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Répertoire
André Wénin
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Dimanche de Pâques

« Frères, si vous êtes ressuscités avec le Christ,
recherchez les réalités d’en haut. »

(Lettre aux Colossiens 3,1)

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Crédit photo : Pixabay

Les évangiles canoniques se terminent tous par un récit des événements autour de la résurrection de Jésus. Mais on n’y raconte jamais l’événement central ! Tout le récit porte sur ce qui arrive aux femmes, aux apôtres, à d’autres disciples. On relate leur visite au tombeau et diverses apparitions du Ressuscité. En outre, de la résurrection elle-même, on ne dit pas grand-chose. On l’évoque seulement à travers des images : Jésus s’est levé d’entre les morts, il a été réveillé, il a été élevé par Dieu. À l’opposé de cette discrétion, on peut citer un écrit apocryphe, l’Évangile de Pierre :

Dans la nuit où commençait le dimanche, tandis que les soldats montaient à tour de rôle la garde par équipes de deux [devant le tombeau de Jésus], il y eut un grand bruit dans le ciel. Et ils virent les cieux s’ouvrir et deux hommes, brillant d’un éclat intense, en descendre et s’approcher du tombeau. La pierre, celle qui avait été poussée contre la porte, roula d’elle-même et se retira de côté. Et le tombeau s’ouvrit et les deux jeunes gens entrèrent. Alors, à cette vue, les soldats réveillèrent le centurion et les anciens, car eux aussi étaient là à monter la garde. Et tandis qu’ils racontaient ce qu’ils avaient vu, à nouveau ils virent : du tombeau sortirent trois hommes, et les deux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la tête des deux atteignait jusqu’au ciel, alors que celle de celui qu’ils conduisaient par la main dépassait les cieux.

Même si ce qui se passe dans le tombeau reste caché aux yeux des témoins (et donc aux nôtres aussi), Jésus, identifié au moyen de la croix, est clairement décrit comme sortant du tombeau. Pour les témoins, c’est une preuve que Jésus est fils de Dieu et que sa résurrection est un fait indéniable. Le centurion et les soldats vont en effet faire rapport à Pilate, racontant ce qu’ils ont vu et disant « Vraiment, il était le fils de Dieu » (v. 45). C’est alors qu’à la demande générale, Pilate leur impose le silence. Par rapport à ce texte, nos 4 évangiles sont vraiment très peu explicites. Ils laissent donc place au doute, à la contestation, car ils reposent sur le seul témoignage des amis de Jésus qui, eux-mêmes ont été saisis par le doute et ont eu peine mal à croire. Les Églises chrétiennes les ont pourtant retenus, comme si elles se méfiaient des preuves devant lesquelles on ne peut que s’incliner, qui contraignent la liberté et donnent des armes pour juger ceux qui refuseraient d’adhérer. Elles ont préféré s’en remettre au témoignage de personnes faillibles, mais dont l’existence a été bouleversée par ce qu’ils ont vécu autour de la mort de Jésus. (C’est un tel témoignage que la première lecture synthétise.) Mais cela reste fragile : ces proches de Jésus ont très bien pu ne pas résister au choc de la mort de leur Seigneur et s’installer dans le déni… Reste que cette préférence pour le témoignage va de pair avec l’adhésion libre, risquée, à la parole d’un autre qui a cru. Croire ne fait donc pas sortir de ce qui caractérise notre humanité : l’incertitude, le risque, la remise en question. C’est là la logique de l’incarnation : Dieu ne se donne pas ailleurs que dans ce qui fait que l’humain est humain.

