Chez les chrétiens d’Orient, l’Épiphanie est une fête plus importante que Noël. En effet, la naissance de Jésus (racontée par Luc) a quelque chose d’intime, de secret : seuls les bergers sont informés de l’événement. En racontant la visite des mages à Bethléem, Matthieu choisit de mettre en évidence l’impact historique de cette naissance : elle est la manifestation du Christ roi au monde entier, représenté par ces personnages « venus d’Orient ».
Epiphanie A-B-C
« Toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps,
au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus »
(Paul aux Éphésiens 3,5-6)
Une lumière inattendue (Isaïe 60, 1-6)
Debout, Jérusalem, resplendis ! Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Voici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples. Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît. Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux alentour, et regarde : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ; tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche. Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera. Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi ; vers toi viendront les richesses des nations. En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Ma-diane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.
Cet oracle tiré de la finale du livre d’Isaïe évoque le retour à Jérusalem des Israélites déportés un peu partout, principalement en Babylonie. Il est adressé à la Ville elle-même. Le prophète lui annonce que le temps de sa renaissance est arrivé : elle va bientôt voir poindre un jour nouveau resplendissant de lumière, signe de la « gloire » du Seigneur, du poids qui est le sien dans l’histoire des humains. Cette lumière éclatera au point de plonger le reste du monde dans l’obscurité, de sorte que tous seront attirés vers elle. Parmi eux, en priorité, ceux que, en s’adressant à Jérusalem, le prophète nomme « tes fils et tes filles ». Le retour en grâce du peuple qui a été châtié pour ses fautes permet à tous ses membres de quitter les ténèbres de leur exil et de rentrer au pays. Ils amènent avec eux les richesses des nations et entraînent des représentants de celles-ci dans ce nouvel « exode » vers le pays où les attend le Dieu sauveur. Ils apportent avec eux leurs trésors, dont l’or et l’encens, en signe de reconnaissance de la royauté du Seigneur. Cet oracle a probablement été retenu pour la fête de l’Épiphanie en raison de son insistance sur la lumière comme signe du salut de Dieu : elle peut être comprise en effet comme annonciatrice de l’astre qui, selon Matthieu, se lève à l’Orient, du côté du soleil levant.
Des extraits du Psaume 72 (les v. 1-2, 7-8 et 10-13) sont proposés en méditation après cette lecture. Deux phrases en particulier entrent en écho avec le texte d’Isaïe (soulignées ci-dessous). Le poème évoque le personnage de Salomon : le psalmiste demande à Dieu d’assurer son pouvoir de sorte qu’il puisse régner avec justice. Dans une relecture chrétienne, ces mots sont compris comme évoquant celui qui, tout comme Salomon le fils de David (voir 1 Rois 1), a reçu l’onction royale de la part de Dieu. Cela prépare le récit que Matthieu consacre à la visite des mages, où il entend affirmer la royauté de Jésus dès sa venue au monde.
Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice.
Qu’il gouverne ton peuple avec justice, qu’il fasse droit aux malheureux !
En ces jours-là, fleurira la justice, grande paix jusqu’à la fin des lunes !
Qu’il domine de la mer à la mer, et du Fleuve jusqu’au bout de la terre !
Les rois de Tarsis et des îles apporteront des présents.
Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront.
Il délivrera le pauvre qui appelle et le malheureux sans recours.
Il aura souci du faible et du pauvre, du pauvre dont il sauve la vie.
Un roi diversement accueilli (Matthieu 2, 1-12)
Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et dirent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? En effet, nous avons vu son astre à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui. » En apprenant cela, le roi Hé-rode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ. Ils lui répondirent : « À Bethléem de Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un guide, qui sera le berger de mon peuple Israël. » Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser le temps où l’astre était apparu ; puis, en les envoyant à Bethléem, il leur dit : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant. Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer de sorte que je puisse, moi aussi, aller me prosterner devant lui. » Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici que l’astre qu’ils avaient vu à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’il vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant. En voyant l’astre, ils se réjouirent d’une très grande joie et, entrés dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; tombant alors (à ses pieds), ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets et lui offrirent leurs dons : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Puis, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, c’est par un autre chemin qu’ils regagnèrent leur pays.
