Un jour de lumière (Genèse 1,1–2,3)
Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre, la terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et une tempête de Dieu le Père agitait la surface des eaux. Alors, Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière est bien, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Il y eut un soir, il y eut un matin : jour unique.
Et Dieu dit : Qu’il y ait une voûte solide au milieu des eaux, et qu’elle sépare les eaux en deux. Dieu fit la voûte, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de la voûte et les eaux qui sont au-dessus de la voûte. Et ce fut ainsi. Dieu appela le firmament ciel. Il y eut un soir, il y eut un matin : 2e jour.
Et Dieu dit : Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme terre, et il appela la masse des eaux mers. Et Dieu vit : que c’est bien !
Dieu dit : Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et ce fut ainsi. La terre produisit l’herbe, la plante qui porte sa semence, selon son espèce, et l’arbre qui donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 3e jour.
Et Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les saisons et les années ; et qu’ils soient, au firmament du ciel, des luminaires pour éclairer la terre. Et ce fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires : le grand luminaire pour commander au jour, le petit luminaire pour commander à la nuit, et les étoiles. Dieu les plaça à la voûte du ciel pour éclairer la terre, et pour commander au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 4e jour.
Et Dieu dit : Que les eaux foisonnent d’une profusion d’êtres vivants, et que les oiseaux volent au- dessus de la terre, sous le firmament du ciel. Dieu créa, selon leur espèce, les grands monstres marins, tous les êtres vivants qui vont et viennent et foisonnent dans les eaux, et aussi, selon leur espèce, tous les oiseaux qui volent. Et Dieu vit : que c’est bien ! Dieu les bénit et dit : Portez du fruit et multipliez-vous, emplissez les mers, que les oiseaux se multiplient sur la terre. Il y eut un soir, il y eut un matin : 5e jour.
Et Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bestiaux, bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce. Et ce fut ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce, et toutes les bestioles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit : que c’est bien ! Dieu dit : Faisons des êtres humains à notre image, selon notre ressemblance. Qu’ils soient les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. Dieu créa l’être humain à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa mâle et femelle. Dieu les bénit et leur dit : Portez du fruit et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. Et Dieu dit : Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. À tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte. Et ce fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’est très bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : le 6e jour.
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et tout leur déploiement. Le 7e jour, Dieu acheva toute l’œuvre qu’il avait faite, et il se reposa, le 7e jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le 7e jour et il le sanctifia, car Dieu s’y reposa de toute l’œuvre qu’il avait créée pour faire.
C’est l’un des rares points communs des quatre récits évangéliques de la résurrection de Jésus : sa tombe est trouvée vide « le premier jour de la semaine » (Matthieu 28,1 ; Marc 16,2 ; Luc 24,1 et Jean 20,1). Marc insiste même sur le thème de la « lumière » : « Très tôt matin, le 1er jour de la semaine, (des femmes) arrivent au tombeau alors que le soleil s’était levé ». Pour qui connaît la Bible, cela ren- voie immanquablement à la première semaine, celle de la création du monde. Le premier jour – un jour « unique », selon le texte hébreu – est celui où Dieu fait jaillir la lumière par sa première parole : selon le début de l’évangile de Jean, c’est une parole de lumière et de vie que les ténèbres n’ont pas arrêtée (1,4-5). C’est exactement ce qui est raconté par les évangélistes dans les récits du « tombeau vide » : les ténèbres du mal et de la mort n’ont pas retenu Jésus, parole lumineuse et vivifiante de Dieu. En ce jour unique entre tous, il les a vaincus. Ainsi commence la nouvelle création.
Genèse 1 se présente comme une sorte de poème liturgique. Scandé par des refrains, son rythme donne un ton solennel à sa progression en crescendo, dont le sommet est le 7e jour – et non l’huma- nité, comme on le penserait spontanément. Car ici, l’être humain est fait pour le sabbat. Une affirma- tion que Jésus renversera quand une certaine interprétation du judaïsme de son temps aura fait du sabbat un jour de contraintes, où la loi devient une réalité oppressante.
Dans le récit, tout commence avec une réalité chaotique dans laquelle la parole divine va peu à peu mettre de l’ordre. Elle commence par faire appaître la lumière qui, en alternance avec les ténèbres (qui étaient là avant), instaure le rythme fondamental du temps. Ensuite, au milieu de l’amas des eaux (lui aussi préexistant), Dieu installe une voûte. Une immense bulle d’air apparaît alors en dessous de la voûte et au-dessus de l’océan. Enfin, il fait émerger la terre ferme qu’il couvre de végétaux. Ainsi, au fur et à mesure que Dieu profère ses paroles créatrices, le lecteur ou la lectrice voit se dessiner le monde tel qu’il apparaît à un regard ingénu : le temps rythmé de soir en matin, l’espace fait du ciel, des mers et de la terre (influencée par la science, notre vision du monde nous fait voir les choses autrement !). Le 4e jour, Dieu complète l’œuvre du 1er jour en installant les astres qui, en plus d’éclairer la terre, marquent aussi le rythme annuel des saisons et des fêtes.
En mettant ainsi en place le cadre du monde, le créateur en fait le moins possible lui-même : il parle et cela se fait. Il ne plante même pas la végétation : sa parole suffit à rendre la terre fertile de sorte qu’elle génère elle-même les plantes de toutes sortes. Il ne « fait » que deux choses : la voûte, parfois appelée « firmament », un élément « ferme » qui assure la solidité de la configuration de l’es- pace, et les « luminaires » qui servent de calendrier : il faut éviter en effet qu’on les prenne pour des dieux. Mais surtout, confronté au chaos initial, masse d’eau informe plongée dans les ténèbres et agitée par une tempête « de Dieu le père », le créateur n’en détruit rien : apaisant ce grand vent pour en faire une parole en un souffle articulé, il éclaire les ténèbres sans les chasser puisque la nuit garde son espace, puis il maîtrise l’océan primordial, qui subsistera dans les mers et dans l’eau qui tombe du ciel. De la sorte, même ce qui semblait négatif a priori est intégré dans un ensemble harmonieux. Mais cet univers est présenté comme le fruit de la parole de Dieu. Il peut donc être considéré comme un « message » que Dieu adresse à celles et ceux qui lisent le texte et contemplent le monde à travers ses mots et ses phrases.
Le monde animal qui apparaît les 5e et 6e jours prolonge ce message en attirant le regard vers la profusion de vie qui émane du créateur. Cette fois, en effet, il met la main à la pâte : non content de parler, il agit conformément à ce qu’il a dit : il « crée », autrement dit, il produit de la nouveauté, de l’inattendu, du jamais vu. Il commence par peupler ainsi les espaces marins et aériens, puis fait de même avec l’espace terrestre, y installant différentes espèces animales (les bêtes sauvages, le bétail, puis tout le reste des animaux) ; enfin, il crée l’humanité. Et de même qu’il avait fait en sorte que les végétaux puissent se reproduire par eux-mêmes (3e jour), il bénit les vivants en les invitant à trans- mettre la vie qu’ils reçoivent et à occuper les espaces qui sont les leurs. Dieu ne garde donc pas en sa main des clés de la vie. Il accorde celle-ci avec une générosité qui ne calcule pas, et se refuse à con- trôler ce qu’il a donné dans sa largesse.
La création des humains marque une certaine rupture. Le créateur commence par se parler à lui- même, dirait-on ; à moins qu’il ne s’adresse au lecteur, à la lectrice, pour l’inviter à collaborer avec lui pour faire naître l’humain. Car si Dieu fait ce dont lui seul est capable – ce qui est le sens du verbe biblique « créer » –, il ne fait pas tout. Il crée les humains « à son image », mais pas « selon sa ressem- blance ». Car, créés « mâle et femelle », ils sont aussi à l’image des animaux (il suffit d’ouvrir le journal – je m’excuse auprès des bêtes de leur comparer les humains). La ressemblance avec Dieu, c’est donc l’affaire des humains. Et Dieu leur suggère un chemin pour apprendre à rendre ressemblante son image inscrite en eux : maîtriser l’animalité, y compris et peut-être surtout celle qui les habite. Puis, en leur proposant un menu végétal différent de celui des bêtes, il les invite à la douceur envers elles. Ainsi, après avoir donné aux humains la tâche de maîtriser les bêtes, Dieu leur suggère qu’ils peuvent le faire sans violence. En effet, non seulement ils n’auront pas besoin de les tuer pour se nourrir, mais ils ne devront même pas se disputer avec elles pour avoir de quoi manger. Ce « végétarisme originel » a quelque chose d’irréaliste, d’autant plus qu’il s’étend aux bêtes qui reçoivent l’herbe à manger. Mais il est révélateur du projet de Dieu : un monde sans violence, pacifique, où les humains seraient les pasteurs de leur propre animalité, selon la belle formule de Paul Beauchamp.
