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Répertoire
André Wénin
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Dimanche des Rameaux et de la Passion

« Toi, Seigneur, ne sois pas loin : ô ma force, viens vite à mon aide !
… Tu m’as répondu ! »

(Psaume 22,20.22b)

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Un ânon pour un Roi (Luc 19, 28-40)

Jésus partit en avant pour monter vers Jérusalem. Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont appelé “des Oliviers”, il envoya deux des disciples en disant : « Allez au village d’en face. En entrant, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous demande “Pourquoi le détachez-vous ?” vous direz ceci : “Parce que le Seigneur en a besoin.” » Les envoyés partirent et trouvèrent comme il leur avait dit. Alors qu’ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent « Pourquoi détachez-vous l’ânon ? » Ils dirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. » Ils l’amenèrent près de Jésus et, jetant leurs manteaux sur l’ânon, ils firent monter Jésus. Tandis qu’il avançait, des gens étendaient leurs manteaux sur le chemin. Alors que déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, toute la foule des disciples, remplie de joie, se mit à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus, en disant : « Béni est celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur. Paix dans le ciel et gloire dans les hauteurs !» Quelques pharisiens depuis la foule, lui dirent : « Maître, réprimande tes disciples ! » Mais il répondit : « Je vous le dis : si ceux-ci se taisent, les pierres crieront. ».

Dans l’évangile de Luc, l’entrée à Jérusalem est l’aboutissement d’un long voyage qui commence en 9,51 et est jalonné de rencontres à l’occasion desquelles le lecteur découvre progressivement comment Luc voit Jésus. Les ordres que celui-ci donne à deux disciples pour préparer son entrée à Jérusalem manifestent une forme de savoir prophétique : ce qu’il prévoit se réalise comme il l’a annoncé. Mais envoyer prendre un ânon, c’est laisser la parole à un autre prophète. Zacharie évoque en effet la joyeuse entrée d’un roi messie à Jérusalem : « Réjouis-toi, fille de Sion ! Lance des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi ; il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un jeune ânon » (Za 9,9, selon le grec ; cité aussi par Matthieu 21,5 et Jean 12,15). Selon le même prophète, cette monture fait de ce messie un roi de paix : après que Dieu aura brisé les armes de guerre, son roi « annoncera la paix aux nations » (Za 9,10). Voilà pourquoi, sans doute, Luc insiste sur le dia-logue entre les disciples et les propriétaires de l’ânon, qu’il met une première fois dans la bouche de Jésus puis qu’il rapporte au moment où il a lieu : « le Seigneur a besoin » de cet ânon pour signifier quel genre de roi pénètre dans la ville sainte.

Le cortège s’organise, les rues prennent l’allure d’un décor digne d’une joyeuse entrée, et la liesse annoncée par Zacharie éclate au passage de Jésus. Les acclamations sont significatives. « Béni est celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur » est cité du Psaume 118,26a, un psaume annonçant la victoire du messie de Dieu, pierre rejetée par les bâtisseurs mais devenant la pierre d’angle (v. 22). À la citation du psaume, Luc ajoute « le Roi » pour clarifier les choses. Quant à la suite, « Paix dans le ciel et gloire dans les hauteurs ! », elle reprend la louange des anges lors de la naissance de Jésus (Luc 2,14). Mais elle la modifie : à la veille de la passion et de la mort de Jésus, la paix n’est plus « sur la terre », mais « dans les cieux ». La reprise de l’expression « mont des Oliviers » où ces cris de joie retentissent est elle aussi significative : en ce lieu où, selon Zacharie 14,4, le messie doit venir, le Seigneur livrera bientôt son dernier combat (« agonie ») avant d’être arrêté, tandis que ses disciples, qui l’accompagnent aujourd’hui en l’acclamant, s’enfuiront tous, le laissant seul pour affronter son procès et sa mort. Cela dit, tous ne se joignent pas à la fête populaire : des autorités religieuses prennent leurs distances pour ordonner à Jésus de faire taire ceux qui l’acclament comme roi. Mais ce que foule proclame au cœur de sa louange est une vérité impossible à taire. C’est ce que Jésus répond par une image on ne peut plus éloquente.

