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Répertoire
Jean-Bertrand Madragule
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7ème Dimanche ordinaire

Je me souviens d’avoir discuté un jour avec un jeune étudiant de l’Évangile de Luc que nous venions d’entendre. Il m’avait dit ceci : « Père Jean-Bertrand, aimer ses ennemis, faire du bien à ceux qui nous haïssent, prier pour eux, c’est irréalisable, c’est de l’utopie. Comment puis-je aimer quelqu’un qui me hait ? Comment puis-je aimer quelqu’un qui m’a profondément blessé ? Comment puis-je aimer quelqu’un qui a trahi ma confiance ? »
Et ce jeune concluait : « Le commandement de l’amour des ennemis est une exigence totalement excessive. Je ne peux pas ressentir d’amour pour une telle personne. »

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Vous avez peut-être déjà vécu une telle expérience. L’ennemi dont parle l’Évangéliste Luc, c’est … tout simplement un de nos frères, une de nos sœurs. C’est celui qui te tape constamment sur les nerfs, qui te sourit quand tu es présent, mais qui parle mal de toi quand tu as le dos tourné. C’est celui qui t’a fait perdre ton emploi, celui qui t’humilie à tout moment. L’ennemi, c’est celui qui te méprise, qui te traite avec désinvolture. Et tu te rends compte soudain à quel point cela fait mal. On peut alors comprendre ce jeune étudiant qui dit qu’il ne peut pas ressentir d’amour pour une telle personne.

Pour comprendre l’instruction de Jésus concernant le commandement de « l’amour des ennemis » dans l’Évangile de Luc, il est important de faire la différence entre les deux expressions grecques pour dire « amour » : « philia », c’est l’amour des amis, c'est-à-dire un sentiment d’amitié lorsqu’on est attiré par quelque chose. Le mot grec « agapè » désigne en revanche un amour fraternel, divin et inconditionnel. Il s’agit d’un amour gratuit, désintéressé, qui se donne sans rien attendre en retour. C’est précisément de l’amour « agapè » dont il est question dans l’Évangile de Luc. Il ne s’agit pas d’un sentiment, mais d’une décision, d’un choix que je prends pour aimer l’autre au lieu de le haïr.

Certains d’entre vous sont mariés. Vous êtes des modèles vivants de ce que ce sacrement implique.

Au cours de la cérémonie, les fiancés se disent « oui » devant Dieu, source de l’amour, et s’engagent à s’aimer fidèlement tout au long de leur vie, dans le bonheur comme dans les épreuves. C’est une décision prise pour être à côté de l’autre jusqu’à ce que la mort vous sépare. C’est de cet amour « agapè » dont parle Jésus.

Alors que le monde enseigne aux gens à « aimer ceux qui vous aiment » (Lc 6, 32) et à « faire du bien à ceux qui vous en font » (Lc 6, 33), Jésus demande à ses disciples de ne pas agir comme le font les pécheurs. Il leur donne ainsi des exigences plus élevées : ils sont appelés à être « les fils du Très-Haut » (Lc 6, 35), c’est-à-dire à ressembler au Père qui est « bon pour les ingrats et les méchants » (Lc 6, 35). La mesure de l’amour que Jésus exige de ses disciples est celle de la miséricorde. « Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36). En hébreu, le mot « rahamîm » signifie « les entrailles maternelles » et désigne l’amour infini du Père pour nous, un amour qui surpasse tout. Jésus nous révèle le visage de la miséricorde du Père.

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Dans la première lecture du premier livre de Samuel (1 Sam 26, 2.7-9.12-13.22-23), nous admirons la noblesse de David qui, sans connaître le commandement d’aimer ses ennemis proclamé par Jésus, épargne la vie à son ennemi le roi Saül, alors qu’il est entre ses mains, sans défense. Oui, l’occasion s’était présentée, mais David ne s’est pas vengé. Il préfère remettre son sort entre les mains de Dieu et se montre un artisan de paix. Ne nous est-il pas déjà arrivé de nous venger ? La vengeance peut prendre plusieurs formes : la haine, la calomnie, le mépris, l’indifférence, les rancunes et toutes les formes de violence qui empoisonnent notre vie. Saint Thomas d’Aquin dit qu’agir par vengeance va à l’encontre des paroles suivantes dans le livre du Lévitique 19, 18 : « Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune aux enfants de ton peuple » (cf. Som. Theo, IIa IIae, 25, 9).

L’amour des ennemis est probablement le défi le plus difficile de tout l’Évangile.

Pour mieux comprendre l’Évangile d’aujourd’hui, nous sommes invités à tourner notre regard vers le Christ lui-même. Tout au long de son ministère public, Jésus a été humilié, rejeté, persécuté, jugé et condamné à mort par crucifixion. Lors de sa Passion, Jésus a prié pour ses bourreaux sur la croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34). Dans cette prière, Jésus mettait ainsi en pratique l’enseignement qu’il avait donné à ses disciples : aimer et pardonner ses ennemis, se donner soi-même en sacrifice.

L’amour des ennemis est aussi l’une des caractéristiques uniques du christianisme : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 43-45). Ce que Jésus dit dans ces lignes, il l’a vécu lui-même.

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Aussi incompréhensible que cela puisse paraître, le commandement d’aimer ses ennemis est mis en pratique par de nombreux témoins, à la suite de Jésus. Un exemple frappant qui me fait penser au commandement d’aimer ses ennemis est la rencontre du Saint Pape Jean-Paul II le 27 décembre 1983 avec le Turc Mehmet Ali Agça, qui le 13 mai 1981 avait tenté de l’assassiner. Le Pape s’est rendu à la prison pour s’entretenir avec son agresseur et lui a réitéré son pardon. Ce qu’ils se sont dit, personne ne le saura jamais : « Cela restera un secret entre lui et moi », avait déclaré Jean-Paul II. Et le Pape avait ajouté : « Aujourd’hui, j’ai pu rencontrer mon agresseur et lui réitérer mon pardon, comme je l’avais aussitôt fait, dès que j’ai pu. Nous nous sommes rencontrés en hommes et en frères ».

C’est précisément cet « amour des ennemis » qui fait la spécificité des chrétiens et qui les distingue des autres personnes qui ne connaissent pas le Christ. Jésus attend de nous un amour sans limite, ici et maintenant. Nous sommes invités à adopter un regard de foi et d’amour dans nos relations familiales ou communautaires. La vengeance ne vaincra pas. La violence ne résout rien, elle te détruit et t’emprisonne. Si tu ne pardonnes pas, tu es coupé de l’amour de Dieu et des autres. En tant que chrétiens, nous sommes déjà vainqueurs en Christ.

Puissent les paroles de saint François d’Assise nous inspirer toujours :

« Seigneur, fais de moi un artisan de paix ; là où il y a la haine, que je mette l’amour ; là où il y a l’offense, que je mette le pardon. »

Que le Seigneur renouvelle en nous sa miséricorde pour que notre famille et notre communauté ne donnent pas d’autre visage que celui de l’amour sans mesure.

Crédits photos : iStock & Lawrence Lew OP