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Répertoire
André Wénin
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Dédicace de la basilique du Latran

« Il est avec nous, le Seigneur de l’univers ;
citadelle pour nous, le Dieu de Jacob ! »

(Psaume 46,8)

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© Lawrence Lew, OP

Une dédicace d’église qui supplante la liturgie du dimanche.

Même s’il s’agit de la cathédrale de Rome, le siège de Pierre et de Paul, la chose reste étonnante. Cette basilique est la première église officielle, consacrée au Christ rédempteur au temps de Constantin par le pape Sylvestre. En cela, elle est considérée comme la mère de toutes les églises, un titre écrit sur le fronton : Omnium urbis et orbis ecclesiarum mater et caput (« mère et tête de toutes les Églises de la Ville et du monde »). Elle représente en quelque sorte l’universalité de l’Église (catholique !), une universalité cependant enracinée dans un lieu particulier. C’est seulement à partir du 9e siècle qu’elle a été associée à St Jean Baptiste (en raison de la présence d’un baptistère), à qui a été lié ensuite l’autre Jean, l’évangéliste. D’où son titre officiel, Archibasilica Sanctissimi Salvatoris et Sanctorum Ioannis Baptistae et Ioannis Evangelistae in Laterano (le nom Latran vient probablement de la famille romaine qui possédait des terres en cet endroit).

Le terme « église » est en réalité une métonymie. L’édifice est ainsi nommé parce que le peuple « convoqué » par Dieu (ekklèsia) s’y réunit pour célébrer la victoire du Christ sur la mort (voir ci-dessous la métaphore faisant l’objet de la 2e lecture). En ce sens la forme en croix n’est pas un hasard. Elle fait mémoire de la façon dont Dieu donne la vie à travers la mort de son fils. Et puisque, comme le dit Paul (Romains 12,5 ; 1 Corinthiens 12,27), l’assemblée des croyants est le « corps du Christ », cette forme dit quelque chose du peuple assemblé et de ce qu’il est appelé à être : la présence du Christ donnant sa vie pour que le mal soit vaincu par l’amour et traversant la mort pour manifester la victoire de la vie. Par sa forme, l’église rappelle donc au peuple qui s’y réunit sa vocation essentielle : être présence du Christ au monde par la parole et l’action. En cela, la liturgie eucharistique, avec ses deux parties essentielles, rappelle ces deux facettes de ladite vocation. La liturgie de la Parole donne vie à l’autre « corps du Christ » que sont les Écritures proclamées et entendues pour nourrir le désir de vivre selon l’Évangile. Quant à la liturgie du pain partagé, elle est aussi celle aussi du « corps du Christ », en acte cette fois, puisque le geste de la Cène constitue la quintessence de l’agir de Jésus pour ses disciples et pour tous : un don de soi total qui nourrit et donne force.

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© Lawrence Lew, OP

La mer Morte assainie (Ézéchiel 47,1-2.8-9.12)

[Au cours d’une vision reçue du Seigneur,] l’homme me fit revenir à l’entrée de la Maison, et voici : de sous le seuil de la Maison, des eaux jaillissaient vers l’orient, puisque la façade de la Maison était du côté de l’orient, et les eaux descendaient de dessous le côté droit de la Maison, au sud de l’autel. Il me fit sortir par la porte du nord et me fit faire le tour par l’extérieur, jusqu’à la porte extérieure qui fait face à l’orient, et voici : les eaux coulaient du côté droit. […]

Il me dit : « Ces eaux sortent vers la région de l’orient, elles descendent dans la Arava (vallée du Jourdain) et entrent dans la mer (Morte), et à leur sortie, la mer sera assainie. Partout où arrivera le torrent, tous les animaux pourront vivre et foisonner. Le poisson sera très abondant, car, là où elles arrivent, ces eaux assainissent, et la vie apparaît partout où arrive le torrent. » […]

« Au bord du torrent, sur sa rive, d’un côté et de l’autre, s’élèveront toute sorte d’arbres fruitiers ; leur feuillage ne se flétrira pas et leurs fruits ne manqueront pas. Chaque mois ils donneront des primeurs, car c’est du sanctuaire que sortent ces eaux. Leurs fruits seront nourriture, et leur feuillage remède. ».