Comme le reste des « évangiles de l’enfance » de Matthieu et de Luc, ce célèbre récit est une fiction inspirée de l’Ancien Testament (un midrash). Il évoque différentes façons de se situer face à la venue du Christ Jésus dans le monde. Ce dernier y est présenté comme « le roi des Juifs », une expression qui ne sera plus utilisée par Matthieu que dans son récit de la Passion (chap. 27, v. 11, 29 et 37). (Soit dit en passant, il est frappant que, dans cet évangile, Jésus n’est nommé roi que dans deux situations où aucun regard humain ne lui reconnaîtrait cette qualité royale : ici, c’est un enfant à peine né ; dans le contexte de la passion, c’est un repris de justice condamné à mort.) Ce statut de souverain de Jésus est souligné de diverses façons dans le récit. Les premiers mots des mages le disent : c’est « le roi des Juifs » qu’ils cherchent. Et lorsqu’ils se renseignent sur lui, ils demandent où doit naître le Christ, c’est-à-dire le Messie, le roi d’Israël. C’est aussi ce que souligne le texte du prophète Michée que les autorités religieuses citent en réponse à la question d’Hérode : Bethléem est la ville d’où le roi David est originaire, et pour le prophète, c’est de là aussi que viendra un guide, un leader, qui sera le « berger » du peuple de Dieu – une métaphore pour parler de David et du « fils de David » qui doit venir un jour pour ramener Israël vers son dieu.
La tradition populaire parle de « rois-mages » à propos de ces sages qui représentent sans doute l’élite du monde non juif ; le 6 janvier, c’est même « la « fête des Rois », avec sa galette et son inévi-table couronne. Pourtant, dans le contexte du récit de Matthieu, les mages ne sont pas présentés comme tels. C’est la tradition postérieure qui, à partir du 3e siècle, voit en eux des rois, sans doute par association avec le Ps 72,10 (« Les rois de Tarsis et des îles apporteront des présents. »), de même que l’on commence à parler de trois mages, probablement en raison du nombre de cadeaux mentionnés par Matthieu. Mais dans la logique de ce dernier, parler de « rois » mages serait un contre-sens. Le seul roi de cette scène, c’est Jésus, en effet. Même Hérode finit par perdre ce titre, puisqu’à la fin du récit, il n’est plus appelé « le roi Hérode » comme au début, mais est cité simplement par son nom.
Mais revenons à la qualité royale du nouveau-né de Bethléem. Parmi les signes de sa royauté, il y a aussi l’étoile. Matthieu est allé la chercher dans le livre des Nombres. Au chapitre 24 de ce livre, un prophète païen, Balaam, parlant sous l’emprise de l’esprit du dieu d’Israël, dit ceci : « Je le vois, mais pas pour maintenant ; je le contemple, mais pas de près : un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël. […] Celui qui sort de Jacob exerce la souveraineté… » (v. 17a et 19a). Dans le monde juif de l’époque, ce passage énigmatique était interprété comme parlant de la venue du Messie qui, en rem-portant la victoire sur les ennemis, libérerait son peuple à tout jamais. Quant aux dons offerts par les mages, ce ne sont pas précisément des cadeaux que l’on apporte à un enfant. Ils conviennent plutôt à un roi, et viennent eux aussi de l’Ancien Testament (si je puis dire), plus précisément du texte d’Isaïe retenu comme première lecture. Bref, dans cette page de Matthieu, l’enfant Jésus est clairement présenté comme le Roi en qui les Écritures s’accomplissent.
La venue de ce roi provoque des réactions très différentes. Les mages servent en réalité de révélateurs de la réaction des puissants (Hérode) et des élites religieuses (grands prêtres et connaisseurs des Écritures). Sur un signe qu’ils ont compris correctement, ils ont entrepris un long voyage et ils veulent aller jusqu’au bout de ce projet. Ils sont pleins de joie lorsque l’astre les guide à nouveau quand ils sortent de Jérusalem. Ils reconnaissent en Jésus le roi qu’ils cherchent, ils se prosternent et lui offrent des dons précieux, bien qu’il habite une simple maison (pas question de crèche chez Matthieu) ; enfin, ils écoutent Celui qui, dans un rêve, leur enjoint de ne pas repasser chez Hérode comme ce dernier le leur a demandé. Ils préfèrent obéir à l’ordre reçu de celui qui parle au moyen des songes, Dieu, plutôt qu’à l’ordre retors qui enlève à Hérode sa qualité de « roi », comme je l’ai souligné. Bref, dans la figure des mages, c’est la parole du prophète Isaïe qui se réalise : les nations marchent à la lumière de Dieu.
