Une communauté idéale (Ac 4,32-35)

La multitude de ceux qui étaient devenus croyants était un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que quelque chose de ses biens lui appartenait en propre, mais tout leur était commun. C’est avec une grande puissance que les apôtres rendaient témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus, et une grâce abondante était sur eux tous. Aucun parmi eux n’était dans l’indigence, car tous ceux qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient, et ils apportaient le montant de la vente pour le déposer aux pieds des apôtres ; puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun.

Avec les lectures du Temps pascal, privé de lectures d’Ancien Testament, j’entre en carême…

Au début des Actes des Apôtres – livre qui fait l’objet des premières lectures du temps de Pâques –, trois sommaires évoquent à grands traits la vie de la première communauté chrétienne de Jérusalem. C’est ici le deuxième de ces sommaires. Luc, l’auteur du livre, évoque surtout le partage des biens, en lien avec l’unité qui soude la jeune communauté autour de l’annonce de la résurrection par les apôtres. La puissance de cette proclamation est amplement illustrée par le récit qui précède (3,1–4,31) : la guérison d’un infirme par Pierre et Jean est l’occasion pour Pierre d’annoncer la résurrection de Jésus et d’inviter ses interlocuteurs à se convertir ; suite au succès de cette prédication, les deux apôtres sont arrêtés, nouvelle occasion pour eux de rendre témoignage à Jésus.

Dans le passage retenu pour ce dimanche, la description de la façon dont les croyants mettent leurs biens en commun encadre cette évocation du témoignage des apôtres. Elle a quelque chose d’irréaliste. L’idéalisation de cette pratique dans la primitive Église est une manière de suggérer un horizon vers lequel une communauté chrétienne devrait tendre pour être vraiment fraternelle. En réalité, cette question des biens matériels fait l’objet de deux considérations un peu différentes. La première est la communauté de biens décrite au début du texte. Telle qu’elle est présentée, elle fait penser à une famille affectivement et spirituellement unie (cœur et âme), au sein de laquelle nul ne songe à s’approprier, à son propre avantage, ce qui est utile au bien de tous. La mise en commun des biens y est le signe de la confiance mutuelle qui unit les personnes, dans la conscience que le bien de tous dépend du bien de chacun.

La fin du passage évoque un autre aspect de la gestion des biens : la solidarité avec les indigents, le souci des pauvres. De même que les Douze ont laissé tout ce qui leur appartenait pour suivre Jésus (cf. Lc 18,28), de même les disciples qui les rejoignent dans la foi nouvelle : ceux d’entre eux qui disposent de biens matériels se défont de ceux-ci, pour que chacun puisse disposer de ce dont il a besoin pour vivre, conformément à la parole de Jésus : « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple » (Lc 14,33). Ici, il ne s’agit donc plus de vivre un esprit de famille, mais de chercher à abolir les inégalités qui, vécues comme des injustices, menaceraient la fraternité. Plus profondément, il s’agit d’adopter une échelle de valeurs, selon laquelle la solidarité communautaire prime sur le désir de posséder. La pratique qui en découle est, pour les riches, l’inverse de la convoitise qui pousse à accaparer.

Cela dit, il s’agit bien d’un idéal. La suite du récit l’illustre immédiatement. Après avoir mentionné l’exemple d’un lévite chypriote qui vend son champ et en remet le prix aux apôtres (Ac 4,36-37), le récit s’attarde sur un contre-exemple terrible. Suffisamment terrible pour qu’on ne lise jamais cet épisode dans les églises (pas même aux messes de semaine !). Un couple, Ananias et Saphira, vendent une propriété et retiennent une partie du prix pour eux, tout en feignant d’amener l’intégralité de la somme aux apôtres. Accusé par Pierre de men-songe aggravé (mentir à l’Esprit saint !), Ananias s’écroule à terre. Mort. Un peu plus tard, Saphi-ra vient aux nouvelles. Pierre lui tend un piège pour la pousser à mentir à son tour, puis lui an-nonce que ceux qui viennent d’enterrer son mari arrivent : à son tour de finir en terre… Alors, « il y eut une grande peur sur toute l’église et sur tous ceux qui entendirent cela » (Ac 5,1-11). Dans le livre des Actes, c’est la toute première fois que le mot ekklèsia, « église », apparaît pour désigner le rassemblement des croyants. L’Église prendrait-elle racine dans la peur inspi-rée par ses autorités ?

La signification centrale du récit d’Ananias et Saphira est correcte : la convoitise hypocritement dissimulée est mortifère, et en tout cas, elle ne peut que porter préjudice à un groupe tout entier. Au moyen de cet exemple négatif, Luc invite au partage et à la sincérité qui édifient la communauté chrétienne dans la solidarité et la confiance. Mais, pourquoi cette anecdote ne pourrait-elle porter aussi un message caché dénonçant une façon non fraternelle de gouverner « l’église » (ou les communautés chrétiennes) ? L’actualité ne l’a que trop illustré : le pouvoir des autorités ecclésiales n'est pas exempt d’abus de toutes sortes, dûment justifiés par une théologie sur mesure.


Le Ressuscité et la mission des disciples (Jn 20,19-31)

Le soir venu, en ce jour, le premier de la semaine, alors que les portes du lieu où les disciples se trouvaient étaient verrouillées par crainte des Judéens, Jésus vint, et il était au milieu d’eux. Il leur dit : « Paix à vous ! » Après cette parole, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur. Jésus leur dit de nouveau : « Paix à vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. » Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit saint. À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis ; à qui vous maintiendrez ses péchés, ils seront maintenus. » Or, l’un des Douze, Thomas, appelé Jumeau, n’était pas avec eux quand il était venu. Les autres disciples lui disaient : « Nous avons vu le Seigneur ! » Mais il leur dit: « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas ! » Huit jours plus tard, les disciples étaient de nouveau dans la maison et Thomas était avec eux. Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées et il était au milieu d’eux. Il dit : «Paix à vous !» Puis il dit à Thomas : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant. » Alors Thomas lui dit : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Jésus lui dit : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et croient. »

Il y a encore beaucoup d’autres signes que Jésus a faits en présence des disciples et qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-là ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom.

