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Répertoire
André Wénin
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Vendredi Saint
Célébration de la Passion du Seigneur

« Moi, je suis sûr de toi, Seigneur.
Je dis : “tu es mon dieu : mes jours sont dans ta main, délivre-moi !”
Sur ton serviteur, que s’illumine ton visage ! »

(Psaume 31,15-17)

La première lecture est un des textes de l’Ancien Testament qui ont ouvert aux disciples de Jésus une voie d’accès au sens de ce qui a d’abord été une énigme pour eux : la souffrance du messie et sa mort. Ce passage est appelé couramment « poème du Serviteur souffrant ». En le lisant, on croit avoir affaire à une première version de la passion de Jésus.

Pour comprendre ce poème difficile, il faut savoir qu’il fait entendre trois « voix » différentes et que la chronologie des faits qu’il évoque est bouleversée. Les trois voix sont celles du Seigneur, du peuple repentant et (sans doute) du prophète. Quant à la chronologie, le poème commence par la fin, au moment où le Seigneur déclare publiquement qu’il exalte son serviteur qui, jusque-là était objet d’épouvante pour tous (1er paragraphe, ci-dessous, introduit par un sous-titre que j’ajoute pour la clarté). Sa déclaration sidère ceux qui l’étendent. Alors, à partir de là, ils repensent à ce qui s’est passé avec le serviteur et se rendent compte de leur erreur (2e paragraphe). Un prophète anonyme prolonge ensuite la méditation sur l’attitude déconcertante du serviteur pendant qu’on le persécutait et il prie Dieu que sa mort puisse obtenir le pardon du péché de ceux qui l’ont assassiné (3e paragraphe). Le Seigneur répond positivement à cette prière et répète qu’il exaltera son serviteur et le rendra fécond (4e paragraphe).

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Crédit photo : Lawrence Lew OP

Mort et exaltation du Serviteur (Isaïe 52, 13–53, 12)

Le Seigneur annonce la victoire de son serviteur qui a été écrasé, et il provoque l’étonnement général.

Mon serviteur réussira ; il montera, il s’élèvera, il sera exalté !
La multitude avait été épouvantée à son sujet, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme.
De même, il étonnera une multitude de nations ; à son sujet les rois resteront bouche bée, car ils verront ce que, jamais, on ne leur a raconté, ils découvriront ce qu’ils n’ont jamais entendu.

Surpris par l’annonce, le peuple reconnaît que le serviteur est innocent et que lui-même est pécheur.

Qui aurait cru ce que nous avons entendu ? La puissance du Seigneur, à, propos de qui s’est-elle révélée ?
Devant lui, le serviteur a poussé comme une plante chétive, une racine dans une terre aride ; il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la maladie, il était pareil à quelqu’un devant qui on se voile la face, et nous l’avons méprisé, compté pour rien.
En fait, c’étaient nos maladies qu’il portait, nos douleurs dont il se chargeait. Nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il était frappé, à cause de nos fautes qu’il était écrasé. Le châtiment qui nous donne la paix a pesé sur lui : par ses blessures, nous sommes guéris. Nous tous, nous errions comme des brebis, chacun suivait son propre chemin. Mais le Seigneur a fait retomber sur lui nos fautes à nous tous.

Le prophète médite sur la souffrance et la mort du serviteur, puis il prie le Seigneur de l’agréer.

Maltraité, lui s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. Arrêté, puis jugé, il a été pris. Et de son avenir, qui donc s’est inquiété ? Il a été retranché de la terre de la vie, frappé à mort pour les révoltes de son peuple. On a placé sa tombe avec les méchants, son tombeau avec les querelleurs, alors qu’il a agi avec non-violence, et qu’il n’y avait pas de tromperie dans sa bouche. Et le Seigneur s’est plu à le broyer par la maladie.
Si tu fais de sa personne un sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur se réalisera.

Le Seigneur répond à la prière du prophète et confirme que, par-delà sa souffrance, il sera comblé.

