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Répertoire
André Wénin
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15ème Dimanche ordinaire

« Vie et joie, à vous qui cherchez Dieu ! »

(Psaume 69,33b)

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Une loi de vie (Deutéronome 30,10-14)

[Moïse disait à Israël :] « Écoute la voix du Seigneur ton Dieu, en observant ses commandements et ses décrets inscrits dans ce livre de la Loi, et reviens au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme. Mais ce commandement que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-dessus de tes forces ni hors de ton atteinte. Elle n’est pas dans les cieux, pour que tu dises : ‘Qui montera aux cieux et la prendra pour nous, pour nous la faire entendre, afin que nous la mettions en pratique ?’ Elle n’est pas au-delà de la mer, pour que tu dises : ‘Qui se passera pour nous au-delà de la mer et la prendra pour nous, pour nous la faire entendre, afin que nous la mettions en pratique ?’ Elle est tout près de toi, cette Parole, dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu la mettes en pratique. »

Pourquoi donc le censeur s’est-il pris la liberté de changer le texte du verset 10 au début de cet extrait ? Ce qu’il a bien voulu garder est en réalité la seconde partie d’une phrase dont il a censuré le début, le contraignant à adapter ce que ses ciseaux ont épargné. Dans le texte de la Torah, la phrase conclut une évocation de la conversion d’Israël à l’alliance : « Le Seigneur ton Dieu te comblera de biens en toute œuvre de tes mains – dans le fruit de ton sein, le fruit de ton bétail et le fruit de ta terre – parce que le Seigneur prendra de nouveau plaisir à ton bonheur, comme il prenait plaisir à celui de tes pères. C’est parce que tu auras écouté la voix du Seigneur ton dieu en observant ses commandements et ses décrets, ce qui est écrit dans ce livre de la Torah [Loi], et que tu seras revenu au Seigneur ton dieu de tout ton cœur et de tout ton désir » (versets 9-10). Plutôt que d’exhorter à écouter la voix du Seigneur et d’inviter à se convertir (comme dans la lecture liturgique), il s’agit de décrire le résultat de la conversion, de la pratique de la Loi : des fruits de vie accordés largement par Dieu. Car celui-ci désire prendre plaisir à faire plaisir à son peuple. Mais sa généreuse bienveillance est pour ainsi dire neutralisée quand le peuple refuse de marcher sur le chemin qui conduit à la vie, ce chemin balisé précisément par la Loi.

Moïse ajoute que cette Loi qui conduit au bonheur n’est en rien inaccessible. Comme elle vient de Dieu, elle pourrait en effet sembler hors de portée des humains. En réalité, c’est le contraire : elle est toute proche et même intérieure : « dans ta bouche et dans ton cœur ». Dans ces conditions, si quelqu’un pense que la Parole de Dieu est lointaine, c’est qu’il est loin de lui-même et de son désir de vie, étranger à son propre cœur. Quelque chose de fondamental s’énonce ici : la Parole écrite dans le livre de la Loi, cette Parole lue, proclamée, répétée, commentée, est aussi inscrite au cœur de chacun, au plus intime de lui-même, comme une présence indicible de Dieu. De la sorte, la lecture de la Parole en privé ou sa proclamation publique ont une seule fonction : éveiller ou réveiller la Parole qui se murmure au cœur de l’être ou qui sommeille en lui. Leur visée est de provoquer un phénomène d’écho invitant à écouter cette voix qui, de l’intérieur, au plus intime du désir de l’être, pousse à chercher la vie et le bonheur authentique, une voix à laquelle les bruits du monde empêchent de prêter l’oreille. Proclamée par « la bouche », elle désire toucher « le cœur » dans l’espoir d’être entendue et vécue.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Un Samaritain en chemin (Luc 10,25-37)

Un docteur de la Loi se leva et se mit à tester Jésus en disant : « Enseignant, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » L’autre répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. » Jésus lui dit : « Tu as répondu correctement. Fais ainsi et tu vivras. » Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? » Jésus reprit la parole : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa à distance. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa à distance. Mais un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion. Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : ‘Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai.’ Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Le docteur de la Loi répondit : « Celui qui a fait preuve de pitié envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. »

Le docteur de la Loi, raconte Luc, cherche à tester Jésus. S’il le teste, c’est qu’il a lui-même une réponse à sa propre question. Mais il veut savoir si la façon de voir du « maître » qui se fait fort d’enseigner (le didaskalos, en grec) est conforme à ce qu’il estime correct. La réponse, d’ailleurs, est assez évidente pour un connaisseur de la Loi comme lui. On la lit en toutes lettres à la suite immédiate du texte qui constitue la 1re lecture, en Deutéronome 30,15-20 dont je reprends ici les versets 15-16 et 19-20 :

Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur, moi qui te commande aujourd’hui d’aimer le Seigneur ton Dieu, de marcher dans ses chemins, de garder ses commandements, ses décrets et ses préceptes. Alors, tu vivras et te multiplieras le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. […] Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui ; car c’est lui, ta vie, ta longue vie sur la terre que le Seigneur a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob de la leur donner.