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Paroles d’un serviteur (Isaïe 50,4-7) – années A B C

Le Seigneur Dieu m’a donné un langage de disciples, pour que je puisse, par une parole, soutenir celui qui est épuisé. Il éveille, matin après matin, il éveille pour moi une oreille pour j’écoute comme (le font) des disciples. Le Seigneur Dieu a ouvert pour moi une oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je n’ai pas reculé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché mon visage devant les outrages et les crachats. Le Seigneur Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu mon visage dur comme la pierre : je sais que je ne serai pas couvert de honte.

Celui qui prononce ces mots est un anonyme dont la voix résonne à plusieurs reprises dans la deuxième partie du livre d’Isaïe. Y est aussi évoquée sa destinée tragique, dans le fameux poème « du Serviteur souffrant » lu au cours de la liturgie du Vendredi-saint. Cet anonyme parfois appelé « serviteur du Seigneur » est l’une des figures de l’Ancien Testament sur lesquelles les disciples de Jésus se sont appuyés quand ils cherchaient à comprendre le destin paradoxal de leur maître, messie humilié et mis à mort. Dans sa façon de parler de ce qu’il est, c’est surtout l’action du Seigneur que le serviteur met en avant. Il éveille son oreille et la lui ouvre pour qu’il puisse écouter, il lui confie des paroles à transmettre, il lui porte secours dans l’adversité. Quant à la part du serviteur, elle consiste à correspondre au mieux à ces dons : écouter en disciple, parler pour soutenir ceux qui n’en peuvent plus, ne pas se dérober quand on le persécute. Ce n’est pas là un comportement ordinaire : face à la violence qu’on lui impose, le serviteur endure, il la prend sur lui, l’arrête à lui pour éviter de la relancer, de l’amplifier et de lui permettre ainsi de poursuivre ses ravages. Outragé, cet homme devient comme une pierre : insensible, mais aussi incapable de violence. Et le texte de mettre en lumière le secret de cette non-violence : la conviction que le Seigneur de la vie est, à son côté, ce dieu qui désire que l’amour triomphe de la haine. S’il tient bon jusqu’au bout dans son refus du mal, il pourra garder la tête haute, sans honte et sans reproche.

Prière du serviteur (Psaume 22, extraits) – années A B C

Tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête :
« Il comptait sur le Seigneur : qu’il le délivre ! Qu’il le sauve, puisqu’il est son ami ! »
Oui, des chiens me cernent, une bande de vauriens m’entoure.
Ils me percent les mains et les pieds ; je peux compter tous mes os.
Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement. […]
Mais toi, Seigneur, ne sois pas loin : ô ma force, vite ! à mon aide !
Tu m’as répondu !
Et je proclame ton nom devant mes frères, je te loue en pleine assemblée :
vous qui le craignez, louez le Seigneur.

En réponse à la lecture d’Isaïe, sont proposés quelques lignes extraites du Psaume 22. Ce psaume commence par les mots que les évangélistes Matthieu et Marc mettent sur les lèvres de Jésus mourant (en araméen) : Éli, Éli, lama sabachtani. Les versets retenus par le censeur sont ceux qui « collent » le mieux aux récits évangéliques de la Passion, qui les citent textuellement ou y font allusion. Ces mots du psalmiste font sentir de l’intérieur, pour ainsi dire, la violence déshumanisante à laquelle Jésus est confronté pendant sa passion, souffrance non seulement physique mais aussi morale. Ils font aussi percevoir sa confiance en Dieu, le seul qui soit capable de répondre à son cri. En citant abondamment ce psaume, les évangélistes s’inscrivent dans une ligne ouverte selon toute vraisemblance par les apôtres eux-mêmes, qui y ont trouvé une clé pour comprendre la passion de Jésus. À leurs yeux, en effet, Jésus est le juste par excellence, l’innocent mis à mort au cri duquel Dieu « a répondu » en le relevant d’entre les morts.