Pour la peine de sa personne, il verra une descendance, il sera rassasié de jours. Pour ceux qui le reconnaîtront, mon serviteur innocent innocentera les multitudes, il se chargera de leurs fautes.
C’est pourquoi, parmi les grands, je lui donnerai sa part, avec les puissants il partagera le butin, parce qu’il s’est dépouillé de sa personne jusqu’à la mort, et qu’avec les pécheurs il s’est laissé compter, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il s’interposait pour les pécheurs.

Dans ce texte, le seul personnage à ne pas prendre la parole, c’est le serviteur lui-même. Le prophète souligne d’ailleurs que, confronté à ses juges et à ses bourreaux, il est resté en silence comme un agneau mené à l’abattoir. Cet homme n’avait rien pour attirer les regards, il était même méprisé. De plus, il souffrait. Pour les gens autour de lui, c’était clair : s’il souffrait, c’est parce que c’était un pécheur et que Dieu le punissait. On s’est donc éloigné de lui pour éviter d’être contaminé par son impureté. On l’a accusé, arrêté, jugé, condamné, défiguré, mis à mort, puis jeté à la fosse commune. Mais alors que le peuple croyait s’être débarrassé de ce pécheur frappé par Dieu, alors que tout semblait enfin terminé, le Seigneur prend la parole : à la surprise générale, il déclare que cet homme est son serviteur, et qu’il l’exalte, le réhabilite, au point que ceux qui l’apprendront n’en croiront pas leurs oreilles.

Sidéré par ce qu’il vient d’entendre, le peuple se met à réfléchir. Si Dieu lui-même a approuvé et réhabilité cet homme, c’est qu’il n’était pas un pécheur. Le prophète le redira plus loin : la non-violence guidait son action et il n’y avait pas de mensonge en sa bouche. Mais – se demande le peuple – pourquoi a-t-il souffert alors, pourquoi est-il mort s’il était innocent ? Ces gens comprennent alors que ce sont leurs fautes qui ont écrasé le serviteur ; s’il a souffert et est mort, c’est à cause de leur injustice et de leur violence quand ils se sont acharnés sur lui. Mais leur réflexion se poursuit : si ce sont eux les pécheurs, n’est-ce pas eux que Dieu aurait dû punir ? Puisque ce n’est pas ce qui s’est passé, ils comprennent que c’est le Seigneur qui a fait porter à son serviteur leurs fautes à eux tous. Ensuite, en exaltant le serviteur, il leur a ouvert les yeux pour qu’ils prennent conscience de leur faute, une faute dont ils se repentent à présent. Le prophète répétera la même chose : le Seigneur, dit-il, s’est plu à le broyer par la souffrance. Il a permis qu’il soit frappé à mort pour les fautes du peuple.

Mais cette interprétation n’est pas exacte : c’est ce que le Seigneur souligne en finale dans son nouveau discours : non, il n’a pas a imposé ce sort pitoyable au serviteur. C’est le serviteur lui-même qui, librement, a pris sur lui les fautes des autres. Volontairement, « il s’est dépouillé de sa personne jusqu’à la mort et s’est laissé compter avec les pécheurs ». En réalité – poursuit le Seigneur –, il s’interposait pour eux : ayant choisi la non-violence, il a fait barrage à la violence de ceux qui s’acharnaient contre lui, dans l’espoir qu’elle cesse ses ravages. En le réhabilitant, le Seigneur révèle à tous la violence et la méchanceté dont ils n’étaient pas conscients quand ils accusaient et maltraitaient le serviteur. Il leur offre ainsi la possibilité d’ouvrir les yeux sur le mal dont ils sont capables, pour qu’ils choisissent librement de s’en détourner. C’est en cela que le serviteur est source de paix et de guérison et que ce qui plaît au Seigneur peut se réaliser par lui.