(1) Cet écrit, datable de la 1re moitié du 2e siècle, est connu par un manuscrit grec remontant au 6e siècle trouvé en Égypte à la fin du 19e siècle. Je cite les v. 35-40 dans la traduction d’Éric Junot, dans F. BOVON – P. GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, p. 253-254.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Un évangile en bref (Actes des Apôtres 10, 34.37-43)

Quand Pierre arriva à Césarée chez un centurion de l’armée romaine, il prit la parole et dit : « Vous savez ce qui s’est passé à travers tout le pays des Juifs, en commençant par la Galilée, après le baptême proclamé par Jean : Jésus de Nazareth, Dieu lui a donné l’onction d’Esprit saint et de puissance. Là où il passait, il faisait le bien et guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui. Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu’il a fait dans le pays des Judéens et à Jérusalem. Celui qu’ils ont supprimé en le suspendant au bois [du supplice], Dieu l’a réveillé le troisième jour. Il lui a donné de se manifester, non pas à tout le peuple, mais à des témoins choisis d’avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui après son relèvement d’entre les morts. Et Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que lui-même l’a établi juge des vivants et des morts. C’est à Jésus que tous les prophètes rendent ce témoignage : quiconque croit en lui reçoit par son nom le pardon de ses péchés. ».

Dans ce discours, Luc, l’auteur des Actes des apôtres, met sur les lèvres de Pierre un condensé de son expérience avec Jésus. Il le fait en trois étapes. La première se passe « dans tout le pays des Judéens, à commencer par la Galilée ». Il évoque le baptême de Jésus par Jean, un premier passage symbolique par la mort pour sortir des eaux recréé, renouvelé par la présence de l’Esprit et de la force de Dieu. Il devient ainsi un semeur de vie, faisant le bien et guérissant ceux que le mal tient en son pou-voir. Si Pierre peut raconter cela, c’est parce qu’il en a été le témoin avec d’autres.

La deuxième étape commence quand il arrive à Jérusalem après avoir parcouru le pays des Judéens. Là, Jésus subit une mort infamante : second passage par la mort, réel cette fois. Mais il en a été tiré par Dieu qui a pris fait et cause pour cet homme qui a réalisé sa volonté en répandant le bien et en provoquant la défaite du mal. Ce qui permet à Pierre d’affirmer cette victoire sur la mort, c’est que Dieu a donné à Jésus de se montrer vivant à ceux qui avaient été témoins de son action dans le pays des Judéens. Avoir mangé et bu avec lui (voir Luc 24,41-43) est bien le signe qu’ils n’ont pas rêvé !

La troisième étape repose également sur le témoignage de ces personnes. Le relèvement de Jésus signifie pour lui une nouvelle tâche : Dieu l’a, en effet, établi juge des humains. L’affirmation peut sembler curieuse. Voici comment je l’expliquerais. En réveillant Jésus de la mort, en l’élevant, Dieu manifeste ce qui lui plaît : faire le bien, lutter pour faire reculer le mal. Il indique aussi qu’il réprouve le fait de se laisser guider par l’esprit du mal, fût-ce en son nom comme ceux qui ont supprimé Jésus. En cela, Jésus devient juge pour les humains. Ce ne sont donc plus les autorités religieuses qui fixent les critères de jugement (la conformité à la Loi, l’orthodoxie). Les critères sont désormais ceux que Jésus a incarnés. Mais Pierre ajoute aussitôt : le but n’est pas de condamner, mais de permettre aux fautifs d’obtenir le pardon en adhérant à Jésus. Quiconque fait confiance à la parole que Dieu adresse aux humains en Jésus peut trouver la guérison.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Un peu de levain (1 Corinthiens 5, 6b-8)

Ne savez-vous pas qu’un peu de levain fait lever toute la pâte ? Purifiez-vous du vieux levain, afin d’être une pâte nouvelle, vous qui êtes des sans-levain [= azymes, le pain de la Pâque]. Car notre agneau pascal, Christ, a été immolé. Ainsi, célébrons la fête, non pas avec du vieux levain, le levain du mal et du vice, mais avec des azymes de la droiture et de la vérité.

