Tu as bien fait de m'ouvrir cette fenêtre sur toi. La communion de deux être proches est un état intermittent qui sépare les zones ternes et obscures, et périodiquement, il faut crever le dépôt que la vie insère entre eux, l'écran même des faits, des événements, des choses, et qui semble les unir. Il faut qu'une fusée de laves profondes et brûlantes vienne fondre cette alluvion inerte des jours. Et cette lave s'appelle "Vérité". Le coeur et la vérité ne marchent pas de pair. Il arrive que la haine, ou simplement l'agressivité, soit terriblement plus lucide que l'affection trop laissée à elle-même. L'affection est douce et arrangeante, prompte aux compromis, à l'illusion bénisseuse. Elle aime à se laisser berner par un ronronnement fleuri de mots trompeurs. Elle devient une morte vivante. Des silences s'établissent, des habitudes de se taire ensemble sur les mêmes choses, ou d'échanger sur elles les mêmes mots convenus ou usés. Ce vocabulaire a l'air de vivre et de faire vivre, en réalité, il se fige lentement et, sécrétant son tissu, sclérose les fibres mêmes de la vie.

C'est ainsi je pense, que beaucoup de couples sèchent sur place sans s'en apercevoir. Nous savons combien les meilleurs foyers doivent être vigilants à ne pas laisser s'insérer entre "moi" et "toi" cette pellicule insensible, résultat de tous les silences non éclairés, de toutes les bavures du corps ou du langage, des rognures de tout ce qui, en nous, n'est pas personnel, vigilant, lucide, aimant.

La difficulté n'est pas la même dans toutes les situations. Dans un couple, l'obstacle c'est la banalité de la vie quotidienne, la pression de la promiscuité qui déflorent le miracle de la vie. De père à fils, l'obstacle est plutôt la différence des expériences, parfois leur éloignement dans l'espace qui rend plus difficile encore la communication. On se les dit mal ou trop vite. On les laisse plus ou moins paresseusement couler sous des rapports habituels, des chansons montées de l'enfance, agréables et faciles. Si on continuait interminablement ainsi, on finirait par se parler toujours le plus affectueusement du monde, on continuerait à ressentir les sentiments les plus chauds, mais sur une sorte de vide, d'ignorance mutuelle, profonde, de mensonge vital.

C'est ici qu'il faut reprendre avec la vraie nature de l'affection. Elle n'est pas pour que l'on soit heureux ensemble mais pour que l'on soit plus ensemble. C'est la loi du plus, de la croissance spirituelle et de la vérité qui fait mal, le sacrifice qui fait mal, la lutte qui fait mal. "Mon royaume n'est pas de ce monde" ; toute affection trop harmonieuse, tout accord trop constant, toute douceur trop systématique, tout optimisme trop arrangeant, sont partiellement tissés de mensonge.

Nous devrions mesurer la profondeur des affections, certes, aux joies mutuelles que nous donnons, mais aussi, je force à peine ma pensée, aux blessures que nous faisons. Il y a des blessures vaines, celles qui viennent du choc des égocentrismes ; je parle des autres, bien entendu, de celles qui sont nécessaires pour ne pas vivre dans le mensonge et pour se réveiller mutuellement du sommet de l'habitude Ce qui est grand, c'est le désir de s'aimer et la lutte pour l'amour. La transfiguration de l'amour, la béatitude de l'amour, un miracle la donne de temps à autre.