Ceux-là viennent de la grande épreuve (Livre de la Révélation 7,2-4.9-14)
Le livre de l’Apocalypse évoque apparemment la fin des temps et n’hésite pas à mettre en scène de violentes catastrophes cosmiques. En réalité, c’est un écrit de résistance qui cherche à insuffler courage et ténacité à des chrétiens qui connaissent la persécution, en leur « révélant » (sens du verbe grec apocaluptô) ce qui compte véritablement pour Dieu. Il le fait à la lumière de la foi au Christ mort et ressuscité, et au moyen d’images codées, comme celle de l’Agneau immolé mais debout (5,6), qui figure précisément le Christ mort et ressuscité. Le texte qui suit évoque celles et ceux qui sont associés à sa victoire sur la mort.
Moi, Jean, j’ai vu un ange qui montait du côté où le soleil se lève, avec le sceau qui imprime la marque du Dieu vivant ; d’une voix forte, il cria aux quatre anges qui avaient reçu le pouvoir de faire du mal à la terre et à la mer : « Ne faites pas de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, avant que nous ayons marqué du sceau le front des serviteurs de notre Dieu. » Et j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau : ils étaient cent quarante-quatre mille, de toutes les tribus des fils d’Israël. Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main. Et ils s’écriaient d’une voix forte : « Le salut appartient à notre Dieu qui siège sur le Trône et à l’Agneau ! » Tous les anges se tenaient debout autour du Trône, autour des Anciens et des quatre Vivants ; se jetant devant le Trône, face contre terre, ils se prosternèrent devant Dieu. Et ils disaient : « Amen ! Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles ! Amen ! » L’un des Anciens prit alors la parole et me dit : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils, et d’où viennent-ils ? » Je lui répondis : « Mon seigneur, toi, tu le sais. » Il me dit : « Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. »
Des anges s’apprêtent donc à frapper le monde, à lui faire mal. C’est que, dans ce monde, bien des réalités sont du côté de la mort et la favorisent – parfois avec l’illusion d’œuvrer à la vie, d’ailleurs. Il y a des pouvoirs qui, comme l’empire romain pour l’auteur de l’Apocalypse, promeuvent les forces du mal de manière à renforcer leur puissance et leur prestige au mépris des personnes, au moyen de l’injustice, du mensonge, de l’écrasement des petits. (C’est là qu’on voit que l’Apocalypse a perdu toute son actualité !) Ce monde-là avec ses suppôts est voué à être mis à mal. Ce qui favorise la mort et la produit est voué à la mort par autodestruction : tel est l’ordre des choses, selon l’Apocalypse, un ordre entériné par Dieu.
Bien sûr, une telle affirmation va contre les apparences. À la fin du 1er siècle de notre ère, comme encore aujourd’hui, c’est l’inverse qui se vérifie un peu partout dans le monde. Et les sociétés humaines où le mal sévit – aujourd’hui, l’empire de l’argent, le culte de la force, la promotion de « vérités alternatives », la délation instituée, etc. – semblent se porter de mieux en mieux. C’est bien pourquoi leur défaite ne peut être affirmée qu’à la faveur d’une « révélation », d’un dévoilement : en dépit des apparences, le mal et ses suppôts travaillent à leur propre perte, creusent leur propre tombe. Voilà pourquoi le disciple du Christ tiendra bon dans la fidélité à l’Évangile, quoi qu’il lui en coûte : ce qui attend un tel « serviteur de Dieu », en effet, c’est l’entrée dans la vie.
Dans la lecture, cette entrée dans la vie apparaît comme une libération. La clé de lecture sous-jacente est la sortie d’Égypte relatée dans le livre de l’Exode. D’un côté, il y a le pharaon et ses sbires, symbole des suppôts du mal qui réduisent un peuple en esclavage, l’exploitent et l’écrasent : ils finiront par se précipiter d’eux-mêmes dans la mort (les eaux de la mer Rouge). De l’autre côté, il y a les esclaves que le Seigneur revendique comme siens, figure de tous les opprimés voués à la mort par les puissants, mais que Dieu met à part en vue de les libérer et de leur offrir une vie nouvelle. Ainsi, dans l’Apocalypse, Dieu marque de son sceau celles et ceux qui vont être soustraits à la mort qui frappera les fauteurs de mal : d’une part, les 144 000, c’est-à-dire la multitude des justes d’Israël, d’autre part, la foule innombrable issue de « toutes nations, tribus, peuples et langues » – c’est là une autre allusion à la sortie d’Égypte, lorsque les fils d’Israël quittent ce pays, accompagnés d’une « foule de gens de toutes sortes » (Exode 12,38). Tous ces gens sont associés à une grande liturgie, comme le peuple assemblé au pied du mont Sinaï, en vue de l’alliance avec Dieu.
Cette liturgie regroupe, autour de Dieu et de son Christ, la foule arborant les signes de la victoire sur le mal – vêtement blancs et palmes – et qui chante le dieu de qui, dit-elle, lui vient le salut. Affirmer cela, c’est reconnaître que la puissance du mal et de la mort est telle que l’être humain ne peut y échapper seul, à l’aide de ses seules forces, en particulier parce que la ruse du mal consiste à se cacher sous les apparences du bien. Mais Dieu ne fait pas tout dans ce salut. La question que l’un des membres de la cour de Dieu (les « Anciens ») soulève et à laquelle celui-ci répond le donne à voir : ces gens ont traversé « la grande épreuve », « ils ont blanchi leur vêtement dans le sang de l’Agneau » – image paradoxale, s’il en est. Qu’est-ce à dire ?
Quelle est cette grande épreuve ? À la lumière de l’Exode, voici comment je vois les choses. Au moment de sortir d’Égypte, les anciens esclaves renâclent (voir Exode 14,11-12). Ils préfèrent la sécurité de l’esclavage au risque de la confiance ; et à une vie pleine qui suppose que l’on prenne le risque de la perdre, ils préfèrent une mort programmée qui mettra fin à une vie qui n’en était pas une… Mais Moïse les invite à la confiance, au risque. Sur la foi de sa parole, les Israélites osent couper les chaînes intérieures qui les lient à leur esclavage, et ils se risquent dans l’inconnu de l’aventure que Dieu leur ouvre en les menant vers le désert. Le peuple qui sort d’Égypte est la figure de quiconque renonce à la complicité intérieure avec le mal qui l’opprime et l’empêche de vivre, personnellement et collectivement.
Et les vêtements lavés ? Toujours dans le livre de l’Exode (19,10), Moïse demande aux Israélites de laver leurs vêtements pour se préparer à entrer en alliance avec Dieu et à entendre les dix Paroles (le décalogue). Celles-ci ont pour but de protéger l’ensemble du peuple et chacun de ses membres de ce qui asservit et conduit à la mort. Laver ses vêtements, c’est se défaire des scories de la vie d’esclave pour être prêt à écouter ces Paroles qui disent comment s’ajuster au dieu de la liberté. Cette image est prolongée dans l’Apocalypse. Blanchir son vêtement dans le sang de l’Agneau, c’est se lier au dieu de vie en se débarrassant de ce qui salit la vie. Comment ? En écoutant la parole de l’Agneau et en se mettant avec lui en chemin vers la vie en plénitude, ce qui suppose que l’on accepte de « mourir au péché » avec le Christ, autrement dit, de mourir à ce qui fait mourir.