il reçoit une autre tâche : non plus pêcher des poissons (les faire mourir en les tirant de l’eau), mais « prendre vivants des humains », selon le sens du verbe grec zôgreô composé de zaô, « vivre » et agra, « pêche, prise ». Une « pêche » qui consiste donc à « repêcher » des humains et à les arracher ainsi à la mort par engloutissement.
Deuxième point commun : dans ces récits, celui qui est appelé à quelque chose de radicalement neuf pour lui ne se sent pas à la hauteur. Il se considère comme indigne du dieu qui requiert ses services. Face au Roi de l’univers trois fois saint, Isaïe se lamente : il ne se sent pas dans les conditions lui permettant de s’adresser à Dieu, de le louer, solidaire qu’il est d’un peuple incapable de s’approcher du Saint en raison de ses fautes. Voir le Roi de l’univers dans ces conditions lui fait craindre un malheur. Paul se dit clairement indigne d’être apôtre dans la communauté appelée par Dieu puisqu’il l’a persécutée. Il se voit comme un enfant né avant le terme, ou à un mauvais moment : il n’était donc pas fait pour un tel avenir. Simon aussi demande à Jésus de s’écarter de lui : il n’est qu’un homme, un pécheur de surcroît. D’où l’effroi qu’il éprouve devant celui qui a permis cette pêche surprenante. Simon et les autres sont loin d’imaginer le futur que Jésus leur réserve. Un choix de Dieu, inexplicable et perçu comme immérité, bouleverse la vie de ces hommes et la réoriente de façon aussi inattendue que décisive.
Troisième point commun : le récit évoque la mission pour laquelle la personne est appelée. Le corollaire est que l’appelé ne se donne pas cette mission à lui-même, mais accepte de l’assumer. Pour Isaïe, il s’agit d’être l’ambassadeur de Dieu, le porte-parole d’un message difficile à délivrer : cela exposera le prophète à l’incompréhension dans un peuple rebelle qui refusera la parole qu’il porte. Il devra aller jusqu’à annoncer la dévastation de son pays (c’est la suite du récit, aux v. 9-13). Paul est porteur d’une parole davantage positive, puisqu’il s’agit de la bonne nouvelle de la résurrection qui, pour les « frères (et sœurs) » qui la « gardent », constitue une chance de libération. C’est d’une semblable tâche de salut que Simon et ses associés sont chargés : arracher les humains à la prison de la mort (symbolisée par les eaux) et les inviter à vivre.
Quatrième point commun : la personne appelée garde son caractère propre, ce qui se reflète dans le récit qui la concerne. De son livre, il ressort qu’Isaïe est une sorte d’aristocrate de Jérusalem, proche de la cour royale. Son récit situe d’ailleurs sa vocation dans un palais royal : celui de Dieu, le Roi, le Seigneur de l’univers dont la transcendance l’impressionne fortement. Paul est un homme entier, un être de conviction et d’engagement. Ardent persécuteur (selon le récit des Actes), il sera tout aussi ardent à défendre l’évangile. Dans ce qu’il évoque de son appel, on sent pointer la conscience d’une forme de supériorité : « Je me suis donné de la peine plus que tous les autres », dit-il, avant de se reprendre pour rendre à Dieu la grâce qui lui revient. Simon, c’est un pêcheur à la vie rude : il sait ce que veut dire une nuit de pêche inutile et la fatigue qu’elle provoque. Pourtant, il est hospitalier (il accueille Jésus dans sa barque), conciliant (il accepte malgré tout de lancer le filet), enthousiaste quand il s’agit de suivre Jésus.
Enfin, cinquième point commun : le récit n’apporte aucune preuve de la vérité de ce qu’il raconte. Isaïe et Paul parlent en première personne de l’expérience qu’ils disent avoir faite. Aussi, leur récit a la fragilité d’un témoignage qui demande à être cru sur parole. Or, les mots se laissent dire, et dans l’Israël biblique, plus d’un faux prophète a affirmé qu’il était appelé, que Dieu lui avait parlé et l’avait chargé de parler en son nom (c’est une des thématiques du livre de Jérémie). Le prophète ou l’apôtre se livre dans un récit, il s’y fait vulnérable en attente d’auditeurs qui le croiront, le reconnaîtront comme authentique porte-parole du dieu vivant. Pour Simon, Jacques et Jean, il n’en va pas autrement : même si Luc prétend relater des faits (voir 1,1-4), c’est à son lecteur, à sa lectrice de juger de la crédibilité de son récit et, s’il le veut, d’adhérer à la vérité que Dieu y cache.
Des Israélites ont cru qu’Isaïe était vraiment un homme de Dieu, comme aussi les autres prophètes qu’aucune institution reconnue ne soutenait. Cette reconnaissance lui a permis de marquer d’une profonde empreinte la foi du peuple, sa découverte de son dieu, sa fidélité à l’alliance envers et contre tout. De même, des communautés chrétiennes ont adhéré à la proclamation de Paul et des apôtres. En reconnaissant les disciples authentiques du Ressuscité en ces hommes sans prédisposition religieuse patentée, ils ont fourni une caisse de résonnance à l’évangile qu’ils annonçaient. Dans l’Israël biblique et le judaïsme du 1er siècle de notre ère, les institutions et les personnes qui les représentaient étaient certes essentielles pour assurer la stabilité et la continuité. Mais c’est d’ailleurs, du dehors de ce cadre que vient l’essentiel, l’étincelle inattendue. Dieu vient (r)éveiller Israël et les humains par une parole de feu dans la bouche d’une personne dont il commence par bouleverser la vie. À charge de cette personne – prophète en Israël, apôtre chez les nations – d’empêcher ses contemporains de s’endormir à l’abri de leurs institutions, de s’encroûter dans leurs rites, de croire que Dieu est à leur service. A cette personne de mettre ses contemporains en chemin vers une vie et un vivre-ensemble dignes des êtres humains. Et de Dieu.