Encore une fois, le censeur a estimé qu’il pouvait faire mieux que le prophète ou que les disciples qui ont donné forme au livre qui porte son nom. Il a donc ramené le texte à ce qu’il estime être essentiel de cette « vision » d’Ézéchiel, en réalité une parabole. Celle-ci figure la « Maison » de Dieu comme le lieu de sa présence et de son action à la fécondité débordante, porteuse de vie en abondance. L’image est très forte puisque le filet d’eau sortant du temple finit par assainir les eaux de la mer Morte et assurer la possibilité de la vie là où le désert règne en maître. En ce lieu de mort, on reverra des animaux, des poissons, des arbres. Et surtout, profusion de ce que ces arbres donnent de meilleur pour entretenir la vie des humains : des fruits et des remèdes.

La version amputée va cependant bien trop vite : à peine l’eau a-t-elle jailli que son sens est donné, sans même que l’on ait pris la mesure de sa puissance. Voici la description des versets 3-7 :

L’homme sortit vers l’orient, un cordeau à la main, et il mesura mille coudées, et me fit traverser les eaux : j’en avais aux chevilles. Il (en) mesura mille et me fit traverser les eaux : j’en avais jusqu’aux genoux. Il (en) mesura mille et me fit traverser : j’en avais jusqu’aux reins. Il (en) mesura mille : c’était un torrent que je ne pouvais traverser ; les eaux avaient grossi, il aurait fallu nager : torrent intraversable ! Et il me dit : « As-tu vu, fils d’homme ? » Puis il me ramena à la rive du torrent. Quand il m’eut ramené, voici qu’il y avait sur la rive du torrent, d’un côté et de l’autre, de nombreux arbres.

Le prophète ne va donc pas jusqu’à la mer Morte. Bien avant, déjà, il a pu constater la puissance du torrent que le ruisseau jailli du temple est devenu. En outre, ramené sur ses pas par l’homme de la vision, il a constaté la fécondité que ces eaux ont rendue au désert qui, de Jérusalem, descend vers la mer Morte. Il n’aura donc aucune peine à croire ce que l’homme lui dit ensuite en décrivant l’assainissement de cette mer de sel. Mais ici aussi, la version liturgique zappe un élément important de la parabole. Avant de parler des arbres, l’homme qui s’adresse à Ézéchiel évoque en effet la présence de l’activité humaine auprès de la mer Morte (v. 10-11) :

Alors des pêcheurs se tiendront sur la rive depuis En-Guèdi jusqu’à En-Églaïm ; on y étendra les filets. Selon leurs espèces, les poissons seront très abondants, comme les poissons de la Grande mer (la Méditerranée). Mais ses marais et ses bassins ne seront pas assainis : ils fourniront du sel.

Ce lieu en réalité désolé devient un lieu de vie. C’est ce que suggère la présence de pêcheurs en cet endroit improbable. Quant à la mention du sel, elle montre toute la finesse d’un auteur qui sait que, sans cet élément pour fixer l’eau dans l’organisme, celle-ci porte la mort et non la vie. Le dieu qui fait re-fleurir le désert veille décidément à tout pour que la vie soit à nouveau possible, jusque dans le détail.

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© Lawrence Lew, OP

La communauté, un temple (1 Corinthiens 3,9c-11.16-17)

Vous êtes une maison que Dieu construit. Selon la grâce que Dieu m’a donnée, moi, comme un bon architecte, j’ai posé la pierre de fondation. Un autre construit dessus. Mais que chacun prenne garde à la façon dont il contribue à la construction. La pierre de fondation, personne ne peut en poser d’autre que celle qui s’y trouve : Jésus Christ. Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le sanctuaire de Dieu, cet homme, Dieu le détruira, car le sanctuaire de Dieu est saint, et ce sanctuaire, c’est vous.

