Pour ce commentaire, j’inverse les lectures pour respecter l’ordre de l’œuvre de Luc (évangile – Actes des Apôtres). À la fin de son discours, Jésus, dans l’évangile, invite les Onze apôtres à témoigner de la résurrection de Jésus… et c’est ce que Pierre fait dans le récit des Actes.
Luc raconte l’apparition aux disciples (Luc 24,33.35-48)
Les disciples [qui rentraient d’Emmaüs] […] racontaient [aux onze Apôtres et à leurs compagnons] ce qui s’était passé sur la route, et comment le Seigneur s’était fait connaître à eux par la fraction du pain. Comme ils en parlaient encore, lui-même se tint au milieu d’eux, et leur dit : « Paix à vous ! » Saisis de frayeur et d’épouvante, ils croyaient voir un esprit. Jésus leur dit : « Qu’avez-vous à être troublés ? Et pourquoi ces pensées qui montent à votre cœur ? Voyez mes mains et mes pieds : c’est bien moi ! Touchez-moi et voyez : un esprit n’a pas de chair ni d’os comme vous constatez que j’en ai. » Après cette parole, il leur montra ses mains et ses pieds. Tandis que, dans leur joie, ils n’y croyaient pas et restaient étonnés, il leur dit : « Avez-vous ici quelque chose à manger ? » Ils lui présentèrent une part de poisson grillé : il le prit devant eux et mangea. Puis il leur dit : « Voici les paroles que je vous ai adressées quand j’étais encore avec vous : “Il faut que soit accompli tout ce qui a été écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.” » Alors il ouvrit leur intelligence pour qu’ils com-prennent les Écritures. Il leur dit : « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il se relèverait d’entre les morts le troisième jour, et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem. À vous d’en être les témoins. »
Dimanche dernier (2e de Pâques B), on lisait le récit de l’apparition de Jésus aux Onze dans le 4e évangile. Cette semaine, c’est la version de Luc. Elle croise celle de Jean sur plus d’un point, mais les insistances sont assez différentes. Les deux récits partagent en tout cas une même préoccupation : celle de montrer que Jésus est ressuscité avec son corps, ce qui pouvait être vu comme une absurdité par des gens de mentalité grecque, déjà réticents à l’idée même de résurrection des morts (voir 1 Corinthiens 15,12 et Actes 17,32). Comme chez Jean, Jésus se présente de façon inattendue. Luc prête alors aux disciples l’idée qu’ils voient un fantôme, éprouvant la terreur qu’une telle apparition produit immanquablement (ce qu’un grec pensera spontanément). Mais Jésus s’identifie : il exhibe ses mains et ses pieds de chair et d’os. Enfin, il demande à manger du poisson sous leurs yeux. Or, seul un être corporel peut manger… Ressuscité, Jésus n’est donc pas une illusion : il est bien là, en personne.
Parallèlement à ces signes de la présence de Jésus, l’insistance sur la difficulté de croire chez les témoins de l’apparition est, pour Luc, une autre façon de rencontrer la difficulté des lecteurs. Comme je vous comprends, semble-t-il leur dire : même les disciples ont eu de la peine à croire. Pourtant, ils venaient d’entendre le récit des disciples d’Emmaüs, et eux-mêmes leur avaient à peine dit : « Réellement, le Seigneur a été réveillé : il est apparu à Simon » (24,34 – verset « oublié » par le censeur qui, en remixant complètement le début de la lecture, l’aura jugé inutile ). Malgré cela, ils ont pensé voir un fantôme. Quand Jésus a montré ses membres meurtris par la crucifixion, la joie a remplacé l’épouvante, mais les disciples n’en ont toujours pas cru leurs yeux… Pourtant, en le voyant manger ils ont dû se rendre à l’évidence (voir Actes 10,41) ! C’est ainsi que Luc invite lectrices et lecteurs à adhérer au témoignage apostolique, aussi incroyable soit-il.
Établir la réalité d’un fait et en donner l’explication sont deux choses différentes. La seconde est cependant la plus importante. Comment se fait-il que Jésus soit là, au milieu d’eux, et leur parle ? Seules les Écritures – c’est-à-dire l’Ancien Testament – peuvent fournir la clé. Pas les Écritures en tant que telles, mais relues à la lumière de ce que Jésus a vécu, ce Jésus dont le relèvement de chez les morts manifeste qu’il est le Messie de Dieu. C’est à cette lumière que la Loi (Moïse), les Prophètes et les autres Écrits (les Psaumes) trouvent leur véritable signification.
Ainsi, les souffrances du Messie de Dieu se comprennent quand on relit l’aventure de Joseph vendu comme esclave, mis en prison, mais élevé et devenu sauveur de l’Égypte et de ses frères (Genèse 37–50) ; quand on se souvient de la persécution endurée par le prophète Jérémie qui annonçait la parole de Dieu envers et contre tout (Jérémie 18,18-23 ; 37) ou par le Serviteur que Dieu réhabilite après qu’il a subi une mort infamante (Isaïe 52,13–53,12) ; ou encore quand on repense à la passion vécue par l’innocent condamné à mort et abandonné de Dieu (Psaume 22).
Quant au relèvement du Messie le 3e jour, il n’a rien d’impossible puisque la Bible hébraïque témoigne de la puissance de vie de Dieu : il arrache Israël à la mort en le faisant sortir d’Égypte (Exo¬de 14) ; il rend la vie à son peuple qui, déporté en Babylonie, se sentait comme un tas d’ossements desséchés, privés de tout espoir (Ézéchiel 37) ; et il prend fait et cause pour son ami le juste persécuté, en le libérant de la mort qu’on lui a injustement infligée (Ps 16,8-11 ou Ps 22,22-25).