Dernière remarque : soir après soir, le créateur prend du recul pour s’extasier devant ce qu’il a créé. Comme s’il suspendait son action pour en mesurer l’effet. Et il s’extasie : « Que c’est bien ! Que c’est beau ! » Faire être, en effet, c’est aussi laisser être, ouvrir un espace où l’autre peut être lui- même sous un regard bienveillant qui donne confiance. Au terme, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’est très bien ! » Cet émerveillement devant ce qui est autre que lui se prolonge ainsi tout au long du 7e jour. C’est le jour où Dieu prend distance, cesse de déployer sa puissance pour ouvrir au monde créé, en particulier à l’humanité, un espace de liberté où vivre et s’épanouir. Car tout n’est pas fait, comme le suggère le dernier mot : Dieu a créé une œuvre « pour faire » (littéralement, ce que, bien évidemment, les traductions courantes omettent). Faire, c’est la tâche des humains, une tâche qu’ils mèneront à bien si, à l’image du dieu du 7e jour, ils savent mettre une limite à leur domination. Alors, se montrant plus fort que leur force, ils pourront faire place à toute altérité en la respectant et même en s’en émerveillant.
Autant dire qu’il reste du pain sur la planche !...
Un fils donné (Genèse 22,1-19)
Après ces événements, Dieu mit Abraham au test. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, va-t’en au pays de Moriah, et fais-le monter là pour un holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. » Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois pour l’holocauste, et s’en alla à l’endroit que Dieu lui avait indiqué.
Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. Abraham dit à ses serviteurs : « Restez ici avec l’âne. Moi et le garçon, nous irons là-bas pour adorer, puis nous reviendrons vers vous. » Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac ; il prit le feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble. Isaac dit à son père Abraham : « Mon père ! – Me voici ! mon fils » Isaac reprit : « Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « Dieu verra l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Et tous les deux s’en allèrent ensemble.
Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait indiqué. Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’ange du Seigneur l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il dit : « Me voici ! » L’ange lui dit : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de « Le-Seigneur-voit », qu’on appelle aujourd’hui : « Sur la montagne, le Seigneur est-vu. »
Du ciel, l’ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham. Il déclara : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur : parce que tu as fait cela, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, et ta descendance occupera les places fortes de ses ennemis, parce que tu as écouté ma voix. Et toutes les nations de la terre s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de ta descendance. »
Et Abraham revint vers ses serviteurs, ils se levèrent et s’en allèrent ensemble vers Beershèva et Abraham s’établit à Beershèva.
Le célèbre récit du sacrifice d’Isaac est à lire sur l’arrière-fond de l’ensemble de l’aventure d’Abraham. En effet, dans le récit de cette aventure, le passage ci-dessus est l’un des derniers1. Plusieurs fois, Abraham a accepté des renoncements, et, à chaque fois, sa vie et son horizon s’en sont trouvés élargis. Ici, la demande divine concerne le fils qu’il a reçu après une longue attente. En hébreu, cette demande est ambiguë : Dieu demande-t-il à Abraham de lui sacrifier son fils sur a montagne, ou de l’y emmener pour offrir un sacrifice avec lui ? L’ordre n’étant pas clair, c’est à Abraham qu’il revient de l’interpréter avant de l’exécuter. Et sa façon de comprendre révélera où il en est à la fois dans sa relation avec le fils bien-aimé et dans sa relation avec Dieu : s’il offre un sacrifice avec Isaac, il remer- ciera Dieu de le lui avoir donné et gardera intact son lien avec son fils ; s’il offre Isaac en sacrifice, il fera au Seigneur un don aussi grand que celui qu’il a reçu de Lui, acceptant aussi que le fils n’appartient pas à son père, mais à Celui qui l’a appelé à la vie. Jusqu’au moment de la décision, Abraham semble hésiter. Puis il choisit de laisser aller Isaac vers le dieu qui a donné la vie à ce fils pour le donner à Abraham. Cette disponibilité suffit aux yeux du Seigneur. Celui-ci sait ce qu’il cherchait à savoir en mettant le test en place : Abraham est vraiment un allié fiable qui « craint » Dieu, et il est un vrai père, capable de laisser son fils aller vers sa propre vie. Au terme de l’action, il n’est pas dit qu’Isaac descend de la montagne : il est désormais un fils libre.
Pourquoi proposer ce texte difficile au cours de la veillée pascale. On peut avancer trois raisons. (1) Dans la lettre aux Romains, l’apôtre Paul cite un passage de ce texte : « Dieu n’a pas épargné son propre fils », mais l’a livré pour nous tous, et c’est le signe de son amour total pour les êtres humains (Romains 8,32). Dieu a pour ainsi dire imité Abraham qui n’a pas « épargné » son fils unique (au sens où il ne l’a pas gardé pour lui seul), montrant ainsi son amour pour Dieu, plus fort que le lien entre père et fils. (2) Les commentaires juifs de l’époque du Nouveau Testament insistaient sur la liberté d’Isaac qui s’est offert lui-même, obéissant à la volonté de Dieu : les premiers chrétiens y ont vu l’image de Jésus offrant sa vie pour que toutes et tous vivent. (3) Surtout, le don que Dieu a fait de son fils Jésus et la libre obéissance de celui-ci débouchent sur la résurrection : de même qu’Isaac ne meurt pas, mais devient signe d’alliance entre Abraham et Dieu, de même Jésus est relevé des morts et de- vient signe de l’alliance nouvelle entre Dieu et l’humanité.
Une nuit de liberté (Exode 14)
Voici le grand récit de la Pâque. Le récit de la libération d’Israël est une sorte d’épopée et respecte la loi de ce genre littéraire. Il choque souvent lectrices et lecteurs, outrés de voir Dieu se comporter comme un guerrier. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une histoire – une fiction – et que le dieu qui y est mis en scène reflète la représentation que l’auteur se fait du dieu d’Israël. Et si cette représentation n’est plus la nôtre, si même elle entre en contradiction avec l’image que nous avons de Dieu, est-ce une raison pour penser qu’elle est non pertinente et n’a rien à dire ? Ne serait-ce que pour nous pousser à nous interroger sur la représentation de Dieu qui est la nôtre et au nom de la- quelle nous nous posons en juges du texte biblique... Car si nous critiquons l’image de Dieu qui est celle de l’auteur, sommes-nous vraiment sûrs que l’image que nous nous faisons de Lui reflète mieux la vérité du Dieu vivant ? Laissons donc à ce texte une chance de dire ce qu’il a à nous dire... en le lisant intégralement (notre censeur – qui n’a décidément aucun sens littéraire – fait commencer le récit au paragraphe 4 ! privant les auditeurs de clés de lecture essentielles).
À savoir avant de commencer : dans les lignes qui précèdent, le pharaon a enfin cédé à la revendication du Seigneur. Après avoir refusé avec obstination de laisser partir les Hébreux conformément aux demandes répétées de Dieu transmises par Moïse, il a fini par les chasser (voir Exode 12,31-32). Ceux-ci quittent alors l’Égypte à marche forcée, guidés par Dieu dont la présence est figurée par la colonne de feu et de nuée. Dieu redoute en effet que, confrontés à un ennemi, les « fils d’Israël » retournent au pays de leur esclavage (13,17-22). C’est alors que...
