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Répertoire
André Wénin
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Sainte-Famille

« Heureux les habitants de ta maison :
ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur ! »

(Psaume 84,5-6)

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Anne et Samuel (1er livre de Samuel 1,19a-28)

Elkana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Au retour de l’année, Anne tomba enceinte et elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur ». Elkana, le mari, monta [au sanctuaire] avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et [accomplir] son vœu. Mais Anne n’y monta pas. Elle avait dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté devant le Seigneur, et il restera là pour toujours. » Et Elkana son mari lui avait dit : « Fais ce qui est bien à tes yeux : reste jusqu’à ce que tu l’aies sevré. Que seulement le Seigneur fasse lever sa parole ». Et la femme resta et elle allaita son fils jusqu’à ce qu’elle l’ait sevré. Lorsqu’elle l’eut sevré, sa mère, le fit monter avec elle, avec un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin, et elle l’introduisit dans la maison du Seigneur, à Silo. Et bien que le garçon soit encore tout jeune, ils offrirent le taureau en sacrifice, et introduisirent le garçon auprès d’Éli [le prêtre]. Anne lui dit alors : « De grâce, Monseigneur ! Aussi vrai que tu es vivant, Monseigneur, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi en train de prier le Seigneur. C’est pour ce garçon que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur tous les jours (de sa vie), car il a été demandé pour le Seigneur. » Et il [Éli] se prosterna devant le Seigneur.

Une scène de vie familiale. Amputée par notre cher censeur. Selon le texte liturgique, en effet, tout commence par la conception et la naissance d’un enfant. Alors que dans le texte biblique, tout commence par une scène de ménage ! (On comprend pourquoi le censeur a sorti ses ciseaux !) Lors du pèlerinage annuel au sanctuaire de Silo, un conflit qui dure depuis un certain temps déjà s’envenime. Il faut savoir qu’Elkana a une autre femme à côté d’Anne. La coépouse, nommée Peninna, a eu plusieurs enfants, alors qu’Anne reste stérile. Mais Elkana préfère Anne à Peninna qui prend plaisir à irriter sa rivale… Ce jour-là, à Silo, Anne est tellement excédée qu’elle refuse de partager le repas par lequel s’achève le rite du sacrifice, et elle se met à pleurer. Aux petits soins, Elkana cherche à la consoler : « Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi ne manges-tu pas ? Pourquoi ton cœur est-il triste ? Est-ce que je ne vaux pas mieux pour toi que dix fils ? » Quel beau mari ! Penser qu’il peut combler sa femme à lui tout seul, qu’il peut remplacer les fils qu’elle n’a pas – alors que cela fait son malheur à elle ! Mais au fond, n’est-ce pas plutôt lui qui est comblé par cette femme qui n’a que lui à aimer ? Et si c’est bien pour lui, c’est bien aussi pour elle, non ? (Un de ces détails qui montrent combien l’Ancien Testament est totalement obsolète… d’où l’emploi des ciseaux.)

Croyant sincèrement consoler Anne et adoucir sa blessure, Elkana ne fait que retourner le fer dans la plaie. J’imagine son air stupéfait quand, sans un mot, Anne se lève de table à la fin du repas et s’éloigne. En réalité, elle va déverser son amertume devant le Seigneur. Elle se répand en prière et fait un vœu (qu’elle évoque en parlant au prêtre Éli, à la fin de la lecture) : « Seigneur de l’univers, si tu voulais regarder l’humiliation de ta servante, te souvenir de moi et ne pas oublier ta servante ! Si tu donnes à ta servante une descendance d’hommes, je le donnerai au Seigneur tous les jours de sa vie, et le rasoir ne passera jamais sur sa tête. » Au terme d’une vive altercation avec Éli qui la prend pour une femme ivre, celui-ci la rassure. Sans même savoir ce qu’elle a demandé à Dieu, il lui dit : « Le Dieu d’Israël te donnera la demande que tu lui as demandée » (littéralement). Anne en est toute transformée. Et le nom qu’elle donnera à son fils – qui joue précisément sur le verbe « demander » – rappellera l’heureuse issue de cette histoire.

