Article header background
Répertoire

Alain Arnould

image

Impressions estoniennes 2

Lettre à la famille et aux amis
Pâques 2025

Comment ne pas commencer cette deuxième lettre avec la rencontre européenne que la Communauté de Taizé organisait à Tallinn fin décembre dernier. Quelque 3500 jeunes européens ont répondu à l’invitation de la Communauté de Taizé et du Conseil des églises estoniennes et se sont répartis dans la ville de Tallinn et ses environs. Deux frères de la Communauté de Taizé avaient sollicité notre hospitalité pendant ces jours. En outre, six participants ont campé sous le toit de notre maison, répartis dans notre sacristie, le grenier et le bureau. Nous avons ainsi eu l’occasion de partager notre foi et notre confiance en ce temps de Noël où nous nous souvenons que Dieu s’est fait homme. Ce fut un temps béni !

image

Décor d'Anu Raud - crédit photo : Dominicains de Belgique

Tous les soirs, les participants se retrouvaient pour une prière à la patinoire de Tondiraba, en banlieue de Tallinn. L’ambiance y était sans aucun doute très différente de celle de championnat d’Europe de patinage artistique qui ont suivi! Chaque soirée fut un moment fervent. Voir ces jeunes chrétiens, venus de quasiment tous les pays européens pour se rencontrer et prier ensemble fut un formidable signe d’espérance. Les organisateurs avaient confié la décoration de la patinoire devenue lieu de prière à Anu Raud (°1943), une artiste estonienne qui consacre sa vie à créer des œuvres qui reprennent des motifs estoniens traditionnels. Elle vit dans un coin reculé du pays mais la manne de textiles et autres œuvres d’art populaire qu’elle a rassemblée fait désormais partie du Musée national d’Estonie.

Les grandes bannières qu’elle avait créées pour l’occasion évoquent bien l’ambiance estonienne. Le fond gris, tel que les ciels souvent bas qui rythment les journées des habitants de ce pays ou tel que les étendues de neiges quand les flocons viennent recouvrir la lande, est ponctué de petits motifs tirés de la vie quotidienne estonienne rurale. Anu Raud les observe depuis les fenêtres de sa ferme-atelier : une grille, un chien, un moulin à vent, quelques pins, l’étoile estonienne à huit pointes, quelques moutons, des croix comme on en retrouve incrustées par des passants sur les troncs dans les forêts du pays. Rien de bien extraordinaire mais qui peut tout de même susciter l’émerveillement !

Au milieu de cette normalité et de cette simplicité, une scène, éclairée d’une lumière chaleureuse, représentait la Nativité du Christ.

Oui, le Kindeke Jezus n’est pas uniquement venu in Vlaanderen, comme le narrait Felix Timmermans, mais aussi en Estonie ! Ou comme le disait le martyr dominicain, le bienheureux Pierre Claverie : « Je reste en Algérie parce que le Christ y est présent ». La toile d’Anu Raud, avec son ambiance estonienne, raconte en même temps la portée universelle de l’Incarnation de Dieu. Le Christ vient à nous là où nous sommes et dans ce que nous vivons. Il nous convie dans notre quotidien, qui parfois peut être un hiver, à venir le rencontrer afin de nourrir notre espérance et nous donner sa vie en abondance.

image

Décor d'Anu Raud - Nativité
crédit photo : Dominicains de Belgique

En début d’année aussi, j’ai voulu présenter mes vœux au métropolite Stéphanos de l’église orthodoxe estonienne. A l’issue de la liturgie dominicale, il m’a invité à partager le repas qui se sert chaque dimanche dans sa cathédrale et nous avons eu amplement le temps de discuter. Il semblait heureux de pouvoir m’instruire sur l’histoire de son église, de sa présence ici, des persécutions qu’elle a subies au vingtième siècle.