Le Seigneur parla à Moïse : « Parle aux fils d’Israël et qu’ils retournent et campent devant Pi-Ha- hirôt, entre Migdol et la mer ; c’est devant Baal-Çefôn, en face, que vous camperez, près de la mer. Et Pharaon dira des fils d’Israël : “Ils sont en train d’errer dans le pays : le désert s’est refermé sur eux”, et je ferai en sorte que Pharaon renforce sa décision et les poursuive, et je montrerai ma gloire en Pharaon et en toute son armée, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur. »
Ils firent ainsi. Et l’on raconta au roi d’Égypte que le peuple avait fui, et Pharaon et ses serviteurs changèrent d’avis à propos du peuple et ils dirent : « Qu’avons-nous fait ? Nous avons laissé Israël quitter notre service ! » Et il attela son char et prit sa troupe avec lui ; et il prit 600 chars d’élite et tous les chars d’Égypte avec un troisième homme sur chacun. Et le Seigneur fit en sorte que Pharaon roi d’Égypte renforce sa décision ; alors il poursuivit les fils d’Israël alors que ceux-ci sortaient libres et fiers. Les Égyptiens – tous les chevaux et les chars de Pharaon et leurs cavaliers et son armée – les poursuivirent. Ils les rejoignirent, eux qui campaient près de la mer près de Pi-Hahirôt, devant Baal-Çefôn.
Pharaon s’était approché et les fils d’Israël levèrent les yeux : voici les Égyptiens en marche derrière eux, et ils paniquèrent. Et les fils d’Israël crièrent vers le Seigneur. Puis ils dirent à Moïse : « Est-ce par manque de tombes en Égypte que tu nous as pris pour mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? N’est-ce pas ainsi que nous te parlions en Égypte quand nous disions : “Laisse-nous être esclaves de l’Égypte car mieux vaut pour nous être esclaves de l’Égypte que mourir dans le désert” ». Et Moïse dit au peuple : « Ne craignez pas, tenez-vous prêts pour voir le salut que le Seigneur réalisera pour vous aujourd’hui ; car vous qui avez vu les Égyptiens au- jourd’hui, vous ne les verrez plus jamais ; c’est le Seigneur qui combattra pour vous. Vous, vous n’aurez rien à faire. »
Et le Seigneur dit à Moïse : « Qu’as-tu à crier vers moi ? Parle aux fils d’Israël, qu’ils se mettent en route. 16 Et toi, lève ton bâton, étends ta main sur la mer et fends-la, que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer sur la terre sèche. 17 Et moi, voici je ferai en sorte que les Égyptiens renforcent leur décision et ils entreront derrière eux, et je montrerai ma gloire en Pharaon et en toute son armée, en ses chars et en ses cavaliers, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur quand j’aurai montré ma gloire en Pharaon, en ses chars et en ses cavaliers. » Et l’ange de Dieu qui allait devant le camp d’Israël se déplaça et alla derrière eux ; et la colonne de nuée se déplaça de devant eux et se tint derrière eux, et elle vint se mettre entre le camp de l’Égypte et le camp d’Israël. Il y eut nuée et ténèbres, mais il illumina la nuit (pour les fils d’Israël). Ainsi l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre de toute la nuit. Et Moïse étendit sa main sur la mer et le Seigneur chassa la mer au moyen d’un puissant vent d’est toute la nuit et il mit la mer à sec et les eaux se fendirent. Et les fils d’Israël entrèrent au milieu de la mer sur la terre sèche tandis que les eaux formaient pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche. Et les Égyptiens les poursuivirent et ils entrèrent derrière eux, tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, jusqu’au milieu de la mer.
Au petit matin, le Seigneur regarda vers le camp des Égyptiens depuis la colonne de feu et de nuée et il mit en déroute le camp des Égyptiens. Il dévia les roues de leurs chars de sorte qu’ils les conduisent avec difficulté. Alors les Égyptiens dirent : « Fuyons devant Israël car c’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous. » Alors le Seigneur dit à Moïse : « Étends ta main sur la mer, que les eaux reviennent sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. » Et Moïse étendit sa main sur la mer et la mer revint à la normale, au tournant du matin, tandis que les Égyptiens fuyaient au-devant d’elle. Ainsi, le Seigneur se débarrassa des Égyptiens au milieu de la mer.
Les eaux revinrent donc : elles recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l’armée de Pharaon qui étaient entrés derrière eux dans la mer : il n’en resta pas un seul, alors que les fils d’Israël étaient allés sur la terre sèche au milieu de la mer, les eaux formant pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche. Et le Seigneur sauva en ce jour-là Israël de la main des Égyptiens et Israël vit les Égyptiens morts sur le rivage de la mer. Et Israël vit l’exploit que le Seigneur avait réalisé contre les Égyptiens, et le peuple craignit le Seigneur et ils crurent en le Seigneur et en son serviteur Moïse. Alors Moïse et les fils d’Israël chantaient ce chant au Seigneur.
Je le disais ci-dessus : ce texte rebute souvent les fidèles qui le lisent parce qu’il raconte un fait de guerre où le vainqueur n’est autre que le dieu d’Israël. Tout à tour général, tacticien, sentinelle, saboteur, il mobilise les forces de l’univers pour terrasser la puissante armée du pharaon et libérer définitivement ses esclaves. Une telle image de Dieu est difficile : elle semble contredire la représentation du dieu amour révélé par Jésus. Et l’on pourrait rêver d’un dieu qui utilise des moyens non violents pour mettre fin à l’esclavage des Israélites en Égypte. Mais voilà ! Ce n’est pas ainsi que les auteurs du texte ont choisi de raconter l’exode. Ils ont opté pour l’épopée, et l’on sait qu’une épopée exagère et caricature volontiers des « faits ». Elle a même tendance à les inventer pour inviter à fêter le bonheur de la victoire, de la délivrance et à célébrer le libérateur. Faire taire un instant ces réticences bien compréhensibles, permet de découvrir ce que ce récit cherche à dire.
L’histoire est racontée de telle sorte que le lecteur ou la lectrice bénéficie de nombreuses informations que la plupart des personnages de l’histoire ignorent. Ainsi, on entend ce que le Seigneur dit en privé à Moïse, grâce à quoi on comprend peu à peu sa tactique : placer Israël à un endroit bien précis, près de la mer, après l’avoir fait tourner en rond pour attirer le pharaon et son armée ; quand la poursuite est sur le point d’aboutir, fendre la mer en deux pour en faire un piège et y faire entrer Israël, dans l’espoir que l’avidité des Égyptiens les poussera à suivre ; une fois ceux-ci entrés, refermer les eaux sur eux, les y précipiter pour s’en débarrasser définitivement. Par ailleurs, le récit relate les actions guerrières de Dieu dont les personnages ne peuvent percevoir que les effets : pousser Pharaon à l’erreur en l’encourageant à persister dans sa décision de poursuivre les fuyards ; déplacer la colonne de feu et de nuée pour l’interposer entre les deux camps une fois la jonction opérée ; repousser les eaux au moyen du vent et mettre à sec le milieu de la mer ; au matin, jouer les éclaireurs puis les saboteurs pour neutraliser la puissance des chars ; enfin précipiter l’ennemi dans la mer au moment où il tente de fuir pour échapper au piège.
Bref, tout est mis en œuvre dans le récit pour que le lecteur, la lectrice perçoive clairement que le Seigneur exerce son pouvoir de maître de l’histoire quand il s’agit de libérer les esclaves du tyran qui les a réduits en esclavage, les a opprimés et avait même l’intention de les exterminer en faisant mourir les garçons à peine nés (voir Exode 1). Autrement dit, le récit est composé pour que nous soyons témoins de la « gloire » du Seigneur. La stratégie narrative destinée à nous y amener se met en place dès le début, quand le récit nous surprend en racontant comment le Seigneur fait subitement volte-face. Lui qui poussait les Israélites à s’éloigner de l’Égypte en toute hâte et sans être confrontés à un danger, voilà qu’il ordonne à Moïse de les ramener en arrière et l’informe qu’il va faire en sorte que le pharaon et son armée se lancent à leur poursuite ! Quelle mouche l’a donc piqué ? Il le révèle au même Moïse : il veut montrer qui il est, et combien grande est sa maîtrise (sa « gloire »), de sorte que les Égyptiens le reconnaissent enfin. Jusqu’ici, en effet, ils n’ont jamais vraiment voulu savoir qui il est, ni reconnaître ses droits sur les fils d’Israël (voir Exode 5,1-2). Mais doit-il pour cela exposer son peuple à la guerre, au risque que, par peur de mourir, il retourne vers son ancien maître ?