Ce bref passage de la lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe est basé sur l’un des rites de la Pâque juive (voir Exode 12,15-20 et 13,3-7). En bon rabbin, Paul fait de ce rite une lecture métaphorique pour inciter les chrétiens qui célèbrent la Pâque de Jésus à être cohérents avec ce qu’ils célèbrent. Il s’agit de se libérer de ce qui, dans le passé, a contaminé l’être dans ses inévitables contacts avec le mal, pour repartir à neuf – comme les azymes dont la pâte n’a pas levé par absence de levain. Dans le récit des disciples d’Emmaüs, le retour de Cléophas et de son compagnon à Jérusalem dit autrement cette nouveauté que la résurrection permet. Comme Paul le dit ailleurs, la résurrection invite à devenir une créature nouvelle, de même que le Christ, agneau pascal, est passé de la mort à la vie.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Visites au tombeau (Jean 20, 1-9)

Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres. Elle s’aperçoit que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court donc trouver Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau, et nous ne savons pas où on l’a déposé. » Pierre partit donc avec l’autre disciple pour se rendre au tombeau. Ils couraient tous deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. En se penchant, il s’aperçoit que les linges sont posés à plat, cependant il n’entre pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour. Il entre dans le tombeau, aperçoit les linges, posés à plat, ainsi que le suaire qui avait entouré la tête de Jésus, non pas posé avec les linges, mais roulé à part à sa place. C’est alors qu’entra l’autre disciple, lui qui était arrivé le premier au tombeau. Il vit, et il crut. Jusque-là, en effet, les disciples n’avaient pas compris que, selon l’Écriture, il fallait que Jésus se relève d’entre les morts.

Après le discours de Pierre qui inscrit la résurrection de Jésus au cœur d’une trajectoire qui lui donne sens, l’évangile zoome sur la découverte du tombeau vide au petit matin du premier jour de la semaine. Marie Madeleine est cependant toujours dans les ténèbres, et l’on comprendra pourquoi plus loin : ce qui enténèbre sa vie, c’est le désespoir où la mort de Jésus l’a plongée (voir v. 11-16). Pourtant, elle est la première à voir un signe de la nouveauté qui la surprendra plus tard, une nouveauté qui va bouleverser les proches de Jésus et déclencher une onde de témoignages qui prendra peu à peu de l’ampleur au point d’être à l’origine de l’histoire des Églises chrétiennes.

Le premier signe de la nouveauté – suggérée par les circonstances temporelles que l’évangéliste souligne – c’est que le tombeau qui était fermé est ouvert. La pierre a été enlevée. La mort, qui enferme à jamais un défunt, semble avoir perdu son pouvoir d’enfermement. Marie, bien qu’elle ne soit pas entrée dans le sépulcre déduit de l’« enlèvement» de la pierre que quelqu’un est venu « enlever le Seigneur » pour mettre le corps ailleurs. (Elle répétera la même chose aux deux anges qu’elle verra en-suite, puis à celui qu’elle prend pour le gardien du jardin, dans son désir de tenir le corps de l’aimé.) C’est pourquoi elle court aux nouvelles auprès de Pierre et de l’autre disciple qui s’encourent tous les deux.

Le disciple que Jésus aimait arrive le premier et constate un deuxième signe : les linges qui entouraient le corps sont restés là, posés à plat. Ce signe-ci contredit l’interprétation de Marie. Si quelqu’un était venu déplacer le corps, aurait-il pris la peine de le débarrasser de ses bandelettes ? Pierre est le premier à pénétrer dans le tombeau où il fait le même constat, avec un détail supplémentaire : le linge qui couvait la tête de Jésus est resté à sa place. En suivant son regard, l’évangéliste suggère que le disciple enregistre les signes de ce que le Seigneur a déserté la mort, mais comme un fait brut qu’il ne semble même pas questionner. « Ce signe reste muet pour Pierre – son voir reste stérile » (Jean Zumstein). L’autre disciple entre à son tour, après avoir eu le temps de s’interroger sur son premier constat… En pénétrant dans le sépulcre, il relit ce qu’il voit à la lumière de l’Écriture, ce qui suscite en lui la foi. Car il comprend que l’absence du corps et la disposition des linges attestent que Dieu est intervenu pour relever son bien-aimé : il le fallait, selon l’Écriture.