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© Lawrence Lew, OP

Le Ressuscité, temple véritable (Jean 2,13-22)

Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : La passion pour ta maison me dévore. Des Judéens l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je l’élèverai. » Les Judéens lui répliquèrent : « Il a fallu 46 ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu l’élèverais… » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps. Aussi, quand il fut élevé d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite.

Le temple qu’Ézéchiel contemple dans sa vision n’est pas vraiment pour lui la construction de pierre qui, après l’exil à Babylone, remplacera le temple de Salomon détruit par les troupes de Nabuchodonosor. C’est plutôt une figure de la restauration de l’alliance qui permettra à Dieu de demeurer au milieu de son peuple renouvelé au creuset de l’épreuve de la déportation (voir 43,4-7 ; 48,35). Le 4e évangile va plus loin dans cette voie. Le temple réel a été rebâti, et même embelli par Hérode, et il y a belle lurette que le culte y a été restauré. En réalité, quand l’évangile est écrit, il a été de nouveau détruit, par l’armée de Titus cette fois. Plus exactement peut-être, par des Judéens dont l’attitude vis-à-vis de l’occupant a provoqué la guerre, comme l’ont pensé un certain nombre de ceux qui étaient de-venus chrétiens.

Le temple une fois détruit, la question s’est posée aux croyants israélites : où chercher Dieu, désormais, où se rend-il présent ? Les pharisiens ont avancé leur réponse : c’est dans la Loi, plus précisément même dans ses parties impossibles à pratiquer en l’absence de temple. Ils la scruteront sans cesse pour y chercher le dieu caché entre les lettres. Pour les disciples de Jésus, en revanche, la réponse sera différente et le texte de Jean en est la trace. Il joue sur deux plans en même temps : le temple réellement détruit au moment où l’évangéliste écrit, et la mise à mort de Jésus par les autorités du peuple, grands prêtres en tête (Jean 11,57 ; 12,10 ; 18,3.19-24.35 ; 19,6.15).

Dans ce bref récit, pour l’évangéliste qui fait parler Jésus, le temple a été détruit parce qu’il a été dévoyé au point que Dieu ne pouvait plus s’y rendre présent. Il était devenu le lieu d’un marchandage avec Dieu dont on attendait des faveurs en échange de dons ou de sacrifices. Et pour une caste particulière, celle des prêtres et des lévites, c’était même un business lucratif. Signe de cela : le marché aux bêtes de sacrifice qu’il fallait acheter avec la monnaie du temple – ce qui explique la présence de changeurs. C’est à ce symbole d’un culte dégénéré que Jésus s’en prend avec son fouet de cordes. La violence de son geste est signe de sa révolte devant ce que les Judéens ont fait du lieu que Dieu leur avait donné pour résider au milieu d’eux.

Témoins du geste de Jésus, les disciples le rapportent à l’Écriture : ils comprennent alors que leur maître agit comme cet homme plein de passion pour la « Maison » de Dieu, dont parle le psaume 69 (verset 10). Son attitude manifeste que cette maison n’est rien si elle n’est pas le lieu de l’alliance authentique entre Dieu et son peuple. Mais si le temple est ainsi détruit par ceux qui interpellent Jésus sur ce qu’il a fait, où Dieu se rendra-t-il accessible, désormais ? Pour l’évangéliste qui le fait dire à Jésus, la réponse est claire : ce sanctuaire, c’est Jésus, détruit par ceux qui le mettront à mort, puis ressuscité ou relevé (littéralement, éveillé ou élevé d’entre les morts). C’est lui, dorénavant, le lieu où Dieu se fait proche des humains. C’est là qu’il les attend pour leur donner la vie en plénitude.

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© Lawrence Lew, OP