En réalité, à lire attentivement le récit, on s’aperçoit que le vrai but de Dieu est différent et ne concerne pas l’Égypte, mais Israël. Je m’explique. Quand les Israélites voient l’armée de Pharaon s’approcher alors qu’ils campent paisiblement au bord de la mer, ils se mettent à paniquer : ils se voient faits comme des rats, coincés entre la puissante armée et la mer, entre le retour à l’esclavage et la mort par noyade. Ils crient vers le Seigneur, puis, en l’absence de réponse, ils se tournent vers Moïse. Ce qu’ils lui disent est clair. En reprochant à leur leader de les avoir tirés de l’esclavage, ils lui disent : « Laisse-nous être esclaves de l’Égypte, car mieux vaut pour nous être esclaves de l’Égypte que mourir dans le désert ». Ils prétendent avoir dit cela à Moïse en Égypte. En réalité, c’est ce qu’ils lui disent maintenant : entre l’esclavage et la mort, le choix est simple ! Ainsi, alors que Pharaon vient reprendre manu militari les esclaves dont il pense qu’il n’aurait jamais dû les laisser partir, ces derniers regrettent d’être partis et sont prêts à se jeter dans les bras de leur ancien maître. Bref, en mettant les fils d’Israël dans cette situation, le Seigneur les met au pied du mur : veulent-ils l’esclavage ou la liberté ?
Mais Dieu a un joker : Moïse. Témoin de la peur qui pousse les Israélites à préférer l’esclavage, il intervient, fort de sa confiance en Dieu. Il invite les Israélites à ne pas craindre et à laisser le Seigneur agir en vue de les « sauver » définitivement. C’est Dieu, dit-il, qui combattra : qu’ils se taisent et re- gardent. Mais en parlant ainsi, Moïse met Dieu au pied du mur lui aussi ! À lui d’intervenir, cette fois ! Son action va être décisive et elle se déroule en plusieurs temps. Il commence par s’interposer entre les deux camps au moyen de la colonne de feu et de nuée, pour protéger Israël de l’armée lancée à sa poursuite, bien sûr. Mais c’est aussi pour protéger Israël de lui-même et l’empêcher de se rendre aux Égyptiens comme il vient d’en émettre le vœu. Ensuite, en éclairant la nuit, il rend crédible l’appel à la confiance lancé par Moïse : voir clair quand on est menacé dans l’obscurité, c’est rassurant, en effet ; d’autant plus qu’ici, la lumière est le signe qu’Israël n’est pas seul. Quand ensuite Moïse étend le bras sur la mer, le Seigneur invite les fils d’Israël à aller de l’avant au lieu de rêver d’un retour en l’Égypte, à l’esclavage. En ouvrant un chemin au cœur des eaux, il encourage ceux qui disaient « plutôt esclaves que morts » à prendre le risque de mourir plutôt que de rester esclave. C’est là une forme de test : auront-ils assez confiance en ce que Moïse leur a dit du Seigneur, pour repousser la tentation de revenir en arrière ?
Lorsqu’il entre dans la mer, Israël renonce pour de bon à l’Égypte. Il se libère de la complicité qui, il y a un instant encore, le liait à son ancien maître. Voilà ce que le Seigneur avait en tête en ramenant le peuple près de la mer. Il voulait le libérer de son lien intérieur avec l’esclavage, auquel il était attaché par désir de sécurité. Il entendait lui apprendre la confiance qui pousse à oser la liberté et la vie. Pour cela, Dieu agit en refaisant le geste de la création : il sépare la terre sèche des eaux de la mer pour permettre la vie. De la sorte, il se montre maître des éléments du créé : le feu au moyen duquel il illumine les ténèbres de la nuit, le vent qu’il fait souffler avec puissance, l’eau de la mer qu’il maîtrise, et la terre qu’il fait apparaître. Pour donner naissance à un peuple libre, il déploie bel et bien sa puissance créatrice. Car c’est une naissance qu’Israël expérimente lorsqu’il sort de l’espace fermé et étroit qu’est l’Égypte vers un lieu ouvert à travers un canal humide (« les eaux formant pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche »).
Ainsi, loin de mettre Dieu en scène sous les seuls traits du guerrier, le texte le dépeint d’abord comme une force de vie – chose que l’on ne peut pas voir si l’on se laisse aveugler par l’image du dieu violent. Une autre image se dessine aussi : celle du pasteur qui prend soin de son troupeau, le conduit sur le chemin, le protège et le rassure quand il est agressé, et qui lui donnera bientôt à boire et à manger (Exode 15,22–16,32). À propos du passage de la mer, le Psaume 77,21 écrit, en effet : « Comme un troupeau, tu guidais ton peuple par la main de Moïse et Aaron ». En réalité, c’est ainsi que Dieu doit apparaître aux yeux d’Israël au cours de cette nuit. Son action de guerrier, il la réserve à l’armée lancée à la poursuite des esclaves. C’est contre elle qu’il déploie sa stratégie, c’est chez elle qu’il sème la confusion, c’est sa puissance qu’il neutralise en sabotant ses chars, c’est elle qu’il engloutit dans la mer où elle s’est imprudemment avancée dans son avidité insatiable2. Du reste, ce que Moïse a annoncé aux fils d’Israël (« C’est le Seigneur qui combattra pour vous »), ce sont les Égyptiens qui le constatent quand ils reconnaissent enfin : « C’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous ».
Les fils d’Israël reconnaîtront un autre visage du même dieu, donnant eux aussi raison à Moïse. Il leur disait : « Voyez le salut que le Seigneur réalisera pour vous aujourd’hui ; car vous qui avez vu les Égyptiens aujourd’hui, vous ne les verrez jamais plus ». Quand ils voient ces ennemis morts sur le rivage de la mer, ils y reconnaissent le signe de l’intervention divine et comprennent que « le Seigneur les a sauvés en ce jour-là de la main des Égyptiens » – et aussi de l’Égypte intérieure. Ils « craignent » le Seigneur, mais cette crainte est bien différente de la panique qui les a saisis à la vue de l’armée du pharaon : elle les pousse à se fier, non seulement au Seigneur, mais aussi à Moïse, puisque ses paroles d’invitation à la confiance se sont effectivement réalisées. C’est pourquoi, en Moïse, ils voient désormais « le serviteur du Seigneur ». Et alors que la peur des Égyptiens leur arrachait des cris, la crainte de Dieu les pousse à présent à chanter sa gloire, qu’eux aussi ont reconnue. C’était là sans doute un autre but du Seigneur : amener Israël à reconnaître ce qu’il est capable de faire quand est en jeu la liberté d’un peuple esclave dont la vie même était menacée.
Ce récit est essentiel au sens de Pâques. Il raconte un dieu qui libère les humains des liens qui les aliènent et les rendent esclaves d’eux-mêmes tout autant que des autres – un dieu qui les libère de ces liens, mais pas sans eux. Le peuple trouve la vie quand il consent à la perdre, s’il croit que la mort n’est pas le terme du chemin.
