Melchisédek (Genèse 14,18-20)
Melchisédek, roi de Salem, amena du pain et du vin. Il était prêtre du Dieu très-haut. Il bénit Abram en disant : « Béni est Abram par le Dieu très-haut, qui a créé ciel et terre ! Et béni est le Dieu très-haut, qui a livré tes ennemis en ta main. » Et Abram lui donna le dixième de tout [ce qu’il avait pris].
Ainsi isolé, ce texte n’a pas de sens. À quel moment de l’histoire d’Abraham ce roi prêtre surgit-il de nulle part ? Pourquoi amène-t-il de la nourriture et bénit-il le patriarche ainsi que Dieu ? De quels ennemis parle-t-il ? Qu’est-ce qu’Abram a pris et à qui (selon l’ajout des derniers mots par le liturgiste, qui n’expliquent rien du tout) ? Toutes questions sans réponse ! Une fois de plus, mon censeur préféré a instrumentalisé un petit bout de récit qui semble résonner avec ce que le Nouveau Testament dit de l’eucharistie (on offre du pain et du vin, on prononce une bénédiction), mais en se moquant éperdu-ment du sens que ce bref passage peut bien avoir. Après tout, ce n’est que l’Ancien Testament…
Reprenons, donc. Abram – c’est là son nom au point où en est son histoire – s’est séparé de son neveu Lot pour couper court à un conflit naissant entre leurs bergers respectifs. Lot choisit d’aller habiter à Sodome, une ville située dans une région verdoyante mais peuplée de scélérats, ce que Lot ignore. Quatre rois puissants venus de Mésopotamie sous la conduite d’un certain Kedor-laomer lancent une opération militaire pour châtier des vassaux rebelles en Canaan. Puisqu’ils sont là, pourquoi ne pas faire des razzias dans le pays ? C’est ainsi que, profitant que le roi de Sodome s’est enfui, ils pillent la ville et ses réserves de nourriture et déportent ses habitants. Lot fait partie du lot (Genèse 14,1-12). C’est alors que…
Un fugitif arriva et informa Abram l’Hébreu – il demeurait aux chênes de Mamré l’Amorite, le frère d’Eshkol et le frère d’Aner : c’étaient les alliés d’Abram. Quand Abram apprit que son frère [Lot] avait été emmené en captivité, il rassembla ses hommes entraînés, natifs de sa maison, 318, et il lança la poursuite jusqu’à Dan [= tout au nord du pays]. Lui et ses serviteurs se divisèrent de nuit contre l’ennemi. Il les vainquit et les poursuivit jusqu’à Chôvah qui est au nord de Damas. Puis il ramena tous les biens, ainsi que son frère Lot et ses biens, et aussi les femmes et les gens.
Ce bref récit éclaire déjà certaines des questions posées par l’extrait liturgique : les ennemis d’Abram sont ces rois puissants qui retournent chez eux victorieux et chargés de leur butin, dont font partie des prisonniers destinés à l’esclavage. Abram a pris tous les risques pour sauver celui qui reste « son frère » malgré leur séparation et il revient en vainqueur avec le butin qu’il a récupéré et les personnes qu’il a libérées (v. 13-16). Deux rois de Canaan viennent alors à sa rencontre. Celui de Sodome et un roi voisin.
Et le roi de Sodome sortit à la rencontre d’Abram, après qu’il fut revenu de sa victoire sur Kedor-laomer et sur les rois qui étaient avec lui, dans la vallée de Shaweh – c’est la vallée du roi.
Quant à Melchisédek, roi de Salem, il avait amené du pain et du vin – c’était un prêtre de ’El élyôn (= Dieu très haut). Et il le bénit et dit : « Béni est Abram par ’El élyôn, créateur de cieux et terre. Et béni est ’El élyôn qui a livré tes ennemis en ton pouvoir. » Et il (Abram) lui donna un dixième de tout.
