En réalité, il y a deux lectures possibles de ce cette parabole, selon que —dans notre manière de nous adresser à Dieu—nos appels sont adressés à un Dieu juge, ou que plus subtilement, ils sont adressés, à un Dieu fragile et dépendant, mais fidèle, à l’image de cette veuve … Une première grille de lecture serait donc de nous considérer comme cette veuve, face à un Dieu juge, qui semblerait sourd à nos demandes. L’argument de l’Evangile est simple. Si, vaincu par sa ténacité, un tel homme fléchit, combien plus Dieu est-il attentif à nos prières… En ce sens, persévérer n’a rien de diabolique et cet évangile nous enjoint à ne rien lâcher, tant que justice ne sera pas faite ! La persévérance est alors cette sagesse du cœur qui apprivoise le temps. Elle nous dit simplement : « Lorsque dans ta vie rien ne va plus, que les problèmes tourmentent ton esprit et que tes relations te causent tant de soucis... n'abandonne surtout pas. » Et la ténacité, qui est loin d’être un entêtement, nous susurre : « Lorsque trop d'erreurs ont été commises, que tout ton univers menace de s'écrouler et que, fatigué, tu sens la confiance t'abandonner... Repose-toi s'il le faut, mais n'abandonne surtout pas ! » Car il faut peut-être un pas de plus dans ta vie. Et si tu ne le fais pas, tu regretteras peut-être de ne pas l’avoir fait… Oui, cet Evangile nous enjoint à la persévérance qui n’est en rien une obstination! Toutefois, lorsqu’on parle de prière, s’agit-il simplement de persévérance? Et pour demander quoi ? Est-ce que la prière a vraiment pour but de faire fléchir, de faire craquer Dieu, lui « qui sait ce dont nous avons besoin avant même que nous le lui demandions » (Mt 6:8). Permettez-moi alors une lecture un peu alternative de cette parabole… Car toute parabole est là pour donner à penser et —comme dans l’interprétation des rêves— les personnages sont un peu interchangeables. Et si ce juge inique, c’était également nous ? Et si cette veuve était avant tout la figure de ce Dieu qui ne se lasse pas de partir à notre recherche, envers et contre tout ? La prière n’est donc pas là pour changer l’image que Dieu a sur nous, mais l’image que nous avons de lui, ce qui est tout différent. La prière n’est pas une lutte pour que Dieu cède, car s’il cédait, il prouverait justement qu’il est inique ! Croire qu’il peut changer d’avis, ce serait justement faire de lui un juge injuste, qui accorderait ses grâces à certains et non à d’autres… La prière est tout au contraire un « combat non à gagner, mais à perdre », afin de changer notre regard sur le monde, et le lire non plus avec nos yeux, mais ceux de Dieu. La prière est donc un abandon, comme disaient les mystiques rhénans. Elle est cette lutte contre la fatigue existentielle, contre le découragement personnel, contre les déceptions relationnelles, contre le doute. Un combat non contre Dieu, mais contre nous-mêmes. « Le fils de l’homme trouvera-t-il des hommes blasés, tristes, résignés, ou bien de la confiance ? » Alors la question de l’Evangile est bien la suivante. Dans le quotidien de nos vies, avons-nous comme la veuve cette constance dans confiance, la ténacité dans l’espérance, quelle que soit la personne que nous avons en face de nous ? Ou bien sommes-nous comme ce juge inique, inconstant dans nos jugements, n’aimant pas être dérangés par une légitime quête de justice et de vérité ? Face à cette question, notre prière deviendra cette faculté de quitter notre bavardage égocentrique pour reconnaître que Dieu est déjà donné, et qu’un don précède tout prière. A nous d’y répondre, avec nos contradictions et nos inconstances. Pas simplement par un désir concret de justice, mais par des actes. Prier, loin d’être une forme de ténacité et d’obstination, deviendra alors cet acte même d’abandon et de dépossession. Amen.