Divine miséricorde (Isaïe 54,5-14)
Parole du Seigneur, adressée à Jérusalem : ton époux, c’est celui qui t’a faite, son nom est « Le Seigneur de l’univers ». Ton rédempteur, c’est le Saint d’Israël, il s’appelle « dieu de toute la terre ». Oui, comme une femme abandonnée, accablée, le Seigneur te rappelle. Est-ce que l’on rejette la femme de sa jeunesse ? – dit ton dieu. Un court instant, je t’avais abandonnée, mais dans ma grande tendresse, je te ramènerai. Quand ma colère a débordé, un instant, je t’avais caché ma face. Mais dans mon éternelle fidélité, je te montre ma tendresse – dit le Seigneur, ton rédempteur. Je ferai comme au temps de Noé, quand j’ai juré que les eaux ne submergeraient plus la terre : de même, je jure de ne plus m’irriter contre toi, et de ne plus te menacer. Même si les montagnes s’écartaient, si les collines s’ébranlaient, ma fidélité ne s’écarterait pas de toi, mon alliance de paix ne serait pas ébranlée – dit le Seigneur, qui te montre sa tendresse.
Jérusalem, malheureuse, battue par la tempête, inconsolée, voici que je vais sertir tes pierres et poser tes fondations sur des saphirs. Je ferai tes créneaux avec des rubis, tes portes en cristal de roche, et toute ton enceinte avec des pierres précieuses. Tes fils seront tous disciples du Seigneur, et grande sera leur paix. Tu seras établie sur la justice : loin de toi l’oppression, tu n’auras plus à craindre ; loin de toi la terreur, elle ne t’approchera plus.
Aux temps bibliques, le peuple d’Israël a connu une crise majeure : l’exil à Babylone. Au début du 6e siècle, la ville de Jérusalem (à laquelle l’oracle d’Isaïe est adressé) a été longuement assiégée à deux reprises par les armées de Nabuchodonosor. Elle a été prise par deux fois et une bonne partie de sa population a été déportée au loin. Dans cette épreuve, le peuple a connu une sorte de mort : plus de nation, plus de roi, plus de terre, plus de temple. Et par-dessus le marché, un dieu incapable de sauver. Un profond séisme ! Et pourtant, le peuple a survécu. Mieux, il est pour ainsi dire né à nouveau, au point que le retour à Jérusalem, des décennies plus tard, est apparu comme un nouvel exode d’Égypte, une sorte de « résurrection ». Comment ces gens sont-ils parvenu à traverser cette mort ?
Dans un premier temps, ils ont tenté de comprendre : non, leur dieu n’était pas incapable de les sauver. Mais il n’a pas voulu les sauver, pour qu’ils comprennent qu’ils s’étaient éloignés de l’alliance avec lui et avaient cessé d’être accordés à son désir de vie. Comme dit Isaïe dans le texte, il les a abandonnés, accablés ; dans sa colère, il leur a « caché sa face », s’est éloigné d’eux, irrité. C’est pour- quoi Jérusalem a connu le malheur, a été battue par la tempête, dévastée par la guerre. Mais le châ- timent n’est pas le dernier mot de Dieu. L’amour qui l’a poussé à « épouser » Israël par l’alliance est toujours bien vivant. C’est pour l’annoncer que le prophète parle : si Israël s’est précipité lui-même dans le malheur, le Seigneur va faire de cette catastrophe une occasion de manifester sa miséricorde. Il apparaîtra ainsi comme le « Saint d’Israël », au sens où il montrera combien il est différent de son peuple. Il va lui proposer à nouveau son « alliance de paix », car sa fidélité est inébranlable. Et si Jérusalem a été dévastée par l’envahisseur, le Seigneur la reconstruira plus belle encore. Elle sera fondée sur la justice, au point que la paix y régnera.
Et le peuple ? N’aura-t-il rien à faire ? Nul doute que oui ! Mais pour le prophète, ce n’est pas le moment d’en parler : la nouvelle de l’infinie miséricorde du Seigneur passe avant tout ! Avec la vie qu’il rend à son peuple.
Vie offerte (Isaïe 55,1-11)
Ainsi parle le Seigneur : Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent, sans rien payer. Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? Écoutez-moi bien, et vous mangerez de bonnes choses, vous vous régalerez de viandes savoureuses ! Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez. Je m’engagerai envers vous par une alliance éternelle : ce sont les bienfaits garantis à David. De lui, j’ai fait un témoin pour les peuples, pour les peuples, un guide et un chef. Toi, tu appelleras une nation inconnue de toi ; une nation qui ne te connaît pas accourra vers toi, à cause du Seigneur ton dieu, à cause du Saint d’Israël, car il fait ta splendeur.
Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme injuste, ses pensées ! Qu’il revienne vers le Seigneur qui lui montrera sa miséricorde, vers notre dieu qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au- dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au- dessus de vos pensées.
La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission.
Dans le livre d’Isaïe, ce poème suit de peu le passage repris dans la lecture précédente. Là, l’urgence du prophète était de proclamer la fidélité miséricordieuse du Seigneur. C’est sur cette thématique qu’il revient ici à la fin de la 2e strophe quand il affirme que les pensées de Dieu et ses façons d’agir échappent à l’entendement humain, puisqu’il offre à nouveau son alliance à un peuple qui a pourtant choisi d’emprunter des chemins qui l’ont conduit si loin du bonheur promis.
Ici, Isaïe ajoute que le projet que Dieu a formé dans son amour pour son peuple ne prive pas Israël de sa liberté et de sa responsabilité. Le proverbe a raison, « on ne peut pas donner à boire à un âne qui n’a pas soif ». Dieu non plus, dit le prophète. La bonté fidèle du Seigneur est offerte gratuitement à ceux et celles qui en ont soif. Et de quoi abreuve-t-il ces assoiffés ? De quoi va-t-il les nourrir gratuitement pour qu’ils en vivent ? De sa parole : « Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez ». C’est ce que le prophète soulignera en finale : cette parole est efficace. Accueillie dans une terre assoiffée, elle portera son fruit nourrissant qui accomplira le désir de Dieu : la vie. Ne dit-il pas dans le Deutéronome : « Choisis la vie afin de vivre, toi et tes descendants en aimant le Seigneur ton dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui. Oui ! c’est lui, ta vie... » (30,19-20). Si Israël adhère à ce projet d’alliance dont le fruit est la vie, alors des peuples étrangers accourront vers Jérusalem, non plus pour provoquer son malheur, mais pour s’approcher du Seigneur.
La 2e strophe du poème vient préciser ce que veut dire l’invitation « écoutez-moi et vous vivrez ». « Chercher le Seigneur » est une façon de manifester que l’on a soif de l’eau vivifiante qu’il offre, de la miséricorde avec laquelle il se fait proche. Voilà donc la part du peuple dont Isaïe ne disait rien dans le texte précédent. Impossible de chercher le Seigneur et d’aspirer aux bienfaits qu’il offre largement, si l’on ne s’éloigne pas de la méchanceté et l’injustice, qui préparent le malheur et font le lit de la mort. Et si, pour vivre, il s’agit d’abord d’écouter la parole de Dieu, c’est parce que celle-ci cultive la lucidité sur ce qui conduit à la mort. Se détourner des pièges qu’elle dénonce, c’est choisir un chemin de vie, c’est aller vers sa propre résurrection.
Une loi de sagesse (Baruch 3,9...4,4)
Écoute, Israël, les commandements de vie, prête l’oreille pour acquérir la connaissance. Pourquoi donc, Israël, pourquoi es-tu exilé chez tes ennemis, vieillissant sur une terre étrangère, souillé par le contact des cadavres, inscrit parmi les habitants du séjour des morts ? –– Parce que tu as aban- donné la source de la sagesse ! Si tu avais suivi les chemins de Dieu, tu vivrais dans la paix pour toujours. Apprends où se trouvent et la connaissance, et la force, et l’intelligence ; pour savoir en même temps où se trouvent de longues années de vie, la lumière des yeux et la paix.
Mais qui donc a découvert la demeure de la sagesse, qui a pénétré jusqu’à ses trésors ? Celui qui sait tout en connaît le chemin, il l’a découvert par son intelligence. Il a aménagé la terre pour toujours et l’a peuplée de troupeaux. Il lance la lumière, et elle prend sa course ; il la rappelle, et elle obéit en tremblant. Les étoiles brillent, joyeuses, à leur poste de veille ; il les appelle, et elles répondent : « Nous voici ! » Elles brillent avec joie pour celui qui les a faites. C’est lui qui est notre dieu : aucun autre ne lui est comparable. Il a découvert les chemins du savoir, et il les a confiés à Jacob, son serviteur, à Israël, son bien-aimé.