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Crédit photo : Pixabay

La Passion et la mort de Jésus (Jean 18–19)

Le texte du prophète peut aider à méditer la lecture de la Passion dans l’évangile de Jean. Que met en évidence ce récit qui devrait être bien connu puisqu’il est lu chaque année ? Deux choses essentiellement.

D’une part, le récit met en lumière ce dont les humains sont capables au point de mettre à mort un innocent : la maladresse, la couardise et la trahison, comme l’illustre le personnage de Pierre ; l’injustice drapée dans la bonne conscience et la violence plus ou moins affichée qui pousse à renier le meilleur de soi-même sans même s’en rendre compte : en sont la figure les grands prêtres et le peuple qui, reniant le dieu de l’alliance, affirment qu’il n’y a de Roi que l’empereur ; la lâcheté et la mollesse d’un puissant prêt à sacrifier un innocent à sa tranquillité, comme Pilate ; la morgue de gens ordinaires qui abusent du peu de pouvoir qu’ils ont, à l’instar des soldats…

D’autre part, le même récit met en relief l’attitude de Jésus au cœur de cette adversité : avec liberté et dignité, il fait face à ceux qui l’arrêtent, l’interrogent, le condamnent, se moquent de lui puis le crucifient. Jamais il ne tente de recourir à la violence et refuse même que Pierre persévère dans la violence après qu’il a frappé un serviteur au cours de l’arrestation de son maître. Jamais Jésus n’accuse qui que ce soit ; il ne fait que répondre aux questions, avec aplomb et droiture, sans chercher de faux-fuyants ni se dérober face aux puissants qui ont pouvoir de vie et de mort sur lui. Il va à la mort avec le même amour que celui qui a marqué son action et sa parole tout au long du récit évangélique.

En ce sens, ce récit met en lumière à la fois les bassesses dont l’être humain est malheureusement coutumier, tout autant que la grandeur dont il est capable, l’amour qui le pousse à aller jusqu’au bout du don de soi. Il met en lumière combien, en Jésus, l’amour ne se laisse pas abattre par la haine et l’injustice, et il montre quel chemin il ouvre pour que l’inhumain n’ait pas le dernier mot. Dans le récit de la Passion, ce n’est pas le « serviteur » Jésus qui se tait (comme dans le poème du Serviteur d’Isaïe). C’est Dieu. Mais à travers l’attitude de Jésus, il indique un chemin de libération, il offre une chance de faire en sorte que l’inhumain, trop souvent aux commandes dans l’histoire, ne l’emporte pas définitivement.

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Crédit photo : Lawrence Lew OP

Il est difficile de commenter rapidement un texte comme le récit de la Passion. Je propose donc seulement quelques réflexions éparses pour accompagner la lecture .

Après le repas, Jésus sortit avec ses disciples et traversa le torrent du Cédron ; il y avait là un jardin, dans lequel il entra avec ses disciples. Judas, qui le livrait, connaissait l’endroit lui aussi, car Jésus et ses disciples s’y étaient souvent réunis. Judas arrive à cet endroit, avec un détachement de soldats ainsi que des gardes envoyés par les grands prêtres et les pharisiens. Ils avaient des lanternes, des torches et des armes. Alors Jésus, sachant tout ce qui allait lui arriver, s’avança et leur dit : « Qui cherchez-vous ? » Ils lui répondirent : « Jésus le Nazaréen. » Il leur dit : « C’est moi » – Judas, qui le livrait, se tenait avec eux. Quand Jésus leur répondit : « C’est moi », ils reculèrent, et ils tombèrent à terre. Il leur demanda de nouveau : « Qui cherchez-vous ? » Ils dirent : « Jésus le Nazaréen. » Jésus répondit : « Je vous l’ai dit : c’est moi. Si c’est bien moi que vous cherchez, ceux-là, laissez-les partir. » Ainsi s’accomplissait la parole qu’il avait dite : « Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés. » [voir Jean 17,12] Or Simon-Pierre avait une épée ; il la tira, frappa le serviteur du grand prêtre et lui coupa l’oreille droite. Le nom de ce serviteur était Malcus. Jésus dit à Pierre : « Remets ton épée au fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, vais-je refuser de la boire ? » Alors la troupe, le commandant et les gardes Judéens se saisirent de Jésus et le ligotèrent.

