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Répertoire
André Wénin
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7ème Dimanche ordinaire

« Le Seigneur est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour ;
il n’agit pas envers nous selon nos fautes,
ne nous rend pas selon nos offenses. »

(Psaume 103,8.10)

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Une fois de plus, la page de l’Ancien Testament a été lacérée (voir le chapitre 36 de Jérémie !) : d’un superbe récit, on n’a conservé que quelques versets, à peine de quoi montrer que David illustre le passage de l’évangile du jour. Devais-je me résoudre à une telle instrumentalisation de l’Écriture ? J’ai donc traduit tout le récit en mettant entre crochets ce qui n’a pas plu au censeur.

David épargne Saül (1 Samuel 26,2-25 – au lieu de « 26,2.7-9.12-13.22-23 »)

Un mot du contexte, d’abord. Depuis plusieurs chapitres, Saül, le roi déchu, pourchasse David. Il sait en effet que c’est à lui que Samuel a donné l’onction qui le fait roi à sa place. Aussi tente-t-il tout ce qu’il peut pour l’éliminer, parfois même avec l’appui de la population. Mais David lui a toujours échappé. Il a même épargné son royal adversaire : alors que Saül était à sa merci dans une grotte, les compagnons de David l’avaient poussé à en finir avec lui. Mais il s’était contenté de couper le pan du manteau du roi, avant de l’exhiber sous son nez pour lui montrer que la vengeance n’était pas son truc, laissant au Seigneur le soin d’arbitrer. Lors de cet incident, Saül a reconnu la noblesse de David qui lui a rendu bien pour mal (chapitre 24). Mais sa folie ne le lâche pas…

[Le roi] Saül se leva, il descendit vers le désert de Zif, et avec lui, 3000 hommes, l’élite d’Israël, pour chercher David dans le désert de Zif. [Saül établit son camp sur la colline de Hakila qui est en face de la steppe près de la route. David résidait dans le désert et il vit que Saül était arrivé à sa poursuite dans le désert. David envoya alors des éclaireurs et il sut avec certitude que Saül était arrivé. David se leva et il arriva à l’endroit où Saül avait établi son camp. Il repéra l’endroit où Saül se couchait, ainsi qu’Abner Ben-Ner, le chef de son armée : Saül couchait au centre et la troupe campait autour de lui. David s’adressa à Ahimélek le Hittite et à Abishaï Ben-Tserouya, le frère de Joab, en disant : « Qui veut descendre avec moi vers Saül dans le camp ? » Abishaï répondit : « Moi ! Je descendrai avec toi »].

David et Abishaï arrivèrent de nuit près de la troupe. Et voici que Saül était couché, endormi, au milieu, sa lance plantée en terre près de sa tête, tandis qu’Abner et la troupe étaient couchés autour de lui. Abishaï dit alors à David : « Aujourd’hui Dieu a livré ton ennemi en ta main. Et maintenant, laisse-moi le frapper avec une lance et (le clouer) à terre d’un seul coup, et je n’aurai pas à m’y reprendre à deux fois. » David dit alors à Abishaï : « Ne le supprime pas ! Qui pourrait porter la main sur celui qui a reçu l’onction du Seigneur (= messie) et rester impuni ? [Aussi vrai que le Seigneur est vivant, oui, c’est au Seigneur de le frapper, soit que son heure arrive et qu’il meure, soit qu’il descende au combat et y périsse. Mais loin de moi, par le Seigneur, de porter la main sur le messie du Seigneur. Et maintenant, prends la lance qui est près de sa tête et la gourde d’eau et allons-nous-en !] » Et David prit la lance et la gourde d’eau d’auprès de la tête de Saül, et ils s’en allèrent. Personne ne (les) vit, personne ne sut, personne ne s’éveilla : tous, ils étaient endormis, car une torpeur (venant) du Seigneur était tombée sur eux.