Comme pour les chapitres sur l’enfance de Jésus chez Matthieu et Luc, les récits sur la ré-surrection de Jésus varient beaucoup d’un évangile à l’autre. Ces récits sont de trois types : dé-couverte du tombeau vide par des femmes ; apparition(s) à des individus ; apparition aux onze disciples avec envoi en mission. Dans ce cadre similaire, les contenus divergent. C’est que, lorsqu’il s’agit de raconter la résurrection, les évangélistes (à la suite des premiers témoins, sans doute) sont confrontés aux limites du langage humain. Ils doivent pour ainsi dire inventer des façons de dire l’indicible – comme voir à nouveau un mort qui se montre vivant. C’est sans doute la raison pour laquelle chaque évangéliste y va de ses propres histoires.

Après la découverte du tombeau vide par Pierre et le disciple bien-aimé (Jn 20,1-10), puis la rencontre de Marie de Magdala avec celui qu’elle prend pour le jardinier (v. 11-18), Jean relate l’apparition aux disciples. La venue de Jésus est décrite deux fois de la même façon. Les portes étant verrouillées, il entre et se tient au milieu des disciples. Les deux fois, il leur dit : « Paix à vous », vous qui avez peur de ceux qui ont mis votre maître à mort. Les plaies de la passion donnent ensuite aux disciples d’identifier clairement celui qui a surgi à l’improviste. Jésus les montre à tous la première fois ; il les donne à toucher à Thomas la seconde fois. Ces gestes amènent les Dix à le reconnaître avec joie, et Thomas à confesser solennellement que Jésus est Seigneur et Dieu.

Mais pourquoi raconter ces choses deux fois, alors que Matthieu et Luc ne le font pas dans leurs récits des apparitions aux disciples ? Le but de Jean est peut-être de suggérer que l’apparition n’est pas une hallucination, mais que, même si l’expérience est indicible, elle n'en est pas moins réelle. Une seule apparition pourrait être une illusion. Une seconde, huit jours plus tard, ne peut plus l’être. Que la chose soit incroyable, c’est sûr : l’exemple de Thomas est précisément là pour le souligner. Devant le témoignage unanime des autres, il refuse de croire. Ils ont seulement « vu ». Et si c’était un fantôme ? Lui, il veut toucher les signes permettant d’identifier le Crucifié, mettre le doigt, la main dedans ! Certes, il ne le fera pas, mais ce ne sera pas parce que Jésus le lui aura refusé. Car alors qu’il n’était pas là quand Thomas parlait aux autres, le Ressuscité l’invite à poser les gestes qu’il a exigés comme condition de sa foi.

Tout cela est évidemment destiné au lecteur visé par la dernière phrase que Jean prête à Jésus : « Heureux quiconque n’a pas vu et croit ». Invitation à s’en remettre au témoignage des apôtres dont le récit a montré qu’il s’appuie sur une expérience authentique de rencontre avec le Crucifié vivant. Nul ne peut croire s’il ne se fie d’abord à la parole d’un frère ou d’une sœur, au témoignage de la parole biblique. La foi en l’Autre passe par la confiance en l’autre.

La mission qui fait des disciples des témoins du ressuscité s’enracine dans l’expérience de la rencontre de Jésus, que Jean évoque à sa manière par ce récit. Dans le 4e évangile, celui qui a l’initiative de l’envoi, c’est Dieu, « le Père » qui a envoyé son Fils pour que tout être humain puisse avoir la vie en abondance. À présent la mission du Fils se prolonge dans celle de ceux qui croient, à commencer par les disciples. L’Esprit qui était descendu sur lui au commencement (Jean 1,32-33 ; 3,34), Jésus le transmet comme il l’a annoncé à diverses reprises (7,37-39 ; 14,26 ; 15,26 ; 16,1). Cette transmission, il l’a réalisée au moment de sa mort (19,30 : « inclinant la tête, il transmit l’Esprit »). À présent, il invite les disciples à le recevoir après avoir « insufflé » (tout court), un verbe que la Bible grecque emploie pour dire que le Créateur communique son souffle à l’être humain (Genèse 2,7, voir Sagesse 15,11), puis aux ossements desséchés pour qu’ils vivent (Ézéchiel 37,9). Ainsi, le don de l’Esprit fait des disciples des créatures nouvelles.

Par ailleurs, cet Esprit est associé par Jean au pardon des péchés, caractéristique de la nouvelle alliance, selon Jérémie (31,31-34). J’ai toutefois un problème avec la version liturgique d’une parole de Jésus. Traduite littéralement, elle donne : « Ceux de qui vous pardonnerez les fautes, elles leur seront pardonnées, mais ceux de qui vous les dominerez, elles seront dominées ». Pour le pardon, le verbe est clair : il s’agit de laisser aller les fautes, d’en acquitter le coupable. La suite se présente différemment. Le verbe grec krateô signifie, en effet, être fort, dominer, prévaloir, saisir, contrôler. En ce sens, Jésus ne donne pas aux disciples le pouvoir de maintenir le pécheur dans sa faute. Il les invite à recourir à la force de l’Esprit pour maîtriser le mal qui assaille le pécheur lorsque le pardon est impuissant à lui donner la paix, à faire prévaloir le bien sur le mal pour que la vie soit la plus forte.