Cette scène insiste sur l’autorité de Jésus. Il répond 3 fois « C’est moi », en recourant à une expression au moyen de laquelle le Seigneur s’est révélé à Moïse dans le buisson ardent (Exode 3) ; et tout comme Moïse, les gens reculent en entendant cette déclaration. Or, dans cet épisode de l’Exode, le Seigneur se révèle comme le dieu qui libère le peuple de l’esclavage, et c’est bien ce qui sera l’enjeu de la Passion et de la mort de Jésus.

Cette scène de l’arrestation manifeste aussi que, si Jésus accepte ce qui l’attend, c’est en toute liberté, la même liberté qui ressort du petit échange avec Simon-Pierre, qui tente de résister en défendant maladroitement son maître.

Quant à la « coupe » dont Jésus parle, elle désigne métaphoriquement l’épreuve qu’il s’apprête à subir. Ce passage renvoie à ce que lui-même a dit en Jean 12,27-28 : « Maintenant, mon âme est troublée, et que dirais-je ? Père, sauve-moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu. Père, glorifie ton nom ». Dans les trois autres évangiles, la scène de l’agonie à Gethsémani scénarise ce que Jean traduit au moyen de ces deux paroles de Jésus : la Passion est la conséquence du libre choix de Jésus d’accomplir le vouloir du Père. Et ce vouloir n’est pas la souffrance et la mort, mais le salut du peuple – dont il est question immédiatement après :

Ils l’emmenèrent d’abord chez Hanne, beau-père de Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là. Caïphe était celui qui avait donné aux Judéens ce conseil : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple. »

Ici, Jean renvoie à ce qu’il a raconté en 11,49-51, un passage significatif du sens profond de la passion et de la mort de Jésus : « Caïphe, qui était grand-prêtre cette année-là, leur dit : “Vous n’y comprenez rien ; vous ne réfléchissez pas qu’il est dans notre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation tout entière ne disparaisse pas”. Or il ne dit pas cela de lui-même, mais comme il était grand-prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation. » Jésus va donc mourir pour ceux-là même qui, à présent, s’apprêtent à l’assassiner.

Or Simon-Pierre, ainsi qu’un autre disciple, suivait Jésus. Comme ce disciple était connu du grand prêtre, il entra avec Jésus dans le palais du grand prêtre. Pierre se tenait près de la porte, dehors. Alors l’autre disciple – celui qui était connu du grand prêtre – sortit, dit un mot à la servante qui gardait la porte, et fit entrer Pierre. Cette jeune servante dit alors à Pierre : « N’es-tu pas, toi aussi, l’un des disciples de cet homme ? » Il répondit : « Non, je ne le suis pas ! » Les serviteurs et les gardes se tenaient là ; comme il faisait froid, ils avaient fait un feu de braise pour se réchauffer. Pierre était avec eux, en train de se chauffer.

Le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. Jésus lui répondit : « Moi, j’ai parlé au monde ouvertement. J’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple, là où tous les Judéens se réunissent, et je n’ai jamais parlé en cachette. Pourquoi m’interroges-tu ? Ce que je leur ai dit, demande-le à ceux qui m’ont écouté. Eux savent ce que j’ai dit. » À ces mots, un des gardes, qui était à côté de Jésus, lui donna une gifle en disant : « C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre ! » Jésus lui répliqua : « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » Hanne l’envoya, toujours ligoté, au grand prêtre Caïphe.

Simon-Pierre était donc en train de se chauffer. On lui dit : « N’es-tu pas, toi aussi, l’un de ses disciples ? » Pierre le nia et dit : « Non, je ne le suis pas ! » Un des serviteurs du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé l’oreille, insista : « Est-ce que moi, je ne t’ai pas vu dans le jardin avec lui ? » Encore une fois, Pierre le nia. Et aussitôt un coq chanta.

