Quand Dieu se repent (Exode 32,7-11.12.13-14)
Le Seigneur parla à Moïse : « Va, descends, car il s’est corrompu, ton peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte. Ils ont fait vite à se détourner du chemin que je leur ai ordonné ! Ils se sont fait un taurillon de métal fondu, se sont prosternés devant lui et lui ont offert des sacrifices en disant : “Israël, voici tes dieux, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte”. » Et le Seigneur dit à Moïse : « Je vois ce peuple : c’est un peuple à la nuque raide. Maintenant, laisse-moi, que ma colère s’enflamme contre eux et que je les extermine, puis que je fasse de toi une grande nation. » Moïse apaisa le visage du Seigneur son Dieu et dit : « Pourquoi, Seigneur, ta colère s’enflamme-t-elle contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte par ta grande force et ta main puissante ? [Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : ‘C'est pour du mal qu'il les a fait sortir, pour les tuer dans les montagnes et les exterminer de la surface de la terre’ ? Reviens de l’ardeur de ta colère et repens-toi du mal (que tu veux faire) à ton peuple !] Souviens-toi de tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même en leur disant : ‘Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel ; je donnerai, comme je l’ai dit, tout ce pays à vos descendants, et il sera pour toujours leur héritage.’ » Alors, Le Seigneur se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple.
Cet épisode (auquel j’ajoute le v. 12, censuré par le censeur qui ne veut sans doute pas que l’on prie Dieu de se repentir…) intervient à l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de l’Exode. Après la conclusion de l’alliance entre le Seigneur et Israël, Moïse est monté sur la montagne pour recevoir de Dieu le document qui authentifie ce pacte. Le Seigneur en profite pour lui demander d’édifier pour lui une tente de sorte qu’il puisse venir habiter au milieu de son peuple : il lui en fournit le plan, avec tous les accessoires nécessaires. Quarante jours plus tard, Moïse est toujours sur la montagne. Se sentant orphelin, incapable de supporter l’insécurité, le peuple cherche à combler la disparition du leader en demandant à Aaron de lui faire « un dieu qui marche à sa tête ». Le frère de Moïse forge alors pour eux un taurillon de métal fondu – le fameux « veau d’or » – et proclame une fête en l’honneur du Seigneur, « tes dieux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte », précise-t-il (32,4). Par l’expression « tes dieux », Aaron désigne bien le Seigneur, et lui seulement ; mais l’auteur utilise le pluriel pour indiquer qu’en prononçant ces mots, le frère de Moïse range le Seigneur parmi les idoles. Ainsi, à peine l’alliance a-t-elle été conclue, Israël transgresse le premier précepte, le plus capital de la Loi.
Ici commence l’extrait choisi, au moment où Dieu révèle à Moïse ce qui est en train de se passer au bas de la montagne. Cette violation de la Loi, évoquée au moyen de la métaphore du chemin, est décrite par un verbe qui la caractérise comme autodestruction du peuple. On notera comment, dans sa façon même de parler, le Seigneur enregistre la rupture d’alliance : Israël, dit-il à Moïse, est « ton peuple que tu as fait monter d’Égypte ». Mais Moïse semble rester muet, comme le montre la reprise « Et le Seigneur dit à Moïse ». Dieu reprend alors pour dire son amère déception face à un peuple qui résiste à la première occasion. Cette fois, il parle de « ce peuple » et demande à Moïse de ne pas intervenir pour entraver son nouveau projet : exterminer Israël et recommencer de zéro avec lui, comme il l’a fait avec Abraham (Genèse 12,2). On croirait entendre le dieu qui parle à Noé avant le déluge (voir Genèse 6,13-18). Mais alors que Noé était resté silencieux, Moïse s’interpose, dans l’espoir d’apaiser la colère divine, en lui rappelant au passage que, contrairement à ce qu’il vient de dire, Israël est « ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte », les fils de « tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël »…
De part et d’autre de son invitation pressante (zappée dans le texte liturgique), « Reviens de l’ardeur de ta colère et repens-toi du mal (que tu veux faire) à ton peuple ! », Moïse développe deux arguments ad hominem (ad deum, plutôt), évitant de parler du peuple et de sa faute. Le premier argument porte sur la renommée de Dieu et frise le chantage (raison pour laquelle cette phrase aussi a été censurée ?). Alors que les Égyptiens ont été témoins de la puissance que le Seigneur a déployée pour libérer les fils d’Israël, que vont-ils penser de lui s’il s’en prend ensuite à eux pour les faire disparaître de la face de la terre dans un accès de rage ? Il se fera une réputation d’incohérence, de cruauté, de sadisme. Et qui voudrait d’un tel dieu ? Le second argument renvoie le Seigneur à lui-même et à ses serments de fidélité, aux promesses solennelles répétées aux patriarches de leur donner une descendance innombrable qui recevra la terre où leurs pères ont vécu. Indirectement, Moïse ramène Dieu au projet qui l’a conduit à libérer les fils d’Israël, précisément parce que leurs gémissements ont ravivé le souvenir de ses serments de jadis (Exode 2,24-25 et 3,3-8 ; voir Genèse 13,15-16 ; 15,5.18 : 17,5-8 ; 22,17 ; 26,3-4 ; 28,13-14 ; 48,4). S’il les brise à présent, comment pourra-il encore se regarder dans le miroir ?
La finale enregistre l’obéissance de Dieu à Moïse. Celui-ci lui ordonnait : « Repens-toi du mal à ton peuple ! » et Dieu « se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple ». Avec liberté et audace, Moïse enseigne à Dieu la miséricorde…