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Répertoire
André Wénin
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Fête de la Croix glorieuse

« Dieu, miséricordieux, au lieu de détruire, pardonnait. »
(Psaume 78,38)

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Le serpent de bronze (Livre des Nombres 21,4-9)

En chemin, le peuple perdit courage. Et le peuple parla contre Dieu et contre Moïse : « Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Égypte ? pour mourir dans le désert ? Car il n’y a ni pain ni eau, et nous sommes excédés de ce pain de misère. » Et le Seigneur envoya dans le peuple les serpents brûlants et ils mordirent les gens et beaucoup de gens moururent en Israël. Et le peuple vint vers Moïse et ils dirent : « Nous avons péché parce que nous avons parlé contre le Seigneur et contre toi. Prie le Seigneur. Qu’il éloigne de nous le serpent. » Et Moïse pria en faveur du peuple. Et le Seigneur dit à Moïse : « Fais-toi un brûlant et place-le sur un mât. Et tout mordu qui le verra vivra ». Et Moïse fit un serpent de bronze et il le plaça sur le mât. Et si le serpent mordait un homme, il regardait le serpent de bronze et il vivait.

Découragés par leur périple interminable dans le désert, les Israélites accusent Dieu et Moïse de les avoir tirés d’Égypte non pas pour les faire vivre, mais pour les affamer et les éliminer. Parce qu’ils ne peuvent pas manger ce qu’ils désirent, ils déconsidèrent le don que Dieu leur fait chaque jour, la manne, et l’accusent de malveillance. Il dit vouloir la vie des siens, mais c’est la mort qui est au rendez-vous. Qui a lu attentivement l’histoire du jardin d’Éden le comprend sans difficulté : c’est là le discours du serpent. Et que dit ce serpent ? Que le manque (l’arbre dont on ne peut pas manger) est le signe que Dieu ne veut pas vraiment la vie et l’épanouissement des humains. Aussi, quand le Seigneur libère les serpents dont la morsure provoque la mort du peuple mécontent, il ne fait que livrer celui-ci aux conséquences de sa faute. Il le prend au mot pour ainsi dire, de sorte qu’Israël « est puni par où il a péché », comme le dit la Sagesse de Salomon (Sg 11,15-16). Dans ces conditions, les serpents ne sont pas seulement le châtiment du péché. Ils sont aussi le révélateur de la faute. C’est bien ainsi que cela se passe, d’ailleurs : voyant à travers le châtiment subi le pouvoir ravageur de sa faute, Israël ouvre les yeux et se reconnaît pécheur, se tournant vers Moïse et vers Dieu. Et lorsqu’il dit « qu’il éloigne de nous le serpent » (au singulier, n’en déplaise au traducteur liturgique), il ne s’y trompe pas : c’est bien le serpent qu’il faut écarter de lui, c’est-à-dire ce qui le pousse intérieurement au mal consistant à soupçonner Dieu d’intentions mauvaises et à l’accuser de vouloir la mort.

Mais comment faire pour détourner les Israélites de ce qui, en eux, les pousse au mal ? La suite du récit le raconte. Le Seigneur demande à Moïse de dresser, à la façon d’un étendard, un « brûlant » (écho au « brûlants » qualifiant plus haut les serpents), et il précise : « Celui qui le verra vivra ». Moïse fait alors un « serpent serpentant » (littéralement), expression qui désigne le serpent comme une figure double. D’une part, il représente ce qui conduit Israël à la mort, à savoir la convoitise qui, s’appuyant sur le manque et la limite, nourrit le soupçon qui fait accuser YHWH de vouloir la mort. D’autre part, il est le signe de la volonté de vie de Dieu qui le fait dresser pour que le peuple vive en se détournant de sa faute. Voir le serpent, c’est donc regarder en face ce qui provoque la mort – le serpent et ce qu’il représente –, et aussi reconnaître que le Seigneur veut la vie pour son peuple. Ce regard est donc à la fois lucidité sur la faute et confiance en la parole divine. Voir que la convoitise et la méfiance font mourir et s’en détourner, pour croire au Dieu qui veut la vie, voilà ce qui fait vivre. Non pas le serpent, ni même le Seigneur, mais la confiance retrouvée.

Les reprises bibliques de ce texte soutiennent, sans ambiguïté aucune, cette lecture symbolique du serpent de Moïse. Ainsi, par exemple, la Sagesse de Salomon, qui pourfend longuement les idoles, évoque le récit en ces termes (16,5-7) : « Quand les tiens périssaient sous la morsure des serpents sinueux, ta colère ne dura pas jusqu’au bout. En guise d’avertissement, ils furent effrayés quelque temps, tout en ayant un gage de salut qui leur rappelait le commandement de ta Loi. En effet, quiconque se retournait était sauvé, non par l’objet regardé, mais par toi, le Sauveur de tous. » Le serpent élevé sur un pieu est placé là pour susciter le retournement ou conversion, c’est-à-dire la foi en la parole divine qui affirme que regarder l’image est salutaire. Ce n’est pas donc pas l’image en elle-même qui sauve, encore moins un culte qu’on lui rendrait. C’est le mouvement intérieur de confiance retrouvée en celui qui veut la vie.