Alors que Jésus vient d’inviter le grand prêtre à interroger ceux qui l’ont écouté pour savoir ce qu’il a enseigné, le premier d’entre eux, Pierre, déclare qu’il ne connaît pas Jésus ! Celui-ci est seul désormais pour affronter ce qui l’attend.

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Crédit photo : Lawrence Lew OP

Alors on emmène Jésus de chez Caïphe au prétoire [le palais du procurateur romain]. C’était le matin. Ceux qui l’avaient amené n’entrèrent pas dans le prétoire, pour éviter une souillure et pouvoir manger l’agneau pascal. Pilate sortit donc à leur rencontre et demanda : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » Ils lui répondirent : « S’il n’était pas un malfaiteur, nous ne te l’aurions pas livré. » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le suivant votre loi. » Les Judéens lui dirent : « Nous n’avons pas le droit de mettre quelqu’un à mort. » Ainsi s’accomplissait la parole que Jésus avait dite pour signifier de quel genre de mort il allait mourir.

Les Judéens se montrent soucieux des conditions de pureté qui doivent leur permettre de célébrer la Pâque et ses rites. Il y a là un trait d’ironique tragique. Préoccupés des conditions qui doivent leur permettre de s’approcher de Dieu, ils ignorent qu’ils sont en train de s’opposer à lui de la plus ignoble des façons. Désireux de sacrifier l’agneau pascal, ils ne se rendent pas compte qu’en tuant Jésus, c’est le véritable Agneau de Dieu qu’ils vont sacrifier.

Quant à la réflexion de Jean qui termine ce paragraphe, elle rappelle ce que Jésus dit en Jean 12,32-33 : « Moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. Par ces mots, il indiquait de quelle mort il allait mourir ». À l’époque, seul le pouvoir romain était en droit de condamner à mort par crucifixion. Les Judéens pouvaient punir de mort des délits religieux majeurs, comme c’est le cas pour Étienne dans le récit des Actes des apôtres (7,58). Faire condamner Jésus par les romains, c’est priver sa mort de toute portée religieuse, en le traitant comme un condamné de droit commun.

Alors Pilate rentra dans le prétoire ; il appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Judéens ? » Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou d’autres te l’ont-ils dit à mon sujet ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis judéen, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? » Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Judéens. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » Pilate lui dit : « Qu’est-ce que la vérité ? »

Dans l’évangile de Jean, la vérité, c’est Dieu lui-même que Jésus révèle comme le Père plein d’amour pour les humains (le résumé est un peu rapide, je l’admets, mais il cible l’essentiel). En posant cette question en présence de Jésus, Pilate ne se montre pas seulement sceptique ; il se rend ridicule aux yeux du lecteur de l’évangile.

Ayant dit cela, il sortit de nouveau à la rencontre des Judéens, et il leur déclara : « Moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. Mais, chez vous, c’est la coutume que je vous relâche quelqu’un pour la Pâque : voulez-vous donc que je vous relâche le roi des Judéens ? » Alors ils répliquèrent en criant : « Pas lui ! Mais Barabbas ! » Ce Barabbas était un bandit.

Bar-abbas, signifie en araméen « le fils du père ». La foule préfère donc le bandit fils du père au Fils du Père innocent. Si le mot « bandit » désigne ici un révolutionnaire (ce qui n’est pas impossible), la foule le préfère un anarchiste politique à celui qui annonce la vraie révolution : celle de la conversion du cœur.

Alors Pilate fit saisir Jésus pour qu’il soit flagellé. Les soldats tressèrent avec des épines une couronne qu’ils lui posèrent sur la tête ; puis ils le revêtirent d’un manteau pourpre. Ils s’avançaient vers lui et ils disaient : « Salut à toi, roi des Judéens ! » Et ils le giflaient.