Dans ces événements, c’est une vie nouvelle que Dieu offre à toutes et tous, pour autant qu’ils se retournent vers Dieu, comme annoncé par Osée : « Venez – dit-il – retournons vers le Seigneur. C’est lui qui a déchiré et c’est lui qui nous guérira ; il a frappé et il pansera nos plaies. Au bout de deux jours, il nous rendra la vie, au troisième jour, il nous relèvera et nous vivrons en sa présence » (6,1-2). En Jésus, en effet, Dieu offre sa miséricorde (voir Luc 15), et le pardon des fautes devient le fondement d’une alliance nouvelle largement ouverte à tous (voir Exode 32-34 ; Jérémie 31,31-34 ou Ézéchiel 36,16-38).
Voilà ce qu’à la lumière des Écritures, le Ressuscité fait comprendre aux disciples. Ceux-ci se trouvent dès lors investis de la mission de témoigner de ce qu’ils ont expérimenté du Christ et de Dieu dans ces heures cruciales.
Le témoignage de Pierre (Actes 3,13-15.17-19)
Devant le peuple, Pierre prit la parole : « Hommes d’Israël, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son serviteur Jésus, alors que vous, vous l’aviez livré, vous l’aviez renié en présence de Pilate qui était décidé à le relâcher. Vous avez renié le Saint et le Juste, et vous avez demandé qu’on vous accorde la grâce d’un meurtrier. Vous avez tué le Prince de la vie, lui que Dieu a réveillé d’entre les morts, nous en sommes témoins. […] Main-tenant, frères, je sais que vous avez agi dans l’ignorance, de même que vos chefs. Mais Dieu a ainsi accompli ce qu’il avait d’avance annoncé par la bouche de tous les prophètes : que son Christ souffrirait. Convertissez-vous donc et retournez-vous pour que vos péchés soient effacés. »
Le discours que Pierre prononce ici devant le peuple a pour cadre la guérison d’un estropié qui mendiait à la porte du temple de Jérusalem et que Pierre et Jean remettent debout au nom de Jésus. Sautant de joie, l’homme guéri entre au temple en chantant les louanges de Dieu, au grand étonnement de tous les présents qui le connaissent. « Comme il ne quittait pas Pierre et Jean, tout le peuple stupéfait accourut vers eux au portique appelé portique de Salomon. » C’est alors que Pierre prend la parole. Il demande aux gens pourquoi ils pensent que c’est Jean et lui qui ont rendu sa mobilité à cet homme, puis il rend témoignage à Jésus, le véritable auteur de cette guérison.
Son témoignage porte sur la résurrection de Jésus, mais aussi sur le pardon des péchés. Il reprend ainsi les éléments essentiels du discours de Jésus à la fin du passage d’évangile.
Au cœur des paroles de Pierre, il y a donc Jésus. Il le désigne comme « le serviteur » de Dieu, renvoyant aux passages du prophète Isaïe qui évoque cette figure anonyme. C’est aussi celui qui est « saint » comme Dieu (Lévitique 19,2) et « juste » comme ceux qui s’expriment dans les Psaumes (par ex. Ps 1,6 ; 5,13). Prince de la vie, il est aussi le Christ, le Messie (fils de Joseph, fils de David). Tous ces titres positifs visent à mettre en évidence l’erreur de ceux qui ont condamné Jésus : le serviteur a été livré ; au saint et au juste que Pilate jugeait innocent, a été préféré un meurtrier ; celui qui conduit vers la vie a été assassiné ; le Messie a souffert. Mais ces titres servent aussi à justifier l’action de Dieu qui a cassé le jugement des hommes : il a glorifié son serviteur, il l’a relevé de chez les morts. La guérison de l’estropié « par la foi en la personne de Jésus » est un signe que Pierre ne ment pas (c’est le verset 16, censuré dans la lecture).
En parlant ainsi de Jésus, Pierre révèle au peuple ce que celui-ci ignorait lorsqu’il a suivi ses chefs qui condamnaient un innocent. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, en effet. Jésus lui-même ne l’affirme-t-il pas au moment où on le met en croix : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » ? (Seul Luc fait prononcer cette parole par Jésus, en 23,34.) Ainsi, sans le savoir, ils ont contribué activement à la réalisation de ce que leurs prophètes avaient annoncé du Messie : les souffrances qu’il aurait à subir à cause du peuple, mais aussi l’intervention de Dieu pour l’arracher à la mort. À présent qu’ils savent ce que le Dieu de leurs pères a fait en faveur de Jésus en conformité avec leurs Écritures, que leur reste-t-il à faire ? Sortir de leur aveuglement, inverser leur vision des choses et se « retourner » pour que leur erreur soit oubliée. Ils pourront alors entrer de plain-pied dans la vie offerte à tous, comme la guérison de l’homme en témoigne.
Le discours de Pierre se poursuit après l’extrait retenu pour la liturgie. L’apôtre exhorte ses auditeurs à écouter les paroles de Jésus, car c’est lui le Prophète annoncé par Moïse, Samuel et les autres prophètes. L’écouter, c’est se donner la garantie de faire partie du peuple auquel est destinée la bénédiction promise à Abraham. Que les « hommes d’Israël » (à qui Pierre s’adresse) accueillent cette bénédiction offerte en Jésus à ceux qui renonceront au mal qu’ils ont commis en rejetant le Serviteur de Dieu (Actes 3,20-26). Puisque, dans ces lignes, Pierre parle aux Israélites en citant abondamment l’Ancien Testament, les chrétiens ne sont pas concernés (ou ne comprendront pas), autant passer outre…