La famille au sein de laquelle Samuel voit le jour n’est donc pas vraiment une « sainte famille ». Pourtant, la suite est différente. Lorsqu’elle a prié le Seigneur pour un fils, Anne ne l’a pas demandé pour elle-même, mais pour pouvoir le donner en retour. Pour elle, l’enfant n’est pas donc là pour combler le manque de sa mère. C’est d’ailleurs lorsque, conformément à son vœu, elle l’aura donné en l’amenant au sanctuaire, qu’elle se dira comblée : dès que le prêtre Éli s’est prosterné pour manifester qu’il accepte le petit enfant qu’elle lui amène, elle entonne un chant de reconnaissance. En effet, en résumant son histoire, Anne lui a expliqué que telle est la volonté du Seigneur. Bien entendu, pour que Samuel puisse rester à Silo, il fallait qu’il soit sevré – une période d’environ 3 ans après la naissance. Mais même cette assez longue période de grande intimité avec son fils n’a pas détourné Anne de l’idée d’accomplir son vœu. En cela, le récit dit quelque chose d’essentiel sur la famille : un enfant n’est pas pour ses parents. C’est l’inverse qui est vrai. En amenant son fils au Seigneur en compagnie de son mari, Anne pose un acte symbolique fort : elle signifie, en effet, que son fils n’est pas pour eux, qu’ils n’ont pas à faire de lui l’otage de leur désir ou de leurs rêves. Il est pour le Seigneur, ce dieu qui veut que chacun vive la vie qui lui est propre.

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« Chez mon père » (Luc 2,41-52)

Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, l’enfant Jésus resta à Jérusalem sans que ses parents le sachent. Pensant qu’il était dans le groupe (des pèlerins), ils firent une journée de chemin et ils le cherchaient parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher. Après trois jours, ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs (de la Loi) : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’écoutaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent submergés d’émotion, et sa mère lui dit : « Enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous me cherchiez ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être dans ce qui est à mon père ? » Et ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. Il descendit avec eux et alla à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait tous ces choses dans son cœur. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, auprès de Dieu et des hommes

Arrivé à l’âge de la barmitsva et donc soumis désormais à la Loi, Jésus accompagne ses parents dans leur pèlerinage à Jérusalem où la fête de la Pâque doit être célébrée, selon Deutéronome 16,5. Mais le récit de la célébration n’est même pas ébauché. Ce qui intéresse l’évangéliste vient ensuite, en effet : Jésus « l’enfant » – donc toujours soumis à l’autorité de son père – reste à Jérusalem à l’insu de ses parents. Transgressant la règle, il les oblige à le chercher, auprès de leurs familiers et connaissances d’abord, à Jérusalem ensuite, où ils finissent par le trouver. Évidemment, il est dans le temple où, avec les « enseignants » étonnés, il débat au sujet de la Loi. C’est alors que sa mère l’interpelle, bouleversée : sans toi « enfant », « ton père et moi » sommes perdus, angoissés. Mais la réponse fuse : « C’est dans ce qui est à mon père qu’il me faut être ». Incompréhension : le vrai père n’est-il pas là, derrière la mère ? Non : le vrai père, c’est celui qui, en autorisant le fils à se soustraire aux liens du sang, l’ouvre à son propre monde ; celui qui donne à l’enfant de quitter le microcosme familier où il a grandi, pour vivre sa propre aventure ; celui qui permet à la personne de s’affirmer, libre des désirs et des angoisses de ses parents.

Cette attitude que Luc prête au Jésus de douze ans dans la fiction midrashique des deux premiers chapitres de son livre est en profonde continuité avec le Jésus adulte tel que les évangiles le racontent. Chez Luc, la mère cherchera Jésus une seconde fois : « La mère et les frères de Jésus (tiens ! on les oublie toujours ces frères quand on parle de la Sainte famille !) viennent vers lui, mais ils ne pouvaient pas le rencontrer à cause de la foule. On lui annonce : “Ta mère et tes frères se trouvent dehors et ils veulent te voir”. Mais il répondit : “Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique”. » (Luc 8,19-21). Matthieu n’a pas la scène racontée par Luc à propos de l’enfant Jésus, mais il s’en rapproche dans le passage parallèle à celui que je viens de citer : quand il apprend que sa mère et ses frères le cherchent, Jésus désigne ceux qui l’écoutent comme étant sa mère et ses frères. Il se réfère alors à son père en disant : « Quiconque fait la volonté de mon Père céleste, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. » (Matthieu 12,46-50). Marc est encore moins complexé : il explique que si la mère et les frères de Jésus le cherchent, c’est parce qu’ils se disent qu’il a perdu la tête, et qu’ils entendent bien le ramener à la m/raison (Marc 3,20-21). On comprend alors pourquoi, par exemple, Jésus approuvera ses disciples d’avoir laissé leur famille derrière eux pour le suivre (Luc 18,28-30).

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Crédits photos : op.org & Lawrence Lew OP