L’Écriture ? Quelle Écriture ? L’Ancien Testament, bien entendu. Mais si cette Écriture permet de comprendre ce que le disciple voit en entrant dans le tombeau, ce qu’il voit lui permet aussi de comprendre l’Écriture et ce qui, désormais en constitue le centre : non plus la Loi au nom de laquelle Jésus a été condamné à mort (voir Jean 19,7), mais ces passages où il est écrit que Dieu approuve son Serviteur (Isaïe 52,12-15), qu’il intervient en faveur du juste condamné (Psaume 22,25), qu’il ne peut le laisser dans la mort (Psaume 16,8-11, cité en Actes 2,25-28, à propos de la résurrection) :

Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ; il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance :
tu ne peux m’abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption.
Tu m’apprends le chemin de la vie :
devant ta face, débordement de joie ! À ta droite, éternité de délices !

Cette page du 4e évangile le montre clairement : le tombeau trouvé vide n’a rien d’une preuve. C’est seulement un signe qui peut rester énigmatique (Pierre) ou être diversement interprété (Marie, l’autre disciple). La lumière de l’Écriture donnera une clé à qui consent au risque de croire le dieu qui y parle. Car de lui, on raconte qu’il a libéré Israël de la mort et de l’esclavage et qu’il est source de vie même au creux de la mort.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Emmaüs (Luc 24, 13-35)

Le même jour [le premier de la semaine], deux disciples marchaient vers un village appelé Emmaüs, à 60 stades de Jérusalem [± 2 heures de route], et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. Or, tandis qu’ils parlaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même, s’approchant, marchait avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Jésus leur dit : « De quoi discutez-vous en marchant ? » Alors, ils s’arrêtèrent, tout tristes. L’un des deux, nommé Cléophas, lui répondit : « Es-tu le seul étranger résidant à Jérusalem qui ne sache pas ce qui s’est passé ces jours-ci ? » Il leur dit : « Quoi ? » Ils lui dirent : « Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth. Cet homme était un prophète puissant en actes et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple : comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, l’ont fait condamner à mort et l’ont crucifié. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. Mais des femmes de notre groupe nous ont stupéfaits. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau, elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient eu aussi une vision : des messagers, qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns des nôtres sont allés au tombeau et l’ont trou-vé comme les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu. » Lui-même leur dit : « Hommes sans intelligence, au cœur lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Ne fallait-il pas que le Christ souffre cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. Et ils approchèrent du village où ils se rendaient. Lui fit mine d’aller plus loin. Mais ils s’efforcèrent de le retenir en disant : « Reste avec nous, car le soir est proche et déjà le jour baisse. » Alors il entra pour rester avec eux. Quand il fut à table avec eux, prenant le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donnait. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. Ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » À l’instant même, ils se relevèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les Onze et ceux qui étaient avec eux, qui leur dirent : « Le Seigneur a réellement été réveillé et il est apparu à Simon. » À leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment il s’était fait con-naître par eux à la fraction du pain.

Ce récit est l’histoire d’une transformation radicale. Au début, deux hommes qui étaient avec les Onze quand les femmes étaient revenues du tombeau, quittent Jérusalem. Les événements de la passion les ont accablés. Absorbés par leur abattement et leurs questions, ils sont comme aveugles. Luc leur laisse longuement la parole, comme pour rendre palpable leur tristesse découragée. Le Nazaréen avait éveil-lé chez eux un grand espoir : il était pour eux un prophète, sans aucun doute un envoyé que Dieu avait revêtu de sa puissance. Pourtant, il a été exécuté par les chefs religieux du peuple, donc avec l’autorité qu’ils exercent de la part de Dieu sous le regard de la Loi. Bref, le dieu de Jésus contre celui de la Loi et de ses représentants. Apparemment, le second l’a emporté, et depuis lors, rien ne s’est passé. On comprend la cruelle déception de ceux qui y avaient cru, déception encore accentuée par ce qui a eu lieu le matin même. Des femmes sont arrivées avec une information troublante – la tombe vide, une vision : un espoir peut-être ? Mais une rapide vérification a suffi à l’enterrer. Amère déconvenue.