Lire l’ensemble de ce psaume poignant ne serait pas du luxe…

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Méditation sur le Christ Jésus (Lettre aux Philippiens 2,6-11) – années A B C

Le Christ Jésus, étant de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir l’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur. Devenant semblable aux humains et par son aspect reconnu comme un humain, il s’est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.

C’est pourquoi Dieu l’a sur-exalté et il l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame que « le Seigneur, c’est Jésus Christ » pour la gloire d’un dieu père.

Cette méditation évoque le cœur de la trajectoire de Jésus qu’il l’envisage de deux points de vue. (1) Ayant partie liée avec Dieu, Jésus ne se comporte pas comme Adam et Ève qui, à l’instigation du serpent, veulent être « comme des dieux » en s’emparant du fruit du seul l’arbre qui ne leur était pas donné. Plutôt que de chercher à s’emparer de l’égalité avec Dieu qui ne peut être que reçue, Jésus se vide de lui-même en se donnant, comme un serviteur fidèle. (2) Se liant avec les humains au point de devenir l’un d’eux, il vit son humanité dans l’humilité : à l’image du Serviteur d’Isaïe, il « se dépouille de sa vie pour la mort » (Isaïe 52,13) jusqu’à la croix, obéissant comme le Serviteur qui se met à l’écoute, en véritable disciple. En cela aussi, il se détourne du choix des humains du jardin d’Éden qui n’ont écouté que leur convoitise.

Un tel comportement est approuvé par Dieu, et c’est ce que la seconde partie du poème souligne. Celui qui s’est vidé, abaissé lui-même, Dieu l’élève par-dessus tout. Celui qui n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à égalité avec Dieu, mais s’est vidé lui-même dans le don et l’humble service, reçoit de Dieu gratuitement ce qu’il n’a pas cherché à prendre. Ce qu’Adam a voulu arracher dans un geste guidé par l’envie, Jésus le reçoit gracieusement pour s’être conduit selon Dieu : la vie lui est donnée par-delà la mort, alors qu’Adam avait perdu l’arbre de la vie (voir Genèse 3,23-24). Le nom qu’il reçoit proclame qu’il est désormais à égalité avec Dieu, alors même qu’il n’a pas prétendu le devenir. C’est ainsi que Jésus montre le chemin pour devenir semblable à Dieu, pour s’accomplir à l’image de Dieu. C’est la vocation de tout humain depuis la création (voir Genèse 1,26-30).

Mais pourquoi les derniers mots sont-ils « la gloire d’un dieu père » (littéralement, et non « de Dieu “le” Père », expression dont le sens en français n’a pas de correspondant dans la langue du Nouveau Testament) ? Ce que le poème me semble indiquer par ces mots, c’est que Dieu a pu se reconnaître en Jésus au point de lui donner son propre nom, « Seigneur ». Or, donner son nom, c’est précisément ce que fait un père quand il reconnaît son enfant. En cela, Jésus est la gloire de Dieu : il lui donne de manifester ce qu’il est vraiment : un père animé par l’espoir de pouvoir donner son nom et d’être ainsi reconnu comme tel.

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La passion de Jésus selon Luc (22,14–23,56) (1)

S’attarder sur un récit comme celui-ci serait nécessaire mais n’est pas possible dans les limites de ces commentaires. Je me bornerai à souligner quelques particularités de Luc. Dans le texte qui suit, les passages soulignés indiquent les parties qui sont propres à cet évangéliste. En revanche, il n’est guère possible de signaler ce que Luc omet par rapport aux versions de Matthieu et de Marc. Je signalerai l’une ou l’autre omission dans le commentaire qui suit le texte.

(1) C. Focant a publié un livre intéressant sur les récits de la Passion dans les évangiles synoptiques. Il est intitulé Une passion, trois récits, et est paru en mars 2022 aux éditions du Cerf dans la collection Lire la Bible.

Quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les apôtres avec lui. Il leur dit : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! Car je vous le déclare : jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu. » Alors, ayant reçu une coupe et rendu grâce, il dit : « Prenez ceci et partagez entre vous. Car je vous le déclare : désormais, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu. » Puis, ayant pris du pain et rendu grâce, il le rompit et le leur donna en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Et pour la coupe, après le repas, il fit de même, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous. Et cependant, voici que la main de celui qui me livre est à côté de moi sur la table. En effet, le Fils de l’homme s’en va selon ce qui a été fixé. Mais malheureux cet homme-là par qui il est livré ! »

Les Apôtres commencèrent à se demander les uns aux autres quel pourrait bien être, parmi eux, celui qui allait faire cela. Ils en arrivèrent à se quereller : lequel d’entre eux, à leur avis, était le plus grand ? Mais il leur dit : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel ! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert. Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. Vous, vous avez tenu bon avec moi dans mes épreuves. Et moi, je dispose pour vous du Royaume, comme mon Père en a disposé pour moi. Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume, et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » Pierre lui dit : « Seigneur, avec toi, je suis prêt à aller en prison et à la mort. » Jésus reprit : « Je te le déclare, Pierre : le coq ne chantera pas aujourd’hui avant que toi, par trois fois, tu aies nié me connaître. » Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous donc manqué de quelque chose ?» Ils lui répondirent : « Non, de rien. » Jésus leur dit : « Eh bien maintenant, celui qui a une bourse, qu’il la prenne, de même celui qui a un sac ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car, je vous le déclare : il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : Il a été compté avec les impies. De fait, ce qui me concerne va trouver son accomplisse-ment. » Ils lui dirent : « Seigneur, voici deux épées. » Il leur répondit : « Cela suffit. »

Jésus sortit pour se rendre, selon son habitude, au mont des Oliviers, et ses disciples le suivirent. Arrivé en ce lieu, il leur dit : « Priez, pour ne pas entrer en tentation. » Puis il s’écarta à la distance d’un jet de pierre environ. S’étant mis à genoux, il priait en disant : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe ; cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne. » Alors, du ciel, lui apparut un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, Jésus priait avec plus d’insistance, et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient sur la terre. Puis Jésus se releva de sa prière et rejoignit ses disciples qu’il trouva endormis, accablés de tristesse. Il leur dit : « Pourquoi dormez-vous ? Relevez-vous et priez, pour ne pas entrer en tentation. »

Il parlait encore, quand parut une foule de gens. Celui qui s’appelait Judas, l’un des Douze, marchait à leur tête. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Jésus lui dit : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » Voyant ce qui allait se passer, ceux qui entouraient Jésus lui dirent : « Seigneur, et si nous frappions avec l’épée ? » L’un d’eux frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Mais Jésus dit : « Restez-en là ! » Et, touchant l’oreille de l’homme, il le guérit. Jésus dit alors à ceux qui étaient venus l’arrêter, grands prêtres, chefs des gardes du Temple et anciens : « Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j’étais avec vous dans le Temple, et vous n’avez pas porté la main sur moi. Mais c’est maintenant votre heure et le pouvoir des ténèbres. »

S’étant saisis de Jésus, ils l’emmenèrent et le firent entrer dans la résidence du grand prêtre. Pierre suivait à distance. On avait allumé un feu au milieu de la cour, et tous étaient assis là. Pierre vint s’asseoir au milieu d’eux. Une jeune servante le vit assis près du feu ; elle le dévisagea et dit : « Celui-là aussi était avec lui. » Mais il nia : « Non, je ne le connais pas. » Peu après, un autre dit en le voyant : « Toi aussi, tu es l’un d’entre eux. » Pierre répondit : « Non, je ne le suis pas. » Environ une heure plus tard, un autre insistait avec force : « C’est tout à fait sûr ! Celui-là était avec lui, et d’ailleurs il est Galiléen. » Pierre répondit : « Je ne sais pas ce que tu veux dire. » Et à l’instant même, comme il parlait encore, un coq chanta. Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre. Alors Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : « Avant que le coq chante aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois. » Il sortit et, dehors, pleura amèrement. Les hommes qui gardaient Jésus se moquaient de lui et le rouaient de coups. Ils lui avaient voilé le visage, et ils l’interrogeaient : « Fais le prophète ! Qui est-ce qui t’a frappé ? » Et ils proféraient contre lui beaucoup d’autres blasphèmes.