Puis le roi de Sodome dit à Abram : « Donne-moi les gens et les biens prends(-les) pour toi. » Et Abram dit au roi de Sodome : « Je jure solennellement par le Seigneur ’El élyôn, créateur de cieux et terre. Non, d’un fil jusqu’à un lacet de sandale, non, je ne prendrai rien de tout ce qui est à toi, et tu ne pourras pas dire : “C’est moi qui ai enrichi Abram”. Quant à moi, seulement ce qu’ont mangé les jeunes gens. Quant à la part des hommes qui sont partis avec moi, Aner, Eshkol et Mamré, eux prendront leur part. »
Ces deux rencontres sont tout en contraste (c’est pour créer cet effet que la rencontre avec Melchisédek est enchâssée dans l’autre). Le nom « Melkisdeq melek Salem » signifie « roi de justice, roi de paix ». Il vient à la rencontre d’Abram gratuitement, si l’on peut dire : sa ville n’a pas été concernée par la guerre et il n’a rien perdu. Il vient au nom de son dieu, « le dieu très-haut » qu’il confesse comme créateur de l’univers, et il apporte une offrande à Abram en signe de bénédiction : le pain et le vin. Il explicite cette bénédiction : par elle, il reconnaît qu’Abram est « béni » par Dieu et il « bénit » Dieu pour le don de la victoire. Ces deux bénédictions n’ont pas le même sens. Par la première, Melchisédek reconnaît qu’Abram a été porteur de bénédiction puisqu’il a rendu la vie aux personnes qu’il a arrachées à la déportation et à l’esclavage. Par la seconde, il reconnaît que la source de cette bénédiction se trouve en Dieu qui, en délivrant Abram des ennemis qu’il a affrontés, lui a permis d’être une bénédiction pour les victimes. Ainsi, dans la présence des personnes qu’Abram a libérées, le roi de Salem reconnaît le signe de l’action conjointe d’Abram et de Dieu en faveur de la vie. C’est alors qu’Abram – à qui appartient de droit tout ce qu’il ramène avec lui après son acte de bravoure – lui donne un dixième de tout le butin. Ce faisant, il fait bénéficier ce roi de la bénédiction que ce dernier vient de reconnaître en se réjouissant du don de vie dont il est témoin.
C’est alors que l’autre roi (qui s’appelle Bèra‘, littéralement « dans le mal ») propose un « deal » à Abram qui ramène avec lui tout ce qui a été pillé à Sodome. Dans l’ordre qu’il adresse au patriarche, le roi réclame pour lui personnes. Il parle de « donner », mais en, réalité, il veut les « prendre », disant au patriarche de « prendre » le reste pour lui. On perçoit bien sa mentalité : il revendique, il veut prendre les humains pour lui, en faire sa propriété, et il cherche à entraîner Abram dans sa logique, à faire de lui son complice. Mais celui-ci refuse catégoriquement : s’il a pris le risque de se lancer à la poursuite des rois mésopotamiens, ce n’était pas pour s’enrichir. C’était par solidarité familiale et pour libérer les captifs. Il prend Dieu à témoin et jure devant lui qu’il n’acceptera rien du roi de Sodome, rien qui le lie à lui (un fil, un lacet de sandale), car il ne veut pas lui être redevable en quoi que ce soit. Bref, il dit non à la convoitise qui anime son interlocuteur. Mais il reste juste aussi : les gens qui l’ont assisté dans son expédition ont consommé des vivres pillés à Sodome par les rois étrangers. Rien de plus normal ! Quant à ses alliés cananéens, ils ont pris des risques avec lui. Ils ont donc droit à une part du butin et pourront donc prendre ce qui leur revient. Ils ne sont évidemment pas obligés de rejoindre Abram dans son refus de pactiser avec le roi de Sodome.
Les deux rencontres voient à l’œuvre deux dynamiques radicalement opposées. D’une part, avec Melchisédek la reconnaissance mutuelle et l’échange de dons : elle permet la reconnaissance de la place de Dieu, dont la bénédiction rend possible une telle gratuité. D’autre part, avec le roi de Sodome, l’avidité qui pousse à prendre pour soi et à s’enrichir d’un butin, même non mérité ; ici, Dieu garantit le refus de prendre, le refus de la convoitise. En ce sens, ce récit dit peut-être quelque chose de l’eucharistie, qui tire sa signification du don que Jésus fait de lui-même, appelant ainsi au partage et au don de soi.