Ainsi, la Sagesse est apparue sur la terre, elle a vécu parmi les hommes. Elle est le livre des préceptes de Dieu, l’Instruction qui demeure éternellement : tous ceux qui l’observent vivront, ceux qui l’abandonnent mourront. Reviens, Jacob, saisis-la de nouveau ; à sa lumière, marche vers la splendeur : ne laisse pas ta gloire à un autre, tes privilèges à un peuple étranger. Heureux sommes-nous, Israël, car ce qui plaît à Dieu, nous le connaissons !
Enchaînant sur les exhortations d’Isaïe à revenir à la parole de Dieu qui invite à se détourner du mal, le texte de Baruch est une méditation sur la Loi comme chemin de sagesse et de vie. Pour les anciens du Proche-Orient, la sagesse est l’art de s’adapter concrètement à l’ordre du monde pour vivre en harmonie avec ce qui soutient la vie et la rend féconde. Celui qui connaît la sagesse mieux que quiconque, c’est celui qui a créé l’univers et l’ordre jubilatoire qui l’organise. C’est ce que dit la strophe centrale qui, de façon poétique, décrit à grands traits la création par Dieu – la terre et ses troupeaux d’êtres vivants, et le ciel et les étoiles qui veillent sur le monde, lumineuses dans leur obéissance au créateur.
Ces trésors de sagesse que l’univers étale sous nos yeux, c’est Dieu qui les a découverts. Et « il les a confiés à Jacob son serviteur, à Israël son bien-aimé » à travers la Loi. Pour un occidental, qu’une loi puisse être source de sagesse, c’est plutôt incongru ! C’est pourtant ainsi que l’Ancien Testament pré- sente la Loi de Moïse, qui n’a rien d’un code civil ou pénal, bien sûr. Le mot « loi » en hébreu, tôrah, désigne d’ailleurs une « instruction », en deux sens : des récits instruisent sur ce qu’est Dieu et sur son projet de vie pour l’humanité ; des préceptes pour l’action, les « commandements de vie », instruisent sur ce qui plaît à Dieu, sur ce qu’il désire des humains. Le tout est consigné dans « le livre des préceptes de Dieu » (la Tôrah). C’est ce que chante le psaume 19 proposé comme méditation après la lecture : « La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ; la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples. Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ; le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard. La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours ; les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables : plus désirables que l’or, qu’une masse d’or fin, plus savoureuses que le miel qui coule des rayons. » (Ps 19,8-11).
Faute d’avoir inscrit cette loi dans sa vie, Israël a délaissé la sagesse dont elle indiquait le chemin. Loin des sentiers du Seigneur, loin de la source de vie, il a été exilé et voué à la mort. Mais tout n’est pas fini : le peuple peut renaître de ses cendres, retrouver la paix, de longues années de vie et la lumière. C’est à cela que Baruch l’invite en finale : « Reviens, Jacob, saisis-la de nouveau – la Loi qui est Sagesse –, à sa lumière marche vers la splendeur ».
Résurrection (Ézéchiel 36,16-17a.18-28)
La parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d’homme, lorsque les gens d’Israël habitaient leur pays, ils le rendaient impur par leur conduite et leurs actes. Alors j’ai déversé sur eux ma fureur, à cause du sang qu’ils avaient versé dans le pays, à cause des idoles immondes qui l’avaient rendu impur. Je les ai dispersés parmi les nations, ils ont été disséminés dans les pays étrangers. Selon leur conduite et leurs actes, je les ai jugés. Dans les nations où ils sont allés, ils ont profané mon saint nom, car on disait : “C’est le peuple du Seigneur, et ils sont sortis de son pays !”
Mais j’ai voulu épargner mon saint nom, que les gens d’Israël avaient profané dans les nations où ils sont allés. Aussi, tu diras à la maison d’Israël : Ainsi parle le Seigneur dieu : Ce n’est pas pour vous que je vais agir, maison d’Israël, mais c’est pour mon saint nom que vous avez profané dans les nations où vous êtes allés. Je sanctifierai mon grand nom, profané parmi les nations, mon nom que vous avez profané au milieu d’elles. Alors les nations sauront que je suis le Seigneur – oracle du Seigneur dieu – quand par vous je manifesterai ma sainteté à leurs yeux. Je vous prendrai du milieu des nations, je vous rassemblerai de tous les pays, je vous conduirai dans votre terre. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon esprit, je ferai que vous marchiez selon mes lois, que vous gardiez mes préceptes et leur soyez fidèles. Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères : vous, vous serez mon peuple, et moi, je serai votre dieu.
Le prophète Ézéchiel précède de peu le disciple d’Isaïe à qui nous devons les deux textes commentés plus haut. Dès la première déportation à Babylone, il fait partie des exilés et c’est au milieu d’eux qu’il devient le porte-parole du Seigneur. Plus « musclé » que son quasi-contemporain, il pro- pose un message analogue, mais avec des différences significatives. Lui aussi parle de renaissance, de purification, d’alliance renouvelée, de fidélité retrouvée à la Loi. Mais il n’est question ici que de l’action de Dieu, comme le montre la multiplication des « je »...
Dans la première partie, le Seigneur agit en juge pour condamner et châtier durement le peuple infidèle en l’éloignant de son pays. La conception sur laquelle se base le prophète est courante à l’époque : chaque peuple a son dieu qui l’installe dans le territoire qui lui appartient. En disséminant Israël parmi les nations, le Seigneur sanctionne le fait qu’Israël a souillé son pays en faisant le mal. Mais ce n’est pas ce que comprennent les nations où Israël est disséminé : à leurs yeux, c’est une honte pour le Seigneur qu’Israël ait perdu son pays. L’honneur de Dieu est donc profané par Israël alors que sa vocation était de le faire connaître des nations. C’est pourquoi le Seigneur prend les choses en main pour sauver son honneur. Comment va-t-il s’y prendre ?
Il le dit : s’il va agir, ce n’est pas pour son peuple ! Au contraire, puisqu’Israël n’a pas été capable de témoigner de lui devant les nations, il va montrer lui-même combien il est « saint », différent d’autres dieux qui détruiraient sûrement leur peuple s’il leur faisait honte. Loin de détruire Israël, le Seigneur va faire l’inverse. Il va rassembler son peuple, le ramener sur sa terre, le purifier, lui insuffler un esprit nouveau. Il va inscrire la Loi dans le cœur de chacun, là où il réfléchit et prend ses décisions. De la sorte, tous ensemble, ils marcheront fidèlement dans ses chemins. Alors, « les nations connaîtront que je suis le Seigneur ». Même si Israël ne le mérite pas, Dieu se révélera aux nations par sa miséricorde inattendue envers un peuple infidèle.
La fin de l’oracle d’Ézéchiel évoque l’eau qui purifie et l’esprit donné pour qu’Israël puisse marcher selon la Loi de vie : elle prépare un aspect important de la veillée pascale : la célébration du baptême, qui fait d’un être une « créature nouvelle », une personne re-suscitée, comme Paul le dit dans la lecture qui suit.
Baptême (Lettre aux Romains 6,3b-11)
Frères et sœurs, nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts. Car, si nous avons été unis à lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection qui ressemblera à la sienne. Nous le savons : l’homme ancien qui est en nous a été fixé à la croix avec lui pour que le corps du péché soit réduit à rien et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché. Car celui qui est mort est affranchi du péché. Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet : ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Car lui qui est mort, c'est au péché qu'il est mort une fois pour toutes ; lui qui est vivant, c'est pour Dieu qu'il est vivant. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ.
La thématique du baptême amorcée par Ézéchiel dans la lecture qui précède est au cœur de cette lecture. Pour l’apôtre Paul, la résurrection ne concerne pas le seul Jésus. Celle de Jésus « réveillé » d’entre les morts anticipe la résurrection du chrétien et en est le signe. Mais attention : la résurrection dont il s’agit est une renaissance dans cette vie. Dans l’évangile de Jean (chap. 3), Jésus dit à Nicodème qu’il faut naître à nouveau, naître d’en haut, d’eau et d’Esprit (allusion évidente au baptême). De quoi s’agit-il ? (J’ignore si c’est la pensée de Paul, mais c’est ma lecture.)