Lorsqu’il fit jour, se réunit le collège des anciens du peuple, grands prêtres et scribes, et on emmena Jésus devant leur conseil suprême. Ils lui dirent : « Si tu es le Christ, dis-le nous. » Il leur répondit : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j’interroge, vous ne répondrez pas. Mais désormais le Fils de l’homme sera assis à la droite de la Puissance de Dieu. » Tous lui dirent alors : « Tu es donc le Fils de Dieu ? » Il leur répondit : « Vous dites vous-mêmes que je le suis. » Ils dirent alors : « Pourquoi nous faut-il encore un témoignage ? Nous-mêmes, nous l’avons entendu de sa bouche. »

L’assemblée tout entière se leva, et on l’emmena chez Pilate. On se mit alors à l’accuser : «Nous avons trouvé cet homme en train de semer le trouble dans notre nation : il empêche de payer l’impôt à l’empereur, et il dit qu’il est le Christ, le Roi. » Pilate l’interrogea : « Es-tu le roi des Judéens ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui le dis. » Pilate s’adressa aux grands prêtres et aux foules : « Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation. » Mais ils insistaient avec force : « Il soulève le peuple en enseignant dans toute la Judée ; après avoir commencé en Galilée, il est venu jusqu’ici. » À ces mots, Pilate demanda si l’homme était Galiléen. Apprenant qu’il relevait de l’autorité d’Hérode, il le renvoya devant ce dernier, qui se trouvait lui aussi à Jérusalem en ces jours-là. À la vue de Jésus, Hérode éprouva une joie extrême : en effet, depuis longtemps il désirait le voir à cause de ce qu’il en-tendait dire de lui, et il espérait lui voir faire un miracle. Il lui posa bon nombre de questions, mais Jésus ne lui répondit rien. Les grands prêtres et les scribes étaient là, et ils l’accusaient avec véhémence. Hérode, ainsi que ses soldats, le traita avec mépris et se moqua de lui : il le revêtit d’un manteau de couleur éclatante et le renvoya à Pilate. Ce jour-là, Hérode et Pilate devinrent des amis, alors qu’auparavant il y avait de l’hostilité entre eux.

Alors Pilate convoqua les grands prêtres, les chefs et le peuple. Il leur dit : « Vous m’avez amené cet homme en l’accusant d’introduire la subversion dans le peuple. Or, j’ai moi-même instruit l’affaire devant vous et, parmi les faits dont vous l’accusez, je n’ai trouvé chez cet homme aucun motif de condamnation. D’ailleurs, Hérode non plus, puisqu’il nous l’a renvoyé. En somme, cet homme n’a rien fait qui mérite la mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » Ils se mirent à crier tous ensemble : « Mort à cet homme ! Relâche-nous Barabbas. » Ce Barabbas avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la ville, et pour meurtre.

Pilate, dans son désir de relâcher Jésus, leur adressa de nouveau la parole. Mais ils vociféraient : « Crucifie-le ! Crucifie-le !» Pour la troisième fois, il leur dit : « Quel mal a donc fait cet homme ? Je n’ai trouvé en lui aucun motif de condamnation à mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » Mais ils insistaient à grands cris, réclamant qu’il soit crucifié ; et leurs cris s’amplifiaient. Alors Pilate décida de satisfaire leur requête. Il relâcha celui qu’ils réclamaient, le prisonnier condamné pour émeute et pour meurtre, et il livra Jésus à leur bon plaisir.

Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix pour qu’il la porte derrière Jésus. Le peuple, en grande foule, le suivait, ainsi que des femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Il se retourna et leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! Voici venir des jours où l’on dira : “Heureuses les femmes stériles, celles qui n’ont pas enfanté, celles qui n’ont pas allaité !” Alors on dira aux montagnes : “Tombez sur nous”, et aux collines : “Cachez-nous”. Car si l’on traite ainsi l’arbre vert, que deviendra l’arbre sec ?» Ils emmenaient aussi avec Jésus deux autres, des malfaiteurs, pour les exécuter.