Quand il est arrivé en Estonie après que le pays ai retrouvé son indépendance, il a hérité d’une église décimée. Aujourd’hui, elle croît et retrouve sa place dans la société. Les relations avec l’église orthodoxe russe restent compliquées à cause de la non-reconnaissance de l’église orthodoxe estonienne par le patriarcat de Moscou. La situation politique en Europe orientale n'arrange guère cette situation. Le gouvernement estonien s’apprête à légiférer en général sur la délicate question des influences extérieures, maladroitement selon certains. L’église orthodoxe russe s’en trouvera sans doute affectée. Son métropolite s’est d’ailleurs retiré en Russie, ce qui est en soi un problème.

image

Célébration liturgique en la cathédrale Saint-Siméon, Tallinn - crédit photo : Dominicains de Belgique

L’église orthodoxe estonienne a subi trois vagues de persécutions en 1920, 1941 et 1953 et a intégré ses martyrs dans sa liturgie. Le programme iconographique de la cathédrale orthodoxe estonienne à Tallinn évoque très éloquemment la tragédie de ces témoins de la foi.

image

La Cathédrale orthodoxe estonienne Saint-Siméon - Crédit photo : Dominicains de Belgique

Ce sera bientôt au tour de l’église catholique romaine d’inscrire à son calendrier des bienheureux et des saints le nom du martyr Eduard Proffitlich, premier administrateur apostolique de l’église catholique d’Estonie (béatification du 17 mai reportée par suite du décès du pape François).
Ce jésuite allemand a été envoyé en Estonie pour être le pasteur de la toute petite communauté catholique du pays, a appris la langue, a été naturalisé estonien et s’est donné corps et âme comme témoin de la foi chrétienne pour son pays d’adoption. Alors que le pays était occupé par la Russie, il a été déporté et est mort d’épuisement au goulag en 1942. Au-delà de ceux qui ont été élevés à l’autel pour nourrir la mémoire des chrétiens de ces épisodes tragiques de l’histoire estonienne, il y a une multitude d’estoniens qui ont été persécutés par les russes et sont morts au goulag et dans les prisons estoniennes.

image

Tallinn, Memoriaal Maarjamäe, en mémoire des morts de la répression communiste - crédit photos Dominicains de Belgique

Dans le mémorial de Maarjamäe

quelque 22.000 noms de femmes, hommes et enfants estoniens morts à cause des persécutions de l’occupant communiste sont gravés sur les murs métalliques d’un long couloir, creusé une colline de la capitale.
Sur le mur extérieur, des abeilles qui butinent font allusion au poème du poète estonien Juhan Liiv (1864-1913), écrit en 1909 alors que le pays devra encore attendre dix ans avant d’accéder à son indépendance. Transposé en musique par Peep Sarapik (1949-1994), ce poème est devenu un chant patriotique. Comme les abeilles sont toujours, de fleur en fleur, à la recherche de nourriture, les estoniens aspirent à leur patrie. Beaucoup meurent en chemin mais toujours ils continuent à ardemment désirer de pouvoir vivre de leur pays indépendant (Lien).
Au total, ce sont quelque 97.000 estoniens qui ont été victimes du régime communiste russe de 1941 à 1990. Chaque estonien connaît un parent, ami, voisin qui a subi ce drame et porte cette blessure dans son histoire.

En réfléchissant avec la fraternité dominicaine à cette sombre page de l’histoire estonienne, il nous a semblé que la béatification d’Eduard Profittlich était l’occasion de faire mémoire de ces victimes et de montrer combien la petite communauté catholique estonienne, à l’origine largement composée d’étrangers mais accueillant depuis vingt ans un nombre non négligeable de convertis estoniens, s’est liée à l’histoire de ce pays.

Lors de la proclamation de la béatification (date à venir), nous organiserons une lecture continue et publique les noms des 22.601 estoniens et estoniennes qui sont décédés lors de ces persécutions. Pendant environ 21 heures, des lecteurs se relayeront dans une salle du couvent dominicain médiéval de Tallinn pour évoquer leur mémoire. Les volontaires pour venir lire les noms ne manquent pas. Nous essayons d’y inclure des groupes variés de la société estonienne. Pour les chrétiens, ce sera comme une longue litanie, pour tous un moyen de faire mémoire de ces victimes.

image

Tallinn, Memoriaal Maarjamäe - crédit photo : Dominicains de Belgique

Sans les laïcs de la fraternité dominicaine Fra Angelico de Tallinn, cette initiative ne pourra jamais voir le jour. Pour ma part, les contacts qu’il faut prendre dans le cadre de ce projet me mettent en relation avec beaucoup de monde et me permettent de mieux comprendre et apprécier les habitants de ce petit pays. Combien de fois, quand je présente cette initiative, n’ai-je pas entendu comme première réaction : « mon grand-père, ma grand-mère, mon oncle, ma tante, eux aussi… ». Comme l’intérêt de cette initiative dépasse largement la communauté catholique, elle est aussi un moyen de donner un peu de visibilité à la présence dominicaine au-delà de notre réseau pastoral habituel.