Voilà pour l’atmosphère lourde qui caractérise la première partie du récit. La fin est bien plus enlevée. Dès qu’ils ont reconnu Jésus vivant, bien qu’il ait disparu au moment même, Cléophas et son compagnon se relèvent – un des verbes servant à dire la résurrection – et font rapidement le chemin en sens inverse pour aller raconter leur expérience avec Jésus à ceux qu’ils avaient quittés quelques heures plus tôt. Pour eux, tout a changé, de même d’ailleurs que pour les compagnons qu’ils retrouvent. Si sceptiques en entendant les femmes le matin même, ils partagent à présent ce qu’ils prenaient pour un délire (« Le Seigneur a réellement été ressuscité »). Quant à Simon-Pierre, qui était resté interdit devant les bandelettes posées où était le cadavre de Jésus avant de rentrer piteusement chez lui (cf. Luc 24,12), il a lui aussi reçu une apparition du Vivant, qui contredit définitivement la conclusion désabusée de Cléophas, « mais lui, ils ne l’ont pas vu ». Pour les deux disciples d’Emmaüs et pour les autres qui leur racontent l’expérience de Simon, la résurrection de Jésus devient leur propre résurrection.

Qu’est-ce qui fait basculer les choses pour ces deux hommes ? Une rencontre. Quelqu’un qui se fait proche d’eux, se préoccupe, interroge, fait parler, écoute longuement leur désarroi. Puis il les invite à considérer les événements, au-delà des apparences, à la lumière d’une parole qui les éclaire autrement, fait percevoir ce qu’ils cachent dans les profondeur secrètes où Dieu est à l’œuvre. Et de convoquer Moïse, les prophètes et « toute l’Écriture » pour jeter une lumière inédite sur les événements que les deux hommes ont vécu comme une tragédie personnelle. Ils ne s’en rendront compte qu’après : dès alors, leur cœur est brûlant d’une flamme qui repart dans les cendres, d’un espoir qui renaît. Voilà pourquoi ils n’ont aucune envie de laisser partir cet inconnu dans la nuit : c’est qu’avec lui l’obscurité n’est plus totale. L’homme s’attarde, s’attable, bénit et partage le pain, comme une invitation à vivre, et à vivre dans le partage et le don (on notera l’imparfait du verbe « donner », comme si le geste restait suspendu). Ils ne peuvent alors que reconnaître celui dont toute la vie est contenue dans ce geste ultime, le partage du pain rompu.

« Prenant le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donnait. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent ». En alignant une série de verbes, la phrase de l’évangéliste constitue une réminiscence significative : ce sont les verbes qui, dans la traduction grecque de Genèse 3,6-7, décrivent l’erreur fondamentale des humains.

Genèse
Ayant pris du fruit
(la femme) mangea
et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea
et s’ouvrirent les yeux des deux
et ils connurent qu’ils étaient nus…

Luc
prenant le pain
(Jésus) prononça la bénédiction
et ayant rompu, il donnait à eux
et d’eux s’ouvrirent les yeux
et ils le reconnurent.

La séquence des verbes « prendre, donner, s’ouvrir et (re)connaître » est identique, mais les différences sont capitales. Le double « manger » d’Adam et Ève (chacun consommant de son côté) disparaît et laisse place à la bénédiction et à la fraction du pain. Jésus remplace le manger, geste d’accaparement, de prise pour soi seul, par deux autres gestes : bénir est une manière de rendre grâce pour le don tout en reconnaissant le donateur, Dieu ; rompre le pain est le geste du partage et suppose la reconnaissance de l’autre. Le résultat a beau être signalé par les mêmes verbes, il est tout différent : en Éden, les humains découvrent leur faiblesse, leur fragilité ; puis, la convoitise ayant semé la méfiance, ils se cachent l’un à l’autre ; à Emmaüs, les aveugles se mettent à voir et reconnaissent celui qui leur ouvre les yeux. Leur témoignage manifestera ensuite qu’ils sont entrés dans la foi.