Bref, avoir la vie, connaître une vie heureuse suppose d’être fidèle dans l’observance de la Loi, et le scribe ne peut pas ne pas le savoir. Mais Jésus entend le dérouter : il esquive le test et renvoie son interlocuteur à lui-même avec deux questions. « Qu’est-il écrit dans la Loi ? » – que dit-elle textuellement ? L’attention à la lettre est essentielle, car les interprétations que l’on donne spontanément d’un texte reflètent souvent le lecteur plus que le texte, qui devient alors un prétexte à se dire. Ensuite, sans cesser d’être attentif à ce qui est écrit, il s’agit d’interpréter : « comment lis-tu ? » – quelle est ta lecture ? Autrement dit, comment ce qui est écrit t’engage-t-il en tant que sujet (« tu ») ? Comment résonne pour toi cet écrit dans ton contexte de vie, les questions du temps, ta personnalité ? Que réveille-t-il de la Parole qui se murmure en toi ?

Dans sa réponse, le docteur de la Loi semble en s’en tenir à « ce qui est écrit », puisqu’il cite Deutéronome 6,5 suivi de Lévitique 19,18 en les associant, de façon typiquement rabbinique, parce qu’ils commencent par le même verbe « tu aimeras ». En réalité, le lien que le légiste opère entre ces deux passages révèle la façon dont il interprète ce qui est essentiel dans la Loi, c’est-à-dire ce qui conduit le plus sûrement à la vie qui vient de Dieu. C’est ce que Jésus confirme quand il lui dit : « Fais cela et tu vivras ». Interpréter, pour Jésus, ce n’est pas seulement expliquer la loi. C’est aussi agir. Interpréter une partition musicale, c’est la chanter ou l’exécuter ; interpréter une pièce de théâtre, c’est la mettre en scène et la jouer ; ainsi en va-t-il aussi de la Parole… Elle n’est source de vie qu’une fois traduite en actes.

D’accord pour aimer… mais qu’est-ce que cela veut dire, dans les faits ? Aimer Dieu, on voit bien (encore que…), mais le prochain ? En posant la question, l’interlocuteur de Jésus cherche à justifier sa démarche initiale, à moins que son souci soit de savoir comment il peut agir comme un juste – ce serait alors un effet de l’interpellation de Jésus qui l’a renvoyé à lui-même. À nouveau, celui-ci ne répond pas. Il raconte une petite histoire. Celle d’un homme agressé, blessé, dépouillé et abandonné sur le bord de la route. Bref, un homme voué à la mort si personne ne lui vient en aide.

Deux personnes passent par là… Ce sont des fonctionnaires du culte, des proches du docteur de la Loi à qui Jésus raconte la scène. Soucieux de la pratique rigoureuse de la Loi en vue d’être dignes de s’approcher rituellement de Dieu (« l’aimer »), le prêtre et le lévite évitent soigneusement le blessé : toucher son sang les rendrait impurs. Le respect de la loi sacrale les dispense d’aimer ce prochain. C’est alors qu’un troisième homme arrive. Samaritain, il est lui aussi un pratiquant de la Loi, même si les Judéens le considèrent, lui et ses semblables, comme des ennemis et des infidèles. Comme les deux premiers, il voit le blessé. Mais à la différence des autres, ce qu’il voit lui remue les entrailles de sorte qu’il s’approche. Jésus décrit alors en détail sa façon de se faire proche du malheureux : il soigne ses blessures avec ce qui doit lui permettre de se sustenter, il l’emmène en lieu sûr en lui cédant sa place sur sa monture, et il continue à s’occuper de lui. Il n’en reste pas là. Dépouillé par les bandits, l’homme est sans ressource et cela n’a pas échappé au Samaritain. Le lendemain (il est donc resté à ses côtés la nuit durant), au moment de reprendre la route, il fait en sorte que l’aubergiste ne mette pas l’homme dehors parce qu’il n’aurait pas de quoi payer. Dans sa générosité authentiquement humaine, le Samaritain ne compte pas.

Jésus ne tire pas de morale de cette histoire. Il pose au contraire une nouvelle question au docteur de la Loi, en écho à celle que ce dernier lui a posée. Mais il déplace cette question à propos du prochain. Il ne demande pas qui est le prochain dans cette histoire, c’est-à-dire quelle est la personne qui doit être aimée (« tu aimeras ton prochain »), comme le veut la Loi. Il lui demande lequel des trois personnages s’est fait le prochain de l’homme agressé, lequel s’est comporté en prochain. Il amène ainsi son interlocuteur à changer de point de vue pour considérer le devoir d’aimer non pas à partir de celui que la Loi demande d’aimer, mais à partir de celui à qui elle ordonne d’aimer. Il ne s’agit plus d’appliquer un précepte en sachant qui doit en bénéficier ; il s’agit de prendre les devants et de se faire proche de qui a besoin de gestes concrets d’amour ou qui en attend d’autrui. Ce qui importe donc, c’est d’apprendre à vivre en prochain.

La question de Jésus prend manifestement de court le docteur de la Loi : qu’un Samaritain en remontre à l’élite du peuple quant à la pratique de la Torah a de quoi le déstabiliser. En répondant, il évite d’ailleurs de prononcer le mot « Samaritain ». Mais il n’en touche pas moins le cœur de la fable de Jésus : car en le décrivant le Samaritain comme « celui qui a agi avec compassion envers lui », il pointe exactement la disposition intérieure qui a amené ce Samaritain à se faire le prochain de l’homme agressé par les bandits, à savoir : l’humanité, la bienveillance de qui se laisse toucher au plus profond de lui, là où la Parole susurre qu’agir de la sorte est le chemin qui conduit à la vie. C’est à cela qu’en conclusion, Jésus invite le spécialiste de la Loi.

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Crédit photo : Lawrence Lew op