Si le Seigneur ne bâtit la maison, les bâtisseurs travaillent en vain ; si le Seigneur ne garde la ville, c'est en vain que veillent les gardes (Ps 126,1). C’est aussi vrai pour cette initiative qui à maints égards dépassent les moyens de notre petite présence dominicaine en Estonie. Je vous invite donc aussi à inclure cette initiative dans vos prières. Ce n’est qu’avec l’aide de Dieu que la lecture de cette longue litanie portera des fruits de réconfort et d’espérance.

NB les détails de la retransmission de cette cérémonie sur youtube seront précisés en temps utile

image

Arbre généalogique linguistique (à droite, le petit rejeton des langues ouraliennes, auxquelles appartient l’estonien.)
Mais peut-être en sera-t-il comme du rameau de Jessé, que Dieu a fait passer par un pâturage perdu pour assurer un digne lignage… (1Sam 1-13)?

Pendant ce temps, je poursuis mes efforts pour apprendre la langue estonienne.

Comme me l’a expliqué un ami, me voilà qui apprend maintenant une seconde langue, les autres n’étant que des dialectes l’une de l’autre ! L’illustration ci-dessous explique sa remarque. L’image est sans doute trop petite pour que vous y repériez l’estonien (dans la branche de gauche du rejeton à droite de l’image, à côté du finnois) mais elle vous aidera à comprendre que le million de personnes qui le parlent font peu le poids par rapport aux langues internationales. Pourtant, l’estonien se classe parmi le premier millier des six mille langues les plus parlées sur notre planète.

La langue est une des fiertés de ce pays et un élément identitaire important.

Pendant mes sept années romaines, j’ai été témoin comment après un quart d’heure, le sujet de conversation glissait inéluctablement vers la nourriture. Un phénomène similaire opère ici mais vers la langue. Sa complexité, théorisée par des tendances autant que par des règles et des exceptions, en fait un sujet animé de conversation. Pour quelque peu aborder ce défi linguistique, il me faut beaucoup de patience et d’acharnement. Le fait que les occasions de parler l’estonien me manquent et que les estophones, par gentillesse et nécessité, basculent facilement vers l’anglais, le français ou l’allemand ne me facilite pas la tâche.
Pendant trois mois, j’ai suivi deux fois par semaines des cours en ligne et je m’astreins à écrire des courriels et des homélies en estonien. En janvier, j’ai suivi pendant trois semaines un troisième cours à l’Université de Tallinn. Un compatriote qui réside ici a décrété que j’en étais au stade de commencer à lire des livres et m’a prêté Miaou de Annie M.G. Schmitt, traduit dans la langue de Tammsaare. Cela m’a fait sourire de lire un livre en estonien alors que je pourrais le lire dans la langue originale mais les courtes phrases et le vocabulaire élémentaire sont à peu près de mon niveau! Je me demande bien ce que Het fluitketeltje pourrait donner en estonien !
Malgré ces efforts, je ne puis toujours pas dire que je comprends une conversation. Cependant, je sens un léger progrès ! Sans doute que, comme Zacharie, dois-je me contenter de me taire pendant un bon moment. De toute façon, apprendre une autre langue me semble toujours un investissement enrichissant. Une langue reflète la manière de penser de ceux qui la pratiquent et donne des clés de compréhension pour la culture. Tout ce que je puis apprendre m’apparaît donc positif !
La langue estonienne est bien vivante. Tenant compte du petit nombre qui la parle, la littérature est prolixe, les traductions d’ouvrages allochtones abondent. Gageons que cela l’aidera à survivre face aux langues indo-européennes.

image

Icône des Martyrs orthodoxes estoniens du XXe siècle - Tallinn, Cathédrale orthodoxe estonienne -
crédit photo : Dominicains de Belgique

Pour varier les plaisirs et palier une saturation que je ressens parfois par rapport à l’apprentissage de la langue, je me suis mis à trier et cataloguer la très modeste et souvent désuète bibliothèque du couvent. Depuis le retour des frères à Tallinn en 1996, les livres se sont accumulés et n’ont jamais fait l’objet de catalogage. Plus personne ne connaît le contenu de ce fonds. Il s’agit donc de rendre ce petit fonds accessible, même à un petit nombre de lecteurs potentiels. Tout est fait de petits nombres ici. C’est aussi pour le préparer à la prochaine génération et pour voir où il est nécessaire de l’enrichir avec des ouvrages plus récents. C’est un travail de longue haleine mais c’est aussi un signe d’espérance que la présence dominicaine ici est appelée à être poursuivie. Et un couvent dominicain sans bibliothèque, ce serait un peu comme l’Estonie sans chant !