La pourpre est la couleur des rois et de l’empereur. Jésus est donc affublé comme un roi, mais c’est par dérision. À nouveau, pour le lecteur du 4e évangile, l’ironie se retourne contre ceux qui se moquent de Jésus en lui donnant les apparences d’un roi d’opérette, ce qu’il est à leurs yeux. Car c’est bien le véritable « Roi des Judéens » qui est là devant eux. La même ironie sera perceptible dans la scène où il est question de l’inscription que Pilate fait placer sur la croix.

Pilate, de nouveau, sortit dehors et leur dit : « Voyez, je vous l’amène dehors pour que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » Jésus donc sortit dehors, portant la couronne d’épines et le manteau pourpre. Et Pilate leur déclara : « Voici l’homme. » Quand ils le virent, les grands prêtres et les gardes se mirent à crier : « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit: « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le, moi, je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » Ils lui répondirent : « Nous avons une Loi, et suivant la Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu. »

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Crédit photo : Lawrence Lew OP

En disant à la foule « Voici l’homme », Pilate entend répondre à l’accusation des Judéens qui veulent que Jésus soit condamné pour s’être dit « roi des Judéens » – une prétention que les soldats viennent précisément de tourner en ridicule. C’est comme s’il leur disait : « Voyez quel homme lamentable est ce type ! Vous croyez vraiment qu’il peut avoir des ambitions royales ? » Mais Jean utilise les mots du Romain pour dire autre chose : à ses yeux, Jésus est le seul « homme » selon le cœur de Dieu parce qu’il se livre par amour pour libérer ses frères du mal qui les aveugle et les rend injustes et violents. À nouveau, l’ironie est à l’œuvre : Pilate ne sait pas vraiment la portée véritable de ce qu’il proclame publiquement. Par ailleurs, en disant aux Judéens de crucifier Jésus eux-mêmes, il cherche apparemment à les envoyer paître pour s’ôter une épine du pied… La réponse des grands prêtres et des gardes est contradictoire avec ce qu’ils veulent. En demandant à Pilate de crucifier Jésus, ils ont pour but d’empêcher qu’on puisse le considérer comme un prophète ; mais quand le Romain leur dit de faire eux-mêmes la sale besogne, ils affirment que c’est pour un motif religieux (leur Loi !) que Jésus doit mourir, le titre « fils de Dieu » étant celui du roi en tant que personnalité sacrale, Messie.

Quand Pilate entendit ces paroles, il redoubla de crainte. Il rentra dans le prétoire, et dit à Jésus : « D’où es-tu ? » Jésus ne lui fit aucune réponse. Pilate lui dit alors : « Tu refuses de me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher, et pouvoir de te crucifier ? » Jésus répondit : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi si tu ne l’avais reçu d’en haut ; c’est pourquoi celui qui m’a livré à toi porte un péché plus grand. » Dès lors, Pilate cherchait à le relâcher ; mais des Judéens se mirent à crier : « Si tu le relâches, tu n’es pas un ami de l’empereur. Quiconque se fait roi s’oppose à l’empereur. »

En entendant ces paroles, Pilate amena Jésus au-dehors. Il le fit asseoir sur une estrade au lieu appelé le Dallage – en hébreu Gabbatha. C’était le jour de la Préparation de la Pâque, vers la 6e heure, environ midi. Pilate dit aux Judéens : « Voici votre roi. » Alors ils crièrent : « À mort ! À mort ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit : « Vais-je crucifier votre roi ? » Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons pas d’autre roi que l’empereur. »