Toute naissance enracine l’enfant dans une famille, mais aussi dans le rêve de ses parents, dans les désirs de son entourage. Et c’est bien qu’il en soit ainsi. Mais si l’être humain ne « meurt » pas à ces désirs d’autrui pour lui, pourra-t-il jamais être sujet de sa propre existence et réaliser ce désir singulier qui est le sien, tracer son propre chemin, vivre sa propre aventure ? « Le péché » (au singulier) dont parle Paul n’a rien à voir avec la morale, « les péchés », comme l’ont répété bien des commentateurs, peut-être parce que cela leur permettait de mieux asservir les gens à leurs propres désirs ou à leur conception morbide de la vie (probablement sans qu’ils le veuillent ou même qu’ils le sachent). Non ! ce péché consiste pour une personne – au sens concret des termes bibliques – à manquer sa cible, à se tromper de chemin, en restant sagement sur les rails posés par celles et ceux qui lui ont permis de grandir. À mes yeux, « être esclave » du péché, c’est être incapable de penser et de vivre son existence de façon singulière parce que l’on reste enchaîné à celle que d’autres ont rêvée. C’est à cela qu’il faut mourir pour pouvoir « mener une vie nouvelle », comme dit Paul.
Littéralement, le « baptême » est un « plongeon » dans les eaux, une mort symbolique à ce que l’on est, qui permet de ressortir vivant à la suite du Ressuscité. Pour la plupart des chrétiens, le baptême est donné au début de la vie. C’est alors comme une sorte de « mime » ou de « parabole » qui fait signe pour la suite de l’existence : vivre son baptême, c’est travailler à s’affranchir de l’esclavage qui consiste à mener son existence conformément au désir d’autrui, à l’image d’Isaac délié des liens par lesquels son père l’attachait à lui, ou à l’image d’Israël qui cesse de vivre selon le bon vouloir de Pharaon en traversant la mer. Dans les deux Testaments, la parole de Dieu, qui invite chacun à devenir ce qu’il est, peut être un guide pour quiconque souhaite aller de l’avant vers cette vie nouvelle.
Évangiles
Année A
Il est ressuscité et il vous précède en Galilée » (Matthieu 28,1-10)
Après le sabbat, à l’heure où commençait à poindre le premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent pour regarder le sépulcre. Et voilà qu’il y eut un grand tremblement de terre ; l’ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre et s’assit dessus. Il avait l’aspect de l’éclair, et son vêtement était blanc comme neige. Les gardes, dans la crainte qu’ils éprouvèrent, se mirent à trembler et devinrent comme morts. L’ange prit la parole et dit aux femmes : « Vous, soyez sans crainte ! Je sais que vous cherchez Jésus le crucifié. Il n’est pas ici, car il a été réveillé, comme il l’avait dit. Venez voir l’endroit où il reposait. Puis, vite, allez dire à ses disciples : “Il a été réveillé d’entre les morts, et voici qu’il vous précède en Galilée ; là, vous le verrez.” Voilà ce que j’avais à vous dire. »
Vite, elles quittèrent le tombeau, remplies à la fois de crainte et d’une grande joie, et elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. Et voici que Jésus vint à leur rencontre et leur dit : « Réjouissez- vous3. » Elles s’approchèrent, lui saisirent les pieds et se prosternèrent devant lui. Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. »
Quel étrange récit ! Au début, c’est la surprise : des femmes viennent regarder un tombeau... et un séisme les secoue. Elles voient un ange descendre comme l’éclair pour ôter la pierre qui ferme la tombe, sont éblouies par l’éclat de son vêtement. Quant aux gardes, ils avaient été postés à cet endroit pour éviter que les disciples de Jésus viennent dérober son corps de manière à pouvoir prétendre qu’il est ressuscité ; à présent, les voilà transformés en témoins atterrés du tombeau qui s’ouvre ; « deve- nant comme morts », ils doivent bien constater que la vie triomphe. Quelle ironie ! D’autant que les femmes sont invitées par l’ange à ne pas craindre, car il a un message de vie pour elles. Et si, en quittant la tombe désertée, elles sont « remplies de crainte », ce n’est pas parce qu’elles ont peur, mais parce qu’elles sont impressionnées par ce dont elles viennent d’être témoins et qui les remplit en même temps de joie.
Mais pourquoi les femmes reçoivent-elles deux fois la même mission : aller avertir les disciples pour qu’ils aillent en Galilée où ils verront leur maître vivant ? Pourquoi Jésus interrompt-il leur course vers les disciples pour répéter la fin du message de l’ange ? L’apparition doit-elle confirmer pour elles la nouvelle invraisemblable que le tombeau vide atteste le réveil du crucifié ? Jésus vient-il leur dire de cesser de craindre pour être tout entières à leur joie, comme sa salutation les y invite ? Vient-il à leur rencontre pour confirmer l’incroyable message qu’elles ont à transmettre aux disciples ? Ce message le voici : c’est en Galilée que le crucifié les attend, là où tout a commencé pour eux, eux qui sont désormais « les frères » de Jésus ; c’est là que tout va recommencer pour eux avec la mission que Jésus leur confiera bientôt pour toutes les nations. La résurrection de Jésus, c’est aussi une nouvelle vie qui s’amorce pour les disciples, un éveil qui leur ouvre l’avenir inattendu.
Année B
Des femmes au tombeau (Marc 16,1-7 + 8)
Le sabbat une fois passé, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des par- fums pour aller embaumer le corps de Jésus. De grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau alors que le soleil se levait. Elles se disaient l’une à l’autre : « Qui roulera pour nous la pierre de l’entrée du tombeau ? » Levant les yeux, elles voient que la pierre a été roulée, car elle était très grande.
Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme vêtu d’un habit blanc. Elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : « Ne soyez pas effrayées ! Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ? Il a été éveillé. Il n’est pas ici : voici l’endroit où il a été déposé. Mais allez, dites à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : là vous le verrez, comme il vous l’a dit.” » [Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient prises de tremblement et de stupeur ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.]
Quand on a lu dans le même évangile (14,3-9) la scène où une femme vient oindre la tête de Jésus et où celui-ci dit « D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement », on se demande pourquoi d’autres femmes achètent des parfums pour un embaumement qui a déjà eu lieu. Ensuite, l’insistance de l’évangéliste sur le moment où ces femmes partent pour le tombeau attire l’attention : « De grand matin, le premier jour de la semaine [...] alors que le soleil se levait ». Du neuf semble se dessiner, un matin nouveau, une semaine qui commence quand la lumière se fait, comme le premier jour du monde, où la lumière jaillissait en réponse au « Que la lumière soit ! » de Dieu. Autre élément de surprise : les femmes parties au tombeau n’ont pas pensé à la lourde pierre qui le ferme. Elles semblent y penser seulement à leur arrivée... pour se rendre compte qu’elle est roulée de côté. Qui a pu forcer les portes de la mort ? C’est que la pierre est très grande !
Nouvelle surprise : entrant dans le tombeau, les femmes ne voient pas le corps qu’elles s’attendent à trouver, mais un « jeune homme » (personne ne dit que c’est un « ange ») revêtu de blanc, ce qui évoque également la nouveauté, la lumière. En vêtement blanc, comme celui de Jésus à la trans- figuration (Marc 9,3), cet homme est « assis à droite », comme le Messie du psaume 110,1, assis à la droite de Dieu (que Jésus cite en Marc 12,36), comme aussi le fils de l’humain de Daniel 7,13, assis à la droite du tout-puissant (que Jésus cite en Marc 14,62) : serait-ce une figure du ressuscité qui a dé- serté la tombe ? Marc ne le dira pas. Il préfère laisser résonner la parole dont le jeune homme est porteur. Voyant la frayeur des femmes, celui-ci tente de les rassurer. Puis, faisant écho à leur re- cherche, il les surprend : le crucifié ? Éveillé, relevé ! Disparu, celui qui était déposé là... À sa place, une mission, un message à transmettre, qui ne fait que reprendre ce que Jésus a dit aux disciples avant son arrestation : « Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée » (14,27-28). La Galilée, là où tout a commencé, lorsque Jésus s’est mis à proclamer « la bonne nouvelle de Dieu en disant : “Le temps est accompli. Le Règne de Dieu s’est fait proche : changez de mentalité et fiez-vous à la bonne nouvelle” » (Marc 1,14-15). Autrement dit, Jésus attend ses disciples avec la même bonne nouvelle, mais désormais confirmée par sa victoire sur la mort. Dorénavant, c’est dans la proclamation de cette bonne nouvelle qu’il se rendra visible.