David passa sur l’autre versant et s’arrêta au sommet de la montagne, au loin, à bonne distance, et il cria [à la troupe et à Abner Ben-Ner en disant : « Vas-tu répondre, Abner ? » Et Abner répondit : « Qui es-tu, toi qui cries en direction du roi ? » Et David dit à Abner : « N’es-tu pas un homme ? Et qui est comme toi en Israël ? Pourquoi donc n’as-tu pas veillé sur ton seigneur le roi quand quelqu’un du peuple est venu pour supprimer le roi, ton seigneur ? Ce n’est pas bien ce que tu as fait là ! Aussi vrai que le Seigneur est vivant, vous méritez la mort, vous qui n’avez pas veillé sur votre seigneur, sur le messie du Seigneur. Et maintenant, vois : où est la lance du roi, et la gourde d’eau qui sont près de sa tête ? »]

[Saül reconnut alors la voix de David. Il dit : « Est-ce ta voix, David, mon fils ? » Et David dit : « Oui, mon seigneur, ô roi ! » Et il dit : « Pourquoi donc mon seigneur pourchasse-t-il son serviteur ? Oui ! Qu’ai-je fait ? Quel mal y a-t-il en ma main ? Et maintenant, que mon seigneur le roi veille bien écouter les paroles de son serviteur ; si c’est le Seigneur qui t’a excité contre moi, qu’il accepte la bonne odeur d’une offrande ; mais si ce sont des humains, ils sont maudits devant le Seigneur, car ils me chassent aujourd’hui pour m’empêcher de rester sur la terre reçue du Seigneur, en disant : “Va servir des dieux étrangers !” Que maintenant mon sang ne coule pas en terre loin du regard du Seigneur ! Car le roi d’Israël a organisé une expédition militaire pour chercher une puce, comme on poursuit une perdrix dans les montagnes ! » Saül dit alors : « J’ai fait erreur ! Reviens, David mon fils : je ne te ferai plus de mal, puisqu’en ce jour, ma vie a été précieuse à tes yeux. J’ai agi comme un fou, j’ai commis une très grosse erreur ! ». David répondit] et dit : « Voici la lance, ô roi. Qu’un des cadets traverse et vienne la prendre ! Le Seigneur rendra à chacun selon sa justice et sa loyauté. Car aujourd’hui, le Seigneur t’avait livré en mon pouvoir, mais je n’ai pas voulu porter la main sur le messie du Seigneur. [Or, de même qu’en ce jour, ta vie a été importante à mes yeux, ma vie sera importante aux yeux du Seigneur, et il me délivrera de toute détresse. » Alors Saül dit à David : « Béni es-tu, mon fils David : ce que tu voudras faire, vraiment tu le réussiras ! » Et David alla son chemin, tandis que Saül retournait chez lui.]

Dans sa folie, le roi n’a pas renoncé à éliminer David son concurrent. Apprenant par les gens de la ville de Zif qu’il se terre dans le désert non loin de chez eux, il déploie une véritable armée pour l’y traquer. On perçoit la démence du roi (il le reconnaîtra lui-même) : 3000 hommes d’élite pour chercher un fugitif, c’est organiser une expédition militaire pour écraser une puce, comme le dira David !

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David, de son côté, n’a pas froid aux yeux. Accompagné d’un seul volontaire (en fait, un cousin), il pénètre de nuit dans le camp. Or le roi Saül est couché, de même que son général Abner, dans une sorte de cercle protégé au centre du camp, et il est entouré du reste de la troupe. S’approcher de lui est donc plus que risqué. Pour Abishaï, être arrivé jusque-là est un signe clair : le Seigneur a mis Saül à la merci de David qu’il ne cesse de traquer. Et la lance est là comme une invitation à saisir l’occasion offerte par Dieu. Et le jeune homme de s’offrir pour faire le sale travail rapidement, proprement. Mais pour David, pas question de toucher au roi. Si Abishaï assassine Saül, c’est lui, son chef, qui en portera la responsabilité. Épargner le roi est donc généreux. Mais c’est aussi une façon d’éviter un possible châtiment : la volonté de Dieu, en effet, n’est pas aussi évidente que ne le dit le jeune homme ! Au demeurant, on ne peut exclure un calcul plus politique dans le chef de David : s’il tue celui qui a reçu l’onction royale de Dieu et reste ensuite impuni, cela pourrait donner des idées à quelqu’un qui voudrait se débarrasser de lui, le nouveau messie de Dieu, une fois qu’il sera sur le trône. Les motivations de David sont sans doute complexes. Mais quoi qu’il en soit, il renonce à faire vengeance lui-même, dût-il pour cela continuer à être traqué par un roi malade.