Le mot « estrade » désigne le lieu où un juge se tient pour rendre sa sentence. Jean suggère donc que Jésus n’est pas en position d’accusé mais de juge. Face à lui, ses accusateurs se jugent eux-mêmes et se condamnent ! De plus, ils le font à une heure particulièrement solennelle, l’heure où l’on immole les agneaux dans le Temple pour célébrer la Pâque (la libération par Dieu) au cours de la nuit suivante. C’est à ce moment que Pilate lance sa seconde déclaration solennelle « Voici votre roi ». De nouveau, pour lui, c’est de la dérision (ou de la pitié), mais pour l’évangéliste, c’est la vérité. Jésus est le Roi des Judéens en tant que représentant de Dieu lui-même, l’unique vrai roi d’Israël. Face à cette déclaration, les grands prêtres – les plus hautes autorités religieuses du peuple – renient solennellement l’alliance : en proclamant « Nous n’avons pas d’autre roi que l’empereur », en effet, ils rejettent la souveraineté de Dieu, et ils s’assujettissent au pouvoir profane, un pouvoir au service de l’injustice et de la mort. Ces paroles les condamnent au nom même de la Loi dont ils se revendiquent

Alors, il leur livra Jésus pour qu’il soit crucifié. Ils se saisirent de Jésus. Et lui-même, portant sa croix, sortit en direction du lieu appelé Le Crâne (ou Calvaire), qui se dit en hébreu Golgotha. C’est là qu’ils le crucifièrent, et deux autres avec lui, un de chaque côté, et Jésus au milieu. Pilate avait rédigé un écriteau qu’il fit placer sur la croix ; il était écrit « Jésus le Nazaréen, roi des Judéens ». Beaucoup de Judéens lurent cet écriteau, parce que l’endroit où l’on avait crucifié Jésus était proche de la ville, et qu’il était écrit en hébreu, en latin et en grec. Alors les grands prêtres des Judéens dirent à Pilate : « N’écris pas : “Roi des Judéens” ; mais : “Cet homme a dit : Je suis le roi des Judéens.” » Pilate répondit : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit. »

De façon ironique à nouveau, la messianité de Jésus est réaffirmée de façon solennelle par quelqu’un qui n’y croit pas le moins du monde, Pilate. La proclamation est universelle, puisqu’elle est écrite respectivement dans la langue du peuple judéen, du pouvoir (il)légitime et de la culture internationale. Et alors que les grands prêtres tentent de rectifier l’inscription, Pilate persiste et signe, sans même soupçonner la vérité de ce qu’il a écrit.

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Crédit photo : Lawrence Lew OP

Les 5 dernières scènes du récit qui suivent le moment de la crucifixion comportent des allusions à l’Église qui « naît » de la mort de Jésus, signe de la fécondité de celle-ci. (1) L’Église est une, comme la tunique non déchirée de Jésus ; (2) la « mère » de Jésus figure l’Église confiée à tout disciple aimé de Jésus ; (3) en « remettant l’Esprit », c’est à l’Église que Jésus le donne ; (4) le sang et l’eau qui sortent de son côté transpercé symbolisent respectivement l’eucharistie (voir Jean 6,53-56) et le baptême (voir 3,5-8) ; (5) Nicodème est le « disciple » à qui Jésus a dit qu’il faut naître d’en haut, de l’Esprit (3,3) : quand il embaume Jésus, c’est l’Église qui prépare sa nouvelle naissance.

Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses habits ; ils en firent quatre parts, une pour chaque soldat. Ils prirent aussi la tunique ; c’était une tunique sans couture, tissée tout d’une pièce de haut en bas. Alors ils se dirent entre eux : « Ne la déchirons pas, désignons par le sort celui qui l’aura. » Ainsi s’accomplissait la parole de l’Écriture : Ils se sont partagé mes habits ; ils ont tiré au sort mon vêtement. C’est bien ce que firent les soldats.

La citation est tirée du Psaume 22,19 : dépouiller un être humain de ses vêtements et les prendre pour soi, c’est le priver définitivement de toute existence sociale. L’évangéliste qui, jusqu’ici, n’a guère fait d’allusions aux Écritures de l’Ancien Testament, les multiplie en fin de récit en insistant [souligné] sur leur accomplissement dans le récit de la mort de Jésus. Il signifie de cette façon que celle-ci est conforme au dessein de vie de Dieu.

Or, près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui.

