Un juste juge (Ben Sira 35,15b-22a)
Ce passage – auquel j’ajoute un verset « oublié » (entre crochets) – aurait mieux convenu en écho à la parabole de la veuve et du juge, lue le 29e dimanche ordinaire C. Surtout si l’on ajoute la fin du v. 22 (censurée elle aussi), une phrase que Luc cite en partie et de façon déformée à la fin de cette parabole (18,7-8) : « Le Seigneur ne tardera pas, il ne prendra pas patience avec eux jusqu’à ce qu’il ait brisé les reins des êtres sans pitié ».
Le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes. Il ne défavorise pas un pauvre, il écoute la demande d’un opprimé. Il ne méprise pas la supplication d’un orphelin, ni la plainte répétée d’une veuve. [Les larmes d’une veuve ne coulent-elles pas sur sa joue, et son cri, sur celui qui les provoque ?] Celui qui sert avec plaisir sera accueilli, sa demande parviendra jusqu’aux nuées. La prière d’un pauvre traverse les nuées, et tant qu’elle n’a pas atteint son but, il reste inconsolable. Il persévère tant que le Très-Haut n’a pas jeté les yeux sur lui, ni prononcé la sentence en faveur des justes pour rendre justice.
Au début de ce bref passage, le fils de Sira prend le contre-pied de la réalité expérimentée par bien des pauvres et des opprimés : le plus souvent, leurs cris, leurs appels au secours restent vains, et leur situation a même plutôt tendance à empirer. L’actualité le montre tous les jours, tout comme les dénonciations auxquelles les prophètes de l’Ancien Testament se livrent volontiers. La seconde partie du texte de Ben Sira l’admet d’ailleurs indirectement : Dieu fait souvent la sourde oreille quand un pauvre crie vers lui. Aussi peut-on penser qu’il n’est pas vraiment impartial, qu’il défavorise le pauvre en ne l’écoutant pas, qu’il méprise l’orphelin et la veuve qui réclament justice. Dans ce texte, le sage ne cherche-t-il pas à sauver Dieu, contre les apparences ?
Peut-être. Mais s’il le fait, c’est à la lumière de sa foi. Une foi nourrie de l’expérience que l’Israël biblique a faite de Dieu au cours de son histoire, et dont il témoigne en racontant comment son dieu a agi pour libérer les esclaves de Pharaon, ou en conservant les oracles prophétiques annonçant la fin de l’exil à Babylone et le retour des déportés au pays. Ce dieu n’est pas celui des grands de ce monde, il ne légitime pas les tyrans mais se tient au côté de ceux qu’ils tyrannisent. Aussi, malgré les évidences d’une réalité cruelle envers les pauvres et les écrasés, le sage croit que Dieu n’y est pas indifférent. Comme avec les fils d’Israël criant du fond de leur esclavage égyptien, le Très-Haut entend leur cri qui « traverse les nues » (voir Exode 2,23-25), le poussant à y répondre en juge impartial.
Un tel discours cherche à amener les croyants à persévérer dans la fidélité à leur dieu, à continuer à « servir » ou à « prendre soin » (en grec, therapeuô) avec plaisir, comme le dit le verset central. La phrase est souvent interprétée dans le sens du service de Dieu, du culte « agréable à Dieu », le « plaisir » étant alors celui du Seigneur qui, en retour, agréera la demande du fidèle. Mais le texte est beaucoup moins précis, et cette imprécision permet de comprendre qu’il s’agit aussi de servir le prochain, de mettre son plaisir à prendre soin de lui, ou de lui faire plaisir de cette façon. En ce sens, le sage ne suggère-t-il pas que ces gens qui servent ainsi les pauvres sont le signe tangible que le Seigneur écoute la demande de l’opprimé, et répond à la supplication de l’orphelin et de la veuve dont il recueille les larmes ? C’est ainsi que le Très-haut jette les yeux sur eux et leur rend justice. La réponse de Dieu, source d’espoir, ne passe-t-elle pas par la solidarité et la générosité de ceux qui se font proches des défavorisés, que Dieu ne peut défavoriser lui aussi ?