A ma grande joie, je peux aussi donner un cours d’iconographie chrétienne à la Eesti Kunsti Akadeemia qui est une école artistique supérieure. Il fallait au moins cinq étudiants pour que le cours puisse être organisé. En fin de compte ce sont 21 étudiants qui se sont inscrits pour le cours, ce qui a étonné jusqu’à la direction. Je prends plaisir à balayer l’histoire de l’iconographie chrétienne avec eux en espérant leur offrir des repères pour mieux comprendre les images qui illustrent notre foi et son histoire.
Dans un pays aussi sécularisé que l’Estonie, ce parcours relève de la découverte pour les étudiants. Lors du premier cours, après leur avoir expliqué la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, cherchant à être à leur niveau de connaissance, je leur ai demandé si cette présentation avait bien été utile. D’un seul cœur ils m’ont certifié que cela l’avait bien été ! Je fais donc attention à mon vocabulaire et m’arrête régulièrement pour expliquer quelques mots du jargon artistico-liturgico-ecclésiastique. Le tout se déroule dans un silence religieux bien différent de ce que j’ai connu à Gent ! Cela faisait plus de vingt ans que je n’avais plus eu l’occasion de donner cours. Il me faut donc passer de la recherche de diapositives à la composition de présentations power-point…

image

Chapelle du couvent Sainte-Catherine de Sienne, Tallinn - crédit photo : op.org

Les visites de l’étranger se succèdent ici, entretenant le lien avec l’étranger.

Début février, ce furent le frère Nicolas, provincial de France et son assistant, le frère Michel qui nous ont fait le plaisir de leur visite, ce qui nous a permis d’envisager l’avenir. Je puis maintenant envisager mon séjour ici au moins jusqu’en janvier 2027. Ensuite, ce furent mon frère et ma belle-sœur qui se sont risqués aux rigueurs climatiques (somme toute très clémentes cette année) estoniens. Nous avons découvert ensemble le Musée National Estonien à Tartu à la muséographie époustouflante. Puis quelques amis et fin mars, ce fut au tour du provincial de Pologne, le frère Lukas et du vicaire d’Ukraine, le formidable frère Jaroslaw que vous connaissez peut-être par le biais de ces lettres. Ensemble, nous avons prié pour une juste paix pour ce pays.

Sans doute, vous attendez-vous à quelque commentaire sur la situation géopolitique, vue de ce recoin de l’Union Européenne. Évidemment coincé entre les ploutocraties américaines et russes, les estoniens ne peuvent que ressentir la situation comme incertaine. Leur indépendance et leur spécificité semblent en balance. Avec la résilience et la retenue qui se sont inscrites dans leurs gènes au fil des occupations du pays, ils observent avec appréhension les coups d’éclat de politiciens peu recommandables. Le sujet n’est qu’effleuré, du moins en ma présence, mais l’inquiétude est palpable.

Nous prions beaucoup pour la paix et la justice :

que le Seigneur suscite des vocations pour œuvrer à la justice et à la paix en construisant des ponts dans un monde divisé. La confiance que Dieu nous accompagne dans ces turbulences nourrit notre espérance. Les fêtes de Pâques sont là pour nous rappeler que par amour pour l’homme, pour chacun d’entre nous, Dieu a vaincu la mort et le mal !
Je vous souhaite donc de belles fêtes pascales : qu’elles remplissent votre cœur de l’espérance que Dieu ne nous abandonne jamais !

Que le Seigneur vous bénisse et vous garde !

Frère Alain

Si vous souhaitez soutenir la mission dominicaine en Estonie, vous pouvez nous inclure dans vos prières et/ou verser votre don à :

DOMINIKAANI VENDADE ORDU KLOOSTER TALLINNAS
MÜÜRIVAHE TN 33-11,
10140, HARJUMAA, TALLINN, EESTI
SWEDBANK AS
SWIFT/BIC: HABAEE2X
IBAN: EE77 2200 2210 1673 5627

D’avance un très grand merci !