Après cela, sachant que tout, désormais, était achevé pour que l’Écriture s’accomplisse jusqu’au bout, Jésus dit : « J’ai soif. » Il y avait là un récipient plein d’une boisson vinaigrée. On fixa donc une éponge remplie de ce vinaigre à une branche d’hysope, et on l’approcha de sa bouche. Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l’esprit / l’Esprit.

Comme c’était le jour de la Préparation, il ne fallait pas laisser les corps en croix durant le sabbat, d’autant plus que ce sabbat était le grand jour de la Pâque. Aussi les Judéens demandèrent à Pilate qu’on enlève les corps après leur avoir brisé les jambes. Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus. Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussi-tôt, il en sortit du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, et son témoignage est véridique ; et celui-là sait qu’il dit vrai afin que vous aussi, vous croyiez. Cela, en effet, arriva pour que s’accomplisse l’Écriture : Aucun de ses os ne sera brisé. Un autre passage de l’Écriture dit encore : Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé.

Trois détails à propos de ce paragraphe. Le mot « Préparation » est un terme technique désignant la veille de la Pâque juive qui, selon l’évangile de Jean, tombe un samedi (sabbat) cette année-là (d’où notre Vendredi-saint).

En brisant les jambes d’un crucifié, on l’empêche de s’appuyer sur ses pieds pour reprendre son souffle. La mort par asphyxie suit rapidement. Jean tire de cette pratique une autre façon de montrer que l’Écriture s’accomplit. À propos des os non brisés, il combine deux passages de l’Ancien Testament. Au Psaume 34,21, le fait de ne pas briser les os de l’innocent supplicié est le signe de la protection de Dieu ; ainsi, Jésus est le juste par excellence, qui reste sous la bienveillante protection de Dieu même une fois mort. En Exode 12,46, Moïse ordonne de ne pas briser les os de l’agneau pascal ; Jésus est le véritable agneau pascal, celui de la Pâque définitive qui est passage à la vie nouvelle.

Le dernier texte cité vient de Zacharie 12,10. Il vaut la peine de citer aussi le contexte où le prophète parle au nom du Seigneur (12,10–13,1 – en lettres romanes ce qui s’applique à Jésus et à sa mort féconde) : « Alors je déverserai sur la famille de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication, et ils tourneront les regards vers moi, celui qu’ils ont transpercé. Ils pleureront sur lui comme on pleure sur un fils unique [Jésus, fils unique du Père], ils pleureront amèrement sur lui comme on pleure sur un premier-né. Ce jour-là, le deuil sera grand à Jérusalem (…). Le pays sera dans le deuil (…). Ce jour-là, une source jaillira pour la famille de David et les habitants de Jérusalem, pour laver péché et souillure ».

Après cela, Joseph d’Arimathie, qui était disciple de Jésus mais en secret par crainte des Judéens, demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus. Et Pilate le permit. Joseph vint donc enlever le corps de Jésus. Nicodème – celui qui, au début, était venu trouver Jésus pendant la nuit – vint lui aussi ; il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès pesant environ 100 livres [32,7 kg]. Ils prirent donc le corps de Jésus, qu’ils lièrent de linges, en employant les aromates selon la coutume judéenne d’ensevelir les morts. À l’endroit où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin et, dans ce jardin, un tombeau neuf dans lequel on n’avait encore déposé personne. À cause de la Préparation de la Pâque, et comme ce tombeau était proche, c’est là qu’ils déposèrent Jésus.

Les détails de l’ensevelissement de Jésus – la quantité d’aromates, l’embaumement, le respect des rites, le tombeau neuf creusé dans la pierre – sont incompatibles avec un enterrement rapide. Ils correspondent, semble-t-il, à l’ensevelissement d’un roi – dernière confirmation de ce que Jésus est reconnu comme le véritable « Roi des Judéens » par les deux hommes qui l’ensevelissent, des disciples en secret.

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Crédit Photo : Lawrence Lew OP