David demande ensuite à Abishaï de prendre la lance de Saül – une arme que le roi guerrier garde toujours à portée de main (selon le récit biblique) – et de sa réserve d’eau, des objets proches de sa tête. Mais le jeune homme ne le fait pas : c’est David qui prend le risque de s’approcher de Saül pour les saisir, signe peut-être que l’autre ne comprend pas que son chef laisse ainsi passer l’aubaine… Mais ces objets ont une portée symbolique. En prenant la lance, David ôte au roi son pouvoir de nuire ; en le privant de l’eau nécessaire dans le désert, il montre qu’il a pouvoir sur sa vie. Les deux s’éloignent ensuite. Ni vus ni connus. C’est alors que le récit fait une pause pour révéler que le Seigneur y a mis du sien, sans que personne (pas même David et Abishaï) s’en rende compte. Il a donc veillé à protéger son oint en empêchant quiconque de se réveiller.

Mais pourquoi David a-t-il pris les deux objets – en plus de leur signification symbolique ? On l’apprend un peu plus loin. Une fois à distance de sécurité, David hèle le général Abner et ses hommes. Il commence par se moquer. Abner, un soldat sans pareil qui a toute la confiance du roi, a manqué à son devoir le plus élémentaire. Si le roi est au centre du camp, n’est-ce pas pour être protégé par la troupe, et en dernier ressort par le général qui est à ses côtés ? Pourtant, celui-ci n’a pas bougé quand quelqu’un (qui ?) est venu menacer la vie de son roi. Il mérite donc d’être condamné à mort pour félonie, d’autant que ce roi est lié à Dieu qui lui a donné l’onction ! — Jusqu’ici, pour Abner et ses hommes, ces accusations sont sans fondement : ce type qui ironise peut tout aussi bien être un fou qui se rit d’eux gratuitement ! Mais David le met devant l’évidence ; il prouve qu’il ne parle pas en l’air quand il dit que la vie du roi a été menacée : « Regarde : où est la lance du roi et la gourde d’eau qui étaient près de sa tête » et donc aussi tout près de toi, le général ?

Abner reste sans voix, sans réaction. L’accusation ironique a fait mouche. Mais Saül croit avoir reconnu la voix et il demande confirmation. On note ensuite le contraste : alors que le roi ne cesse d’appeler David par un terme d’affection, « mon fils », celui-ci lui répond plein de déférence le reconnaissant comme son « seigneur », le roi d’Israël, le « messie du Seigneur ». Il commence par lui demander ce qui lui vaut d’être ainsi pourchassé, alors qu’il est son « serviteur » : quel mal a-t-il fait, en effet ? Mais s’il n’a pas fait de mal, de deux choses l’une : soit c’est Dieu qui pousse le roi à harceler son vassal, soit ce sont des gens – respectueusement, David ne met pas en cause Saül lui-même !. Si c’est Dieu qui est fâché, une offrande pourra l’apaiser. Mais si ce sont des gens, ils méritent d’être maudits car ils poussent un homme juste hors du pays où le Seigneur est adoré, le contraignant à se réfugier à l’étranger, où règnent d’autres dieux, des idoles, et où il sera exposé à la mort. (Effectivement, après cet épisode, David ira se mettre à l’abri chez les ennemis philistins.)

Saül reconnaît alors avoir fait une erreur funeste en lançant une expédition contre la « puce » qu’est David. Celui-ci lui rend sa lance (mais pas l’eau !) : signe de son pouvoir, mais aussi de sa violence débridée, elle est aussi signe de la non-violence de David et de son respect de la vie de son persécuteur. Puis, pour la seconde fois, il s’en remet au jugement de Dieu, sûr de s’être montré juste et loyal envers Saül. En effet, quand le Seigneur a « livré » le roi « en son pouvoir », ainsi qu’Abishaï le soulignait, quand il lui a donné l’occasion de lui infliger une défaite décisive, David ne l’a pas traité en ennemi, par respect pour celui que le Dieu a choisi. Et puisqu’il n’a pas voulu se libérer de Saül par lui-même, c’est Dieu qui, s’il le veut, le libérera des angoisses qu’il doit supporter.

De quoi méditer sur amour de l’ennemi par la non-violence.

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Se comporter comme Jésus (Luc 6,27-38)

(Jésus disait à ses disciples :) « Je vous le dis, à vous qui m’écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous traitent mal. À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. À qui te prend ton manteau, ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te demande, et à qui prend ton bien, ne le réclame pas. Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux.

Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir en retour, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs prêtent aux pécheurs pour recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car lui, il est gracieux, lui, pour les ingrats et les méchants.

Soyez pleins de compassion comme votre Père est plein de compassion. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous serez pardonnés. Donnez, et il vous sera donné : une mesure bien pleine, tassée, secouée, débordante, sera versée dans le pan de votre vêtement ; car la mesure dont vous vous servez servira de mesure pour vous. »

Le langage que le Jésus de Luc tient ici à propos du comportement à adopter vis-à-vis d’adversaires est dans la ligne des béatitudes qui précèdent immédiatement. L’accent est prophétique et le contenu provoquant. Jésus prend le contre-pied des comportements courants, comme pour susciter la réflexion en choquant. Mais lorsqu’il dit d’« aimer » les ennemis, il ne parle pas d’avoir des sentiments ou de l’affection pour eux. Le verbe employé (agapaô) vise le respect, voire la bienveillance à laquelle les verbes qui suivent donnent un contenu concret : faire du bien à ceux qui se posent en ennemis, invectivent et font du mal, les bénir, prier pour eux. Bref, répondre au mal par le bien. Ensuite, si la violence entre en jeu, Jésus prône la non-résistance à travers trois exemples. Les attitudes qu’il recommande consistent à désamorcer la violence en refusant d’entrer dans une dynamique qui la nourrirait. Et à défaut de réussir à la désamorcer, ces attitudes ont pour effet de la dénoncer en tendant au violent un miroir où il peut se voir dans sa vérité.

La fin de la 1re partie du texte est ponctuée par ce que l’on nomme la « règle d’or » : « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux », une règle de sagesse courante. Elle déplace un peu le discours qui précède. En effet, il ne s’agit plus de la façon de réagir à l’adversité, mais de l’attitude à cultiver dans les relations courantes. Cette règle connaît deux formulations. Celle de Luc est positive, l’autre négative : « Ce que tu hais, ne le fais à personne » (Tobie 4,15a) ou « Ce que tu tiens pour haïssable, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Loi » (Talmud). J’avoue mon faible pour la forme négative. Je ne suis pas sûr, en effet, que le bien que l’on désire pour soi est forcément un bien pour d’autres (sans compter qu’il est facile de s’illusionner !).

La 2e partie prolonge la réflexion en reprenant les verbes déjà utilisés, et corrigent un possible effet pervers de la règle d’or. Celle-ci vise à promouvoir la réciprocité dans le bien entre les gens. Mais la mise en œuvre de cette réciprocité peut se cantonner au petit cercle d’amis qui se font du bien mutuellement. Pour Jésus, il s’agit de dépasser cette logique et de faire le premier pas, en dehors de toute réciprocité escomptée. On entre alors dans une forme de gratuité qui est celle de Dieu lui-même, gracieux même envers les ingrats. Et cette gracieuseté dans laquelle Jésus invite ses disciples à entrer est de l’ordre de l’amour – une disposition intérieure –, du « faire du bien », un comportement global, mais aussi de ce qui lui donne un tour concret, puisque le « prêter » concerne les biens dont on dispose. De la disposition intérieure à la gestion pratique des biens, la ligne est claire : c’est toute la personne – esprit, cœur et action – qui est invitée à entrer dans la logique évangélique.

La 3e partie prolonge la fin de la précédente qui focalise le regard sur Dieu, modèle de gracieuseté dans sa façon de traiter les humains. Cette fois, Jésus encourage à agir comme Dieu en faisant preuve de compassion, de générosité. À nouveau, trois verbes viennent préciser cette invitation globale : ne pas juger, ne pas condamner, laisser aller la faute pour en libérer le fautif. Bref, agir autrement que ce à quoi on est spontanément poussé – juger en fonction des apparences ou en fonction du mal que l’on ressent. Une telle réaction spontanée ne laisse pas le temps d’envisager pour l’autre des circonstances atténuantes, et pour soi une quelconque responsabilité… On en revient ici à David, qui remet le jugement au dieu qui connaît le dessous des cartes et connaît les secrets des cœurs. Ce dieu jugera qui ferme son cœur à autrui, mais donnera sans compter à qui cultive la générosité « sans rien attendre en retour ».

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Crédits photos : Lawrence Lew OP