Lorsqu’ils furent arrivés au lieu dit : Le Crâne (ou Calvaire), là ils crucifièrent Jésus, avec les deux malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche. Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » Puis, ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort. Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu !» Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée, en disant : « Si tu es le roi des Judéens, sauve-toi toi-même !» Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Judéens. »

L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi !» Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »

C’était déjà environ la sixième heure (c’est-à-dire : midi) ; l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, car le soleil s’était caché. Le rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu. Alors, Jésus poussa un grand cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Et après avoir dit cela, il expira. À la vue de ce qui s’était passé, le centurion rendit gloire à Dieu : « Celui-ci était réellement un homme juste. » Et toute la foule des gens qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle, observant ce qui se passait, s’en retournaient en se frappant la poitrine. Tous ses amis, ainsi que les femmes qui le suivaient depuis la Galilée, se tenaient plus loin pour regarder.

Alors arriva un membre du Conseil, nommé Joseph ; c’était un homme bon et juste, qui n’avait donné son accord ni à leur délibération, ni à leurs actes. Il était d’Arimathie, ville de Judée, et il attendait le règne de Dieu. Il alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Puis il le descendit de la croix, l’enveloppa dans un linceul et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, où personne encore n’avait été déposé. C’était le jour de la Préparation de la fête, et déjà brillaient les lumières du sabbat. Les femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée suivirent Joseph. Elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Et, durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit.


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Dans son récit, Luc insiste sur la conscience qu’a Jésus de ce qui va se passer : la trahison de Judas mais aussi des disciples qui vont l’abandonner et de Pierre qui le reniera puis affermira ses frères dans la foi ; la souffrance qu’il va subir comme l’humble serviteur, le rejet par ceux qui le compteront parmi les impies. Tout cela, il l’accepte à l’avance, car c’est nécessaire pour la venue du Royaume de Dieu, en particulier pour les disciples conviés à sa table. C’est ce qui a été fixé (par Dieu) ; les Écritures le disent, et elle vont trouver leur accomplissement au moment même où semblera s’imposer le pouvoir des ténèbres, celui de l’Adversaire (Satan). C’est cette conscience claire qui permet à Jésus de rester serein et calme dans la tourmente qu’il traverse selon le vouloir de Dieu (voir la scène de l’« agonie » au jardin des Oliviers). Son dernier cri, propre à Luc est « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » L’évangéliste souligne ainsi que ce qui a présidé à l’attitude de Jésus tout au long de la Passion, c’est la confiance de Jésus en son père, ce père dont il préfère la volonté à la sienne, quoi qu’il lui en coûte.

Si les disciples sont promis à un bel avenir dans le Royaume, ils vont d’abord être « passés au crible par Satan ». En réalité, quand Jésus le leur dit, ils l’ont déjà trahi. Avec Matthieu et Marc, en effet, Luc relate la scène où les disciples se querellent à propos de celui qui est le plus grand. Mais alors que les deux autres évangélistes rapportent cette scène dans le récit de l’activité publique de Jésus, Luc la transpose dans le contexte du dernier repas. Plus exactement, il l’insère juste après l’annonce de la trahison par « celui dont la main est à côté de Jésus sur la table ». Passant de la question de savoir qui va faire cela à celle de savoir qui est le plus grand, tous ceux dont les mains sont sur la même table trahissent Jésus qui s’est fait le serviteur de tous : leur querelle montre en effet que la logique des royaumes de ce monde est toujours la leur. Cela s’avère encore quand ils parlent de prendre des épées et quand l’un d’eux blesse le serviteur du grand prêtre. Avant cela, ils laissent Jésus lutter seul, accablés par leur propre tristesse. Après cela, ce sera au tour de Pierre de renier son maître. Une fois qu’il sera sorti de la cour (et du récit), Jésus sera irrémédiablement seul pour affronter le procès, la condamnation et la mort.