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Crédit photo : Dominicains de Belgique

Méditation sur le Christ Jésus (Lettre aux Philippiens 2,6-11)

Le Christ Jésus, étant de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir l’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur. Devenant semblable aux humains et par son aspect reconnu comme un humain, il s’est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.

C’est pourquoi Dieu l’a sur-exalté et il l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame que « le Seigneur, c’est Jésus Christ » pour la gloire d’un dieu père.

Cette méditation (lue également le dimanche des rameaux de l’année A – je reprends ici le même commentaire) évoque le cœur de la trajectoire de Jésus, qu’il l’envisage de deux points de vue.
(1) Ayant partie liée avec Dieu, Jésus ne se comporte pas comme Adam et Ève qui, à l’instigation du serpent, veulent être « comme des dieux » en s’emparant du fruit du seul l’arbre qui ne leur est pas donné. Plutôt que de chercher à saisir le don, Jésus se vide de lui-même en se donnant, comme un serviteur fidèle.
(2) Se liant avec les humains au point de devenir l’un d’eux, il vit son humanité dans l’humilité : à l’image du « serviteur » d’Isaïe, il « se dépouille de sa vie pour la mort » (Isaïe 52,13) jusqu’à la croix, obéissant comme le Serviteur qui se met à l’écoute, en véritable disciple. En cela aussi, il se détourne du choix des humains du jardin d’Éden qui ont préféré écouter leur convoitise plutôt que la parole de Dieu.

La seconde partie du poème l’affirme haut et fort : un tel comportement est approuvé par Dieu,. Celui qui s’est vidé, abaissé, Dieu l’élève par-dessus tout. Ainsi, celui qui n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à égalité avec Dieu, mais s’est vidé lui-même dans le don et l’humble service, reçoit de Dieu gratuitement ce qu’il n’a pas cherché à prendre. Ce qu’Adam a tenté d’arracher dans un geste guidé par l’envie, Jésus le reçoit gracieusement pour s’être conduit selon Dieu. La vie lui est donnée par-delà la mort, alors qu’Adam avait perdu l’arbre de la vie (voir Genèse 3,23-24). Le nom que Jésus reçoit proclame qu’il est désormais à égalité avec Dieu, alors même qu’il n’a pas prétendu le devenir. Ainsi, Jésus montre la voie pour devenir semblable à Dieu, pour s’accomplir à l’image de Dieu, ce qui est la vocation de tout humain depuis la création du monde (voir Genèse 1,26-30).

Mais pourquoi les derniers mots sont-ils « pour la gloire d’un dieu père » (littéralement) ? Ce que le poème me semble indiquer, c’est que Dieu a pu se reconnaître en Jésus au point de lui donner son propre nom, « Seigneur ». Or, donner son nom, c’est précisément ce que fait un père quand il reconnaît son enfant. C’est en cela que Jésus est la gloire de Dieu : il lui permet de manifester qui il est vraiment (= sa gloire, selon la portée hébraïque de ce concept) : un père animé par l’espoir de pouvoir donner son nom à quelqu’un qui s’en montre digne.

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Crédit photo : Lawrence Lew op

Jésus, serpent élevé (évangile de Jean 3,13-17)

[Jésus disait à Nicodème :] « Nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’humain. De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’humain soit élevé, afin qu’en lui quiconque croit ait la vie éternelle. Car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. »

Ce passage du 4e évangile est une autre reprise biblique de la figure du serpent de Moïse. Elle est ici appliquée à Jésus, Fils de l’humain élevé en croix pour un jugement qui fera le tri entre amis de Dieu et fauteurs de mal. Comme le serpent de bronze au désert, Jésus en croix est une figure double. D’un côté, il manifeste jusqu’où peut aller la méchanceté humaine : condamner un innocent au nom d’un dieu que l’on croit servir alors qu’on l’utilise pour justifier l’injustice et la violence sans vouloir voir qu’on en est soi-même la source (ou sans le pouvoir). De l’autre, il est le signe de l'amour de cet homme vrai qui vit jusqu’au bout son choix de se donner sans réserve et fait échec à la violence par son refus radical et délibéré d’user des armes de la mort. Il manifeste ainsi jusqu’où un être humain peut aller dans l’amour : aimer jusqu’à ses ennemis (voir Luc 6,27-28), pardonner (Luc 23,34), donner sa vie pour le salut de beaucoup (Marc 10,45). Ainsi élevé, le fils de l’humain est une invitation pressante à être lucide sur le mal tapi en moi et à opter pour l’amour. Il est une invitation entrer en toute confiance à la voie indiquée. Car pour être difficile, elle n’en mène pas moins à la vie.