Il n’en va pas de même du côté des habitants de Judée, à commencer par Hérode. En entendant parler de cet autre « roi », il est troublé, une réaction partagée par « tout Jérusalem ». Chez Hérode, ce trouble se traduit par de l’inquiétude. Alors, comme les mages, il mène son enquête : auprès des autorités religieuses, il cherche à savoir « où ? » ; aux mages, il demande : « quand ? ». Il exige des renseignements précis et prie dès lors ces étrangers de les lui fournir, leur faisant croire qu’il souhaite suivre leurs traces et aller à son tour s’incliner devant l’enfant roi. Le fait d’agir en secret indique pourtant qu’il a des choses à cacher, une idée derrière la tête. On la découvrira un peu plus loin quand il enverra ses soldats massacrer les enfants de Bethléem dans le but de tuer le seul enfant qui importe, le rival potentiel promis à la royauté (2,16-18). A posteriori, on perçoit la fourberie du roi : il utilise les mages qui veulent honorer « le roi des Juifs » pour éliminer précisément l’enfant qu’ils cherchent. Pour eux, Jésus est le roi ; pour lui, une menace intolérable. Derrière Hérode, c’est l’image du pharaon de l’Exode qui se profile, lui qui fait mourir les garçons des Israélites parce qu’il a peur de ces étrangers qui résident dans son pays. Jésus lui échappera (en allant en Égypte !), tout comme Moïse échappa au pharaon avant de devenir le pasteur d’Israël.
À côté du roi, il y a les autorités religieuses que le roi a interpellées. Elles se contentent d’obéir, à la différence de ce que feront les mages : Hérode demande-t-il une information ? Ils la lui donnent. Ce sont des gens qui connaissent les Écritures et citent les prophètes. Mais ils ne posent pas de question, ne se demandent pas pourquoi on les consulte sur ce point. Leur savoir semble leur suffire. Ils sont bien différents des mages qui, à la vue d’un astre à son lever, se sont mis en route à la recherche de la source de cette lumière, et qui éprouvent de la joie en s’en approchant. Ainsi, les grands prêtres et les spécialistes des Écritures restent en retrait, sans réaction, eux qui devraient être les premiers à se sentir concernés par ce que disent les mages.
Ce petit épisode bien connu anticipe en réalité plusieurs éléments déterminants de la suite de l’évangile de Matthieu. Jésus y sera présenté comme Christ (16,16 ; 26,63-64), roi d’Israël (21,5), fils de David (21,9 ; voir déjà 1,1). Mais il le sera d’une façon inattendue – comme dans l’humilité de la maison de Bethléem où se trouve l’enfant cherché par les mages. C’est par sa parole qu’il se montrera le pasteur de son peuple (9,36). Il ne sera pas un guerrier comme David ou comme le roi annoncé par Balaam. Il sera plutôt le Seigneur qu’évoque la scène du « jugement dernier » (25,31-46), solidaire des pauvres, des petits, des laissés pour compte. Ce roi sera mis à mort par les puissants qui, comme Hé-rode, le considèrent comme une menace pour leur pouvoir. Les autorités religieuses de Jérusalem ne reconnaîtront pas en lui celui dont parlent leurs Écritures. Ils s’opposeront plutôt à lui (par ex. 9,38 ; 12,1 ; 22,15…), jusqu’à le faire arrêter (26,1-4.14-16.47-50), à le condamner (26,59-68) et à le livrer au pouvoir politique (27,1-2). Ainsi, ce qu’Hérode projette mais ne peut réaliser au temps de la visite des mages se réalise à la fin du récit évangélique, car c’est bien comme « roi des Juifs » que Jésus meurt, comme l’indique l’inscription de la croix (27,37). Seuls des « païens » comme les mages sauront reconnaître Jésus : la femme de Pilate qui le voit comme un homme juste (27,19) et le centurion qui, au pied de la croix, reconnaît en lui le « fils de Dieu » (27,54). Quant aux dernières paroles de Jésus dans cet évangile, elles seront pour affirmer qu’il a reçu (de Dieu) tout pouvoir et pour enjoindre à ses disciples de partir enseigner toutes les nations (28,18-20).
Ainsi, par le récit de la visite des mages, Matthieu prépare le lecteur à l’histoire qu’il va lui raconter. En même temps, en construisant son opposition entre les mages chercheurs de lumière et les autres personnages importants, il invite le lecteur à s’identifier aux premiers et à devenir à leur tour des chercheurs de Dieu, capables de reconnaître en Jésus celui par qui il vient inaugurer son règne.
Crédit photos : Lawrence Lew op