Dans la scène du reniement, Luc ajoute une petite phrase que les autres évangélistes n’ont pas. Juste après le troisième reniement, on se rend compte que Pierre a parlé en présence de Jésus, car « le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre ». Ce regard bouleverse Pierre, qui regrette immédiatement ce qu’il a fait. C’est l’un de ces passages où Luc montre qu’au cœur même de la passion, l’œuvre de salut se réalise déjà. Un premier signe était la guérison du serviteur à l’oreille tranchée, mais il y en aura d’autres : l’amitié entre Hérode et Pilate qui cessent enfin leurs hostilités, le pardon accordé par Jésus à ceux qui le crucifient et, bien entendu, la promesse faite au « bon larron » qui reconnaît qu’il a été condamné sans raison. La réaction du centurion qui rend gloire à Dieu à propos du juste qui vient de mourir et celle des spectateurs qui s’en retournent en se frappant la poitrine sont deux autres signes de la conversion rendue possible quand Jésus donne sa vie.

Puisque Jésus est un juste, sa condamnation est injuste. Le récit le met bien en évidence. Pour les accusateurs – les élites religieuses et civiles du peuple ainsi que le Sanhédrin –, le vrai motif du procès est que Jésus se prétend messie et fils de Dieu. Contrairement à ce qui se passe dans les récits des autres évangiles, ils n’ont besoin d’aucun témoin pour le condamner. Mais devant Pilate, l’accusation est différente. Elle est civile et politique : Jésus sème le trouble, empêche de payer l’impôt et se prétend roi ; il soulève le peuple dans tout le pays. Pilate lui-même comprend que ces griefs ne tiennent pas et il résiste par trois fois, se proposant de relâcher Jésus. C’est au point qu’après la visite chez Hérode, on ne l’accuse plus de rien. On accentue seulement la pression sur Pilate, qui cède pour éviter que les choses s’enveniment. Les dernières paroles qu’il prononce sont du reste un prononcé d’innocence. Les Judéens obtiennent ainsi la libération d’un bandit qui a réellement commis les crimes dont ils ont accusé Jésus, celui-ci étant « livré à leur bon plaisir » sans avoir été formellement condamné par le gouverneur. L’attitude très digne de Jésus au cours des faits relatés est une des manières, pour Luc, de montrer que Jésus est un juste, comme le reconnaît le centurion. Lors de l’arrestation, il fait cesser toute velléité de résistance de la part des siens, et affronte calmement ceux qui viennent l’arrêter comme un dangereux bandit. Lors des interrogatoires qu’il subit, ses réponses montrent qu’il a compris que les dés étaient pipés : « Si je vous dis la vérité, vous ne me croirez pas ; si je pose des questions, vous ne répondrez pas ! » « C’est vous-mêmes qui dires que je suis le fils de Dieu » « C’est toi-même (Pilate) qui dis que je suis le roi des Judéens ». Par ailleurs, Hérode qui profite de la situation n’a droit à aucune réponse. Le long discours à celles qui se lamentent est aussi révélateur : Jésus ne se soucie pas de lui-même, mais de ces femmes et de leurs enfants. Quant aux moqueries et autres outrages, Jésus n’y réagit jamais.

Dernier trait caractéristique du récit de Luc : la souffrance imposée à Jésus est surtout morale. La première mention vient lors de l’agonie qui est un véritable combat où Jésus verse son sang dans la prière. La seule brutalité physique mentionnée, à part la crucifixion elle-même, est celle des soldats judéens qui le rouent de coups tout en se moquant de lui et le tournant en dérision. Il y a ensuite le mépris et les moqueries d’Hérode et de ses sbires, les rires sarcastiques des chefs (judéens) et des soldats au pied de la croix, ou encore les injures proférées par l’un des condamnés crucifiés avec lui. Ces injures ont d’ailleurs un retour ironique : le larron dit à Jésus de se sauver lui-même « et nous avec ». C’est précisément ce que Jésus fait, mais dans un autre sens, quand il dit à l’autre condamné qu’il est sauvé : «Aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le paradis ». Ce sera là l’unique réponse de Jésus aux injures qui pleuvent sur lui tout au long du récit. Mais pour ce qui est de la souffrance physique, il n’en est presque pas question. Détail révélateur à ce propos : si Jésus est bien revêtu d’un manteau éclatant (par Hérode), il n’est pas couronné d’épines !

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