La finale est tellement surprenante que le censeur a préféré l’omettre purement et simplement – pour éviter aux prédicateurs de devoir l’expliquer, je présume. (Censurer ce qui pose question, c’est tellement catholique !) Malgré la tentative du jeune homme pour les rassurer avec un message plutôt réjouissant, les femmes semblent encore plus effrayées : elles tremblent sous le coup de la stupeur. C’est le dernier mot du récit de Marc, qui laisse lecteur et lectrice sur cette énigme. Comme si, déce- vant leur attente, il voulait les intriguer, les obliger à se questionner, et à recueillir le message que les femmes n’ont transmis à personne mais qu’ils ont entendu. Le lecteur est ainsi renvoyé en Galilée, c’est-à-dire au début du récit : il peut se mettre à le relire à la lumière d’une finale qui lui donne un sens nouveau, tout en sachant que le dernier mot ne cessera de lui échapper. C’est la liberté de la lectrice, du lecteur, que Marc suscite ainsi : à lui, à elle de risquer le dernier mot en voyant comment répondre à la bonne nouvelle à peine entendue dans la bouche du jeune homme.
Année C
Le message de la tombe désertée (Luc [23,55-56] 24,1-12)
[Les femmes qui avaient accompagné (Jésus) depuis la Galilée suivirent (Joseph d’Arimathie) et virent le tombeau et comment son corps avait été déposé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent des aromates et de la myrrhe. Puis, le sabbat, elles se reposèrent selon le précepte, et] le premier jour de la semaine, à la pointe de l’aurore, elles allèrent au tombeau, portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. Une fois entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. Alors qu’elles étaient perplexes à ce propos, voici que deux hommes se tinrent devant elles en habit éblouissant. Saisies de frayeur, elles gardaient leur visage incliné vers le sol. Ils leur dirent : « Pourquoi cherchez-vous celui qui est vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, il a été réveillé. Rappelez-vous ce qu’il vous a dit quand il était encore en Galilée : “Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains d’hommes pécheurs, qu’il soit crucifié et que, le troisième jour, il se relève”. » Et elles se rappelèrent ses paroles. Revenues du tombeau, elles rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. C’étaient Marie Madeleine, et Jeanne, et Marie [mère] de Jacques et les autres femmes avec elles. Elles disaient cela aux Apôtres, mais ces propos leur semblèrent du délire, et ils étaient incrédules. Alors Pierre se leva et courut au tombeau, et en se penchant, il ne vit que les linges. Il s’en alla chez lui, tout étonné de ce qui était arrivé.
Aucun des évangiles canoniques ne relate le fait de la résurrection de Jésus, comme s’il échappait à toute description, à toute saisie. (Certains écrits apocryphes ne se privent cependant pas de le faire.) Ce qui est susceptible d’être raconté, c’est ce qui se passe après, en premier lieu la visite de femmes au tombeau, au petit matin du premier jour de la semaine. Dans le récit de Luc, il n’y a pas vraiment de rupture avec la fin de la Passion. La transition se fait avec les femmes qui ont assisté à l’ensevelissement et ont attendu que le sabbat soit passé pour aller embaumer le corps. Elles s’apprêtent donc à poser le dernier acte de cette histoire : les rites funéraires. Trouver la pierre roulée de côté ne semble pas les étonner (cela leur facilite même la vie !). En revanche, ne pas trouver le corps les perturbe profondément : perdues, déconcertées, elles ne savent que penser. Leur venue perd tout à coup son sens.
L’arrivée inopinée de deux hommes les fait passer de la perplexité à l’effroi. Pourquoi deux, là où Marc en met un seul en scène ? Pour éviter toute confusion avec le ressuscité ? Parce qu’il faut deux témoins pour que le témoignage soit recevable ? Toujours est-il que, lorsqu’effrayées, les femmes n’osent pas lever les yeux devant ces êtres de lumière qui se présentent à elles, leur réaction donne à penser qu’elles ont conscience d’être face à des êtres venant du monde céleste. C’est de là qu’ils apportent leur témoignage concernant celui que les femmes cherchent « avec les morts », expliquant ainsi l’absence du corps dans la tombe. Ils le déclarent vivant parce qu’il a été réveillé – la mort étant comparée à un sommeil. Et ils corroborent leur témoignage en précisant qu’il est conforme à ce que Jésus a annoncé dès avant de quitter la Galilée pour monter à Jérusalem (voir 9,22 : « il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et qu’il soit réveillé le troisième jour »). La pointe de cette annonce, c’est que ce qui allait arriver à Jésus était conforme à la volonté de Dieu révélée dans les Écritures – c’est le sens du verbe « il faut ».
Manifestement, même si les paroles de Jésus sont amplement reformulées, le rappel de ces propos réveille la mémoire des femmes et les convainc que les deux hommes ont dit vrai, puisqu’elles vont raconter « tout cela » aux apôtres et aux disciples qui sont avec eux. Mais pour eux, le récit du groupe des femmes (dont trois sont nommées) est délirant. Même le rappel des paroles de Jésus n’a pas le même effet chez eux que chez les femmes. Il faut dire qu’après la première annonce de la pas- sion (9,22), ils sont restés muets ; à la deuxième, ils n’ont rien compris et avaient peur d’interroger Jésus (9,44-45) ; et la troisième fois, « ils n’y comprirent rien : celle parole leur demeurait obscure et ils n’en saisissaient pas le sens » (18,33-34). Même après le récit des femmes, leur franc ne tombe pas ! Incapables de se fier à une parole qui est un non-sens à leurs yeux, ils ne peuvent qu’être incrédules. Pierre semble tout de même avoir des doutes. Il va à la tombe, mais la vue des seules bandelettes, qui est de nature à corroborer le récit des femmes, le plonge dans un étonnement qui en restera là !
Dans cette scène, la perplexité initiale des femmes, l’incrédulité des Onze et l’étonnement de Pierre sont autant de traits par lesquels Luc insiste sur la difficulté à croire l’annonce de la résurrection de Jésus. Il met ainsi en scène le scepticisme probable de ses lecteurs et lectrices grecs, pour qui la résurrection des morts ne peut être qu’une fable ridicule (voir Actes 17,31-33). « Vous avez des difficultés croire ? – semble-t-il leur dire. Rien de plus normal : même les plus proches disciples de Jésus n’y ont pas cru ! Il a fallu que le ressuscité se montre à eux pour y croire finalement ». C’est ce que raconte la fin du ch. 24 de l’évangile. À commencer par l’histoire de l’apparition sur le chemin d’Emmaüs (v. 13-35). (Luc 24,36-48 est l’évangile du 3e dim. de Pâques, année B.)
André Wénin
[1] Pour un commentaire davantage détaillé, voir 2e dim. de carême, année B.
[2] Le poème du ch. 15 traduit cette avidité en prêtant ces mots aux Égyptiens : « L’ennemi se disait : “Je poursuivrai, je rattraperai ; je partagerai le butin, ma gorge s’en gavera ; je tirerai mon épée, je ferai main basse » (verset 9).
[3] La formule correspond à une façon courante de saluer les personnes que l’on rencontre. Mais dans le cadre de ce récit où il vient d’être question de joie, n’est-il pas possible